La CWLU a été créée en 1969 et a joué un rôle de premier plan dans le mouvement de libération des femmes à Chicago dans les années 1970. La CWLU a reconnu que la libération des femmes n’était possible que si elle luttait également contre le racisme et le capitalisme, et pour la libération des gays et lesbiennes.
Son auteur, Anne Koedt, pionnière féministe de New York, connue pour son article "Le mythe de l’orgasme vaginal" livre dans ce texte une analyse pertinente quant aux stratégies existentielles et politiques pour un féminisme victorieux.
[/« L’homosexualité féminine est en train de devenir un problème de plus en plus important. Certains pensent que les femmes se déféminisent rapidement en raison de leur désir manifeste d’émancipation et que cette "masculinisation psychique" des femmes américaines contribue à la frigidité ... Certains sexologues craignent que cette tendance à la déféminisation n’affecte sérieusement le bonheur sexuel des femmes modernes. Ils affirment qu’elle influencera très probablement le développement d’une façon homosexuelle de penser et de vivre pour beaucoup de personnes »
Frank S. Caprio M.D., Variations in Sexual Behavior/]
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[/« Le féminisme est la théorie ; le lesbianisme est la pratique »
Attribué à Ti-Grace Atkinson/]
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[/« Gertrude Stein, quand elle recevait ses amis, ne causait qu’avec les mâles et laissait à Alice Tokas le soin d’entretenir leurs compagnes ».
Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe/]
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[/« Pour cela, nous devons être disponibles pour nous et nous soutenir les unes les autres, donner notre engagement et notre amour »
Radicalesbien, "Femme identifiée femme"./]
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[/« J’aime ses seins et je ne comprends pas ses jambes »
Jill Johnston, "Lesbian Baiting"/]
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Les féministes ont été qualifiées de "lesbienne" bien avant qu’elles n’aient, dans les faits, envisagé son expérimentation dans leurs vies personnelles ; elle est devenue une insulte qui s’est intensifiée à mesure qu’elles ont commencé à travailler politiquement pour la libération des femmes. Leur réaction à la tentation lesbienne a été mitigée. D’un côté, il était clair que le féminisme était une menace pour les hommes et que ces derniers ripostaient avec toutes les armes verbales à leur disposition. Mais la menace d’être traitée de lesbienne a suscité de réelles craintes : lorsqu’une femme était impliquée avec un homme, elle craignait d’être considérée comme non féminine et non femme, et donc d’être rejetée. Il y avait aussi une menace plus importante, la peur d’être rejetée par les hommes en général. Car c’est par le biais de maris que les femmes obtiennent la sécurité économique et sociale, par le biais d’employeurs masculins qu’elles gagnent leur vie, et en général, par le pouvoir masculin qu’elles survivent ; encourir la colère des hommes n’est pas une mince affaire. Les femmes savaient cela bien avant de l’avoir formulé en termes féministes. Ce n’est donc pas seulement de la vanité et de l’idiosyncrasie personnelle pour les femmes de vouloir rester dans les bonnes grâces des hommes. C’est un reflet concret de la réalité.
Pour les féministes, la principale valeur éducative du penchant lesbien a été de mettre en évidence le lien très clair dans l’esprit des hommes, entre le fait d’être « non féminine » et celui d’être indépendante. Être traitée de « non féminine » est une menace relativement douce qui vous signale que vous commencez à hésiter, alors que le fait d’être traitée de lesbienne est l’alarme face au danger, le dernier avertissement que vous êtes sur le point de quitter le Territoire de la Féminité pleine et entière. Les gestes de transgression féminine peuvent prendre différentes formes. Une femme peut sembler trop autonome et trop sûre d’elle ; elle peut travailler politiquement pour les droits des femmes ; elle peut être trop intelligente pour ses collègues ; ou elle peut avoir des amies proches qui sont des femmes importantes. Souvent, des femmes ont été qualifiées de « lesbiennes » par de parfaits inconnus simplement parce qu’elles étaient assises à un café, manifestement absorbées par leur propre conversation sans être intéressées par les hommes qui les entouraient. (Curieusement, c’est précisément sur les femmes les plus ouvertement "féminines" que les hommes vont perpétrer ce genre d’abus, puisque le but est davantage de faire peur aux femmes pour les remettre « à leur place » que de mettre le doigt sur un quelconque lesbianisme réel).
La possibilité de considérer le lesbianisme comme une option personnelle est née de raisons très différentes. Pour de nombreuses féministes, il y a toujours eu un lien logique et théorique entre l’élimination des rôles sexuels et la possibilité d’aimer d’autres femmes. Pour certaines d’entre elles, ce lien est devenu réalité lorsqu’elles ont rencontré une femme qui les attirait. Pour d’autres, le lesbianisme a signifié une libération avec les relations masculines en général, une libération de la tâche de rechercher cet homme « spécial », insaisissable qui n’aurait pas été un macho. D’autres féministes considéraient une relation amoureuse avec une femme comme une chose positive, car elles estimaient que les autres femmes ne pouvaient pas encourager la passivité et la soumission dans laquelle elles s’étaient trouvées auparavant avec les hommes. Le plus important, peut-être, c’est que les femmes ont découvert qu’il y avait d’autres femmes à aimer en tant que personnes à part entière.
DÉFINITIONS
Avec l’accroissement des interactions entre les mouvements de libération des gays et des femmes, une conscience accrue du lesbianisme s’est développée parmi les féministes - et avec elle un désaccord et une confusion quant à ce que signifie exactement être lesbienne. Il est clair que cela implique plus que la simple définition du dictionnaire consistant pour des femmes à coucher avec des personnes de leur propre sexe. Certaines femmes le définissent comme signifiant avoir des relations sexuelles exclusivement avec des femmes, une définition plus rigide que celle communément utilisée. D’autres femmes gays considèrent le lesbianisme comme bien plus qu’une définition caractérisant le sexe de leur partenaire au lit ; pour elles, il s’agit d’un « engagement total dans une vie avec des femmes » et « un système intégral d’une vision du monde et d’un mode de vie ». En effet, certaines femmes gays cherchent à assimiler leur lesbianisme à un féminisme radical d’avant-garde puisque « nous avons rejeté les hommes et les rôles sexuels bien avant qu’il y ait même un mouvement de libération des femmes ». Pour les besoins de cette réflexion, la signification du mot « lesbianisme » sera limitée à sa définition la plus simple de « femmes ayant des relations sexuelles avec des femmes » afin que les différents arguments relatifs au « style de vie » qui sont parfois ajoutés à la définition de base puissent être examinés séparément.
Je pense que la première chose à faire est de définir le féminisme radical : pour moi, cela signifie un plaidoyer pour l’élimination totale des rôles sexuels. Une féministe radicale est donc une personne qui croit en cela et qui travaille politiquement à cette fin (elle ne vit pas, selon cette définition, une vie sans être touchée par les rôles sexuels ; il n’y a pas de femmes « libérées » dans ce sens). Cette position du féminisme radical repose sur le concept que la biologie n’est pas la destinée et que les rôles masculins et féminins s’apprennent - en d’autres termes, qu’ils sont des constructions politiques masculines qui servent à assurer pouvoir et statut supérieur aux hommes. Ainsi, le mâle biologique est l’oppresseur non pas en vertu de sa biologie masculine, mais en vertu de la rationalisation de sa suprématie sur la base de cette différence biologique. L’argument selon lequel « l’homme est l’ennemi » n’est donc vrai que dans la mesure où l’homme se fond dans le rôle de la suprématie masculine.
Quelle est donc la relation entre le lesbianisme et le féminisme radical ? Si l’on compare les définitions les plus minimales du lesbianisme et du féminisme, on peut conclure qu’un point majeur les accordant réside dans le fait que la biologie ne détermine pas les rôles sexuels. Donc, même en utilisant les définitions les plus minimales du lesbianisme et du féminisme, vous pouvez conclure à un accord sur le point majeur que la biologie ne détermine pas les rôles sexuels. Ainsi, puisque les rôles sont appris, il n’y a rien de fondamentalement « masculin » ou « féminin » dans le comportement.
Au-delà de ces hypothèses de base, il existe cependant des différences importantes. Le féminisme radical intègre naturellement la notion de lesbianisme - mais avec de strictes réserves (le féminisme réformiste qui n’envisage qu’un « partenariat égal avec les hommes » a clairement à l’esprit l’amélioration des relations entre hommes et femmes, et non de nouvelles possibilités de s’aimer – et de se comporter sexuellement – aussi avec des femmes).
Je pense surtout que de nombreuses féministes radicales ont regretté tout le poids supposé des implications que certaines femmes gays laissent peser sur le lesbianisme. Celles-ci ont été trop souvent présentées sous forme d’un accord global dans lequel si vous avez accepté l’idée de lesbianisme, vous devez nécessairement accepter aussi toute une position gay qui va souvent à l’encontre du féminisme radical.
Voici quelques-uns des points d’accord :
HOMOSEXUALITÉ COMME « MALSAINE » OU « SAINE »
L’accord selon lequel il n’y a rien de malsain dans le fait d’avoir des relations sexuelles avec une personne de son propre sexe ne signifie pas pour autant que tout comportement gay est sain en termes féministes. Une lesbienne agissant comme un homme ou un homosexuel agissant comme une femme n’est pas nécessairement plus malsaine que les hétérosexuels mettant en scène les mêmes rôles ; mais ce n’est pas sain. Tous les jeux de rôle sont malsains, qu’ils soient "simulés" ou "authentiques" - selon les termes de la société.
Le fait qu’il y ait eu un transfert de rôle, et qu’il soit maintenant mis en scène par le « mauvais » sexe ne change pas la nature de ce qui est joué. Un homosexuel masculin qui s’apprête avec du maquillage, fait des remarques acerbes à propos des autres femmes, s’inquiète excessivement de l’approbation de son petit ami et affiche l’insécurité et l’impuissance qui sont en général les symptômes de l’oppression des femmes est donc aussi loin d’être la personne à part entière qu’il pourrait être que la femme jouant ce même rôle. Le fait est qu’ils sont, en un sens, tous deux travestis.
D’un autre côté, deux lesbiennes qui ont choisi de ne pas tomber dans le simulacre des rôles, mais qui explorent plutôt l’aspect positif du comportement à la fois « masculin » et « féminin » au-delà des rôles - formant quelque chose de nouveau et d’égalitaire dans le processus - seraient probablement, de mon point de vue, beaucoup plus sain.
L’HOMOSEXUALITÉ COMME AVANT-GARDE FÉMINISTE RADICALE
Une des positions tenues par certaines lesbiennes est l’idée que les lesbiennes sont à l’avant-garde du mouvement des femmes parce qu’elles ont rompu avec les rôles sexuels avant même qu’il y ait un mouvement féministe [1], et qu’elles n’ont absolument aucun besoin des hommes [2]. (D’une certaine manière, elles sont la révolution.) Ci-après, un exemple exprime cette position :
**Ressentez la vraie lueur qui vient de « Notre » sororité, nous pouvons vous toucher un mot concernant le fait d’être tendre et douce, car nous ne nous sommes jamais senties en compétition. Souvenez-vous que NOUS, bien avant VOUS, avons éprouvé le mécontentement à l’encontre la société masculine et NOUS bien avant VOUS, avons connu et apprécié le plein potentiel de tout ce qui est féminin. C’est NOUS qui vous accueillons, sœurs aveugles et opprimées, nous luttons depuis longtemps contre la suprématie masculine. Rejoignez-nous ! Nous ne sommes pas intimidées par les différences relationnelles, car nous ne nous sommes jamais senties compromises par la société.
Plusieurs points semblent être ignorés par ce genre d’argument. Tout d’abord, il existe une confusion entre une solution personnelle et une solution politique. Les rôles sexuels et la suprématie masculine ne disparaitront pas simplement du fait que les femmes deviennent lesbiennes. Il faudra beaucoup de muscles politiques sophistiqués et d’énergie collective pour que les femmes éliminent le sexisme. Ainsi, au mieux, une relation lesbienne peut donner à une femme plus de bonheur et de liberté dans sa vie privée (en supposant que les deux femmes ne se fondent pas dans des rôles). Mais une féministe radicale n’est pas seulement une personne qui essaie de vivre une vie bonne débarrassée du sexisme à la maison ; c’est une personne qui travaille politiquement dans la société à détruire les fondements du sexisme.
Une autre affirmation sous-tendue par l’argument des « lesbiennes comme avant-garde féministes » est que, ayant rejeté un aspect du sexisme, à savoir l’hétérosexualité exclusive, elles seraient en conséquence des féministes radicales. Toute femme qui défie son rôle - que ce soit en refusant d’être mère, en voulant être biochimiste ou simplement en refusant de satisfaire l’ego d’un homme - défie le système des rôles sexuels. C’est un acte de rébellion. Dans le cas du lesbianisme, l’acte de rébellion a souvent valu à la femme un grave ostracisme social. Cependant, il ne devient radical que s’il vient se placer dans le contexte d’une volonté de détruire le système dans son ensemble, c’est-à-dire de détruire le système des rôles sexuels au lieu de simplement rejeter les hommes. En effet, il peut y avoir également du réformisme dans le lesbianisme ; quand une lesbienne dit : « je n’ai rien contre les hommes ; je ne veux simplement pas être mêlée à eux », elle décrit en réalité un accommodement au système sexiste, même si elle a accompli le geste de rébellion consistant en la violation du système par le fait d’être lesbienne. C’est également dans ce contexte qu’une déclaration comme « le féminisme est la théorie, le lesbianisme est la pratique » est erronée. Car non seulement le sexe de la personne aimée par une femme est une information insuffisante pour supposer un féminisme radical, mais il y a aussi la fausse évidence qui voudrait que ne pas avoir d’hommes dans votre vie personnelle signifie que votre vie se dédie à la lutte pour un changement féministe radical.
L’idée que les lesbiennes n’ont absolument aucun besoin des hommes doit également être clarifiée. Tout d’abord, puisque nous sommes toutes des femmes vivant dans une société masculine, nous dépendons en fait régulièrement des hommes pour de nombreuses choses cruciales, même si nous choisissons de ne pas avoir d’hommes dans nos relations personnelles. C’est pour cette raison qu’une femme seule ne pourra pas être pleinement libérée tant que toutes les femmes ne le seront pas. Cependant, si l’on considère que cette affirmation signifie que nous n’avons pas besoin des hommes dans nos relations intimes (ce qui peut être un accomplissement important pour les femmes, car il faut évidemment vouloir la personne, pas l’homme), il faut quand même se poser la question suivante : le rôle masculin a-t-il été abandonné ? Là encore, le point crucial n’est pas le sexe de votre partenaire au lit, mais le rôle sexuel dans ce même lit de votre partenaire.
LE MOUVEMENT GAY EN TANT QUE MOUVEMENT DES DROITS CIVIQUES
Le mouvement gay organisé cherche à protéger la liberté de chaque homosexuel, peu importe de quelle spécificité homosexuelle il s’agit. Cela signifie la protection du travesti, de la queen, de la lesbienne « butch », du couple qui réclame un acte de mariage, ou de l’homosexuel qui préfère ne pas se fondre dans un rôle particulier. Ils sont tous unis sur une chose : le droit d’avoir des relations sexuelles avec une personne de son propre sexe (c’est-à-dire la « liberté de préférence sexuelle »).
Comme le montre clairement le large éventail des comportements homosexuels, tous les modes ne reflètent pas nécessairement une aversion pour les rôles sexuels en tant que tels. Le choix n’a pas nécessairement non plus été fait délibérément. Le garçon qui a grandi, spécialement comme une fille, ou la fille qui d’une certaine manière s’est davantage socialisée à travers un rôle masculin, n’ont pas choisi dans leurs enfances d’inverser les rôles sexuels. Chacun était enfermé dans un rôle à jouer (comme nous tous) et devait en tirer le meilleur parti dans une société qui méprisait ce genre de situation. Merle Miller, dans un article du New York Times (17 janvier 1971), dans lequel il fit « coming out » en tant qu’homosexuel, a déclaré : « Gay is good, gay is proud. Eh bien, oui, je suppose. Si on m’avait donné le choix (mais qui l’a ?), j’aurais préféré être hétéro ». Il ne voulait pas dire que l’homosexualité est une maladie, mais plutôt qu’il n’a pas choisi son homosexualité. Et par ailleurs, s’il avait été dressé de manière hétérosexuelle, la société aurait été beaucoup plus facile pour lui. Ce qui est un sentiment très compréhensible compte tenu de la cruauté et de la discrimination pratiquées à l’encontre des homosexuels. Dans de tels cas, la bravoure et la rébellion se trouvent plutôt dans la capacité à mettre en scène son homosexualité en dépit des abus sociaux.
En écrivant pour changer les lois oppressives, en élisant des fonctionnaires qui travailleront à ces fins et en changeant les attitudes sociales discriminatoires envers les homosexuels, le mouvement gay s’adresse à lui-même pour ses droits civiques. J’ai le sentiment que la question de la libération des homosexuels est en fait une question de droits civiques (par opposition à la question radicale) parce qu’elle est construite autour de la question secondaire de la « liberté de préférence sexuelle ». Alors qu’en fait, la véritable racine de l’anti-homosexualité est le sexisme. C’est-à-dire que toute personne homosexuelle radicale devrait être féministe. Retracer les racines de l’oppression des homosexuels jusqu’au sexisme est également exprimé dans le texte "Woman Identified Woman" des Radicalesbiennes :
**« Il doit d’abord être compris que le lesbianisme est, tout comme l’homosexualité masculine, une catégorie de comportements possible uniquement dans une société sexiste caractérisée par des rôles sexuels rigides et dominée par la suprématie mâle (...) Dans une société dans laquelle les hommes n’oppresseraient pas les femmes, et dans laquelle l’expression sexuelle serait autorisée à s’accorder aux sentiments, les catégories d’homosexualité et d’hétérosexualité disparaitraient. »
BISEXUALITÉ
Certaines lesbiennes considèrent que la bisexualité est une échappatoire. Cette position est généralement défendue en des termes tels que « jusqu’à ce que tous les hétérosexuels deviennent gays, nous allons rester homosexuelles » ou « le lesbianisme est plus qu’entretenir des rapports sexuels avec des femmes ; c’est tout un style de vie et un engagement envers les femmes. La bisexualité est un signe marquant le fait de ne pas pouvoir quitter les hommes et être libre. Nous sommes des femmes (et non des hommes) identifiées comme telles ».
La première position mentionnée est un argument apparemment tactique (bien qu’il ait également été utilisé par certains, je pense, pour rejeter complètement la discussion sur la bisexualité en la repoussant gentiment plus loin dans le millénaire), et plaide en faveur d’une identité politique basée sur les éléments les plus discriminés - même si vous croyez vraiment en la bisexualité.
Prendre cet argument au pied de la lettre (et je ne le fais pas complètement) est à mon avis une chose dangereuse à défendre politiquement. En effet, en encourageant l’homosexualité exclusive, ils soutiennent politiquement l’idée que le sexe de votre partenaire est important. Si je reconnais la nécessité absolue pour le mouvement gay de se concentrer sur la liberté des personnes de coucher avec des personnes de leur propre sexe (puisque c’est là que la discrimination existe), il doit en même temps toujours être renvoyé à sa perspective plus large et radicale : qu’il est oppressant que cette même question soit posée. À dire vrai, si la « liberté de préférence sexuelle » est le problème, la solution doit évidemment être une bisexualité où cette question devient hors sujet.
Je pense en fait que la raison pour laquelle la bisexualité a été considérée comme une notion si impopulaire par la plupart des gays ne se trouve pas en premier lieu dans les arguments qui viennent d’être évoqués, mais plutôt dans l’adhésion des gays à une sorte de féroce contre-définition homosexuelle qui s’est développée. C’est-à-dire qu’une contre-identité - un « style de vie » et une « vision du monde » - a été créée autour de leur homosexualité. Cette identité est parfois si forte que le simple fait de préconiser ou de prédire la bisexualité est considéré comme un « génocide ». En voilà un exemple : En réponse à une déclaration de Dotson Rader selon laquelle « la bisexualité est de plus en plus acceptée comme la norme, la position de l’homosexuel en tant qu’homosexuel va s’estomper », s’est exprimé un homosexuel considérant que « l’homosexuel, comme le juif, se voit offrir le choix entre l’intégration ou la chambre à gaz [3] ».
Ce n’est pas avec la contre-culture gay actuelle que je veux me quereller ; je pense que c’est une réaction très compréhensible à une exclusion intolérable des homosexuels de la société. Se voir refuser des avantages communs et une sociabilité avec les gens, être dépouillé de son identité par une société qui vous reconnaît comme valable uniquement si votre rôle et votre biologie sont « correctement » mis en valeur doit aboutir à une nouvelle résolution de l’identité. Puisque les homosexuels ont été rejetés sur la base de leur homosexualité, il n’est pas surprenant que l’homosexualité soit devenue le noyau de la nouvelle identité.
Le désaccord avec le féminisme vient dans une tentative de construire une position politique révolutionnaire en dehors de cette configuration. La plainte souvent entendue des féministes selon laquelle « nous nous trouvons définies une fois de plus par ceux avec qui nous couchons » est correcte, je pense. La leçon à tirer d’une analyse féministe des rôles sexuels est qu’il n’y a pas de comportement inné biologique au-delà, comme l’a fait remarquer Wilma Scott Heide, des rôles de donneur de sperme et de nourrice [4]. Une femme a été historiquement définie, sur la base de la biologie, comme incomplète sans un homme à ses côtés. Les féministes ont rejeté cette notion, et doivent également rejeter toute nouvelle définition qui offre à une femme son identité en vertu du fait qu’elle peut aimer ou coucher avec d’autres femmes.
C’est aussi pour cette raison que je suis en désaccord avec le concept des Radicalesbian de la « femme identifiée femme ». Car nous ne devons pas être « identifiées » en fonction de la personne avec laquelle nous avons des relations. Il y a ici une confusion dans les termes ; elle semble confondre la femme biologique avec la femme politique. Je pense que la définition féministe souvent utilisée de « femme identifiée », comme signifiant s’être identifiée au rôle féminin dans la société est plus utile ; elle fait référence à un phénomène politique spécifique d’intériorisation. Pour ce qui est de trouver un terme, celui qui décrit la solidarité ou la sororité des femmes sur la base de notre oppression commune, est le terme de féminisme. Au-delà de cela, ce qui reste est la femme biologique - un être autonome qui gagne son identité en vertu de ses propres réalisations et caractéristiques, et non en vertu de la personne avec qui elle entretient une relation amoureuse.
Une fois que nous avons commencé à parler des personnes comme des personnes (un mot qui ne demande pas le sexe d’un individu), même le mot « bisexualité » peut éventuellement être écarté, puisque son utilisation est toujours implicitement accompagnée d’un désir de vous informer qu’il s’agit des deux sexes. Peut-être reviendrons-nous enfin à un mot plus simple comme « sexualité », où l’information pertinente est simplement « sexe entre personnes ».
SI VOUS NE COUCHEZ PAS AVEC DES FEMMES……….
Si vous êtes une féministe qui ne couche pas avec une femme, vous risquez d’entendre l’une des accusations suivantes : « vous m’opprimez si vous ne couchez pas avec des femmes » ; « vous n’êtes pas une féministe radicale si vous ne couchez pas avec des femmes » ; ou « vous n’aimez pas les femmes si vous ne couchez pas avec elles ». J’ai même vu l’argument d’une femme sur un aspect totalement différent du féminisme être rejeté par certaines lesbiennes parce qu’elle n’avait pas de relations sexuelles avec des femmes. Si on laisse de côté une minute les motifs de telles accusations, il se passe quelque chose de scandaleux ici, strictement en termes de pression sur les femmes concernant leur vie personnelle.
Cette perversion de l’argument « le personnel est le politique », il faut le noter, n’a pas été inventée par les femmes homosexuelles qui l’utilisent peut-être aujourd’hui ; le mouvement féministe a connu des vagues sporadiques d’attaques personnelles contre les femmes - toujours sous le couvert du radicalisme (et généralement par une très petite minorité de femmes). J’ai vu des femmes se faire dire qu’on ne pouvait pas leur faire confiance en tant que féministes parce qu’elles portaient des minijupes, parce qu’elles étaient mariées (dans un groupe, des quotas ont été fixés de peur que la qualité des groupes ne soit abaissée par des "femmes non libérées"), ou parce qu’elles voulaient avoir des enfants. Ce rejet des femmes qui ne vivent pas la « vie libérée » en est maintenant venu, comme on pouvait s’y attendre, à inclure un rejet fondé sur la vie sexuelle « non libérée ».
Le génie original de l’expression « le personnel est politique » est d’avoir ouvert le domaine de la vie privée des femmes à l’analyse politique. Avant cela, l’isolement des femmes les unes par rapport aux autres avait été accompli en qualifiant l’expérience d’une femme de « personnelle ». Les femmes ont ainsi été empêchées de voir leur condition commune de femmes et leur oppression commune par les hommes.
Cependant, l’ouverture de l’expérience des femmes à l’analyse politique a également entraîné un mauvais usage de cette expression. S’il est vrai qu’il y a des implications politiques dans tout ce que vit une femme en tant que femme, il n’est par contre pas vrai que la vie d’une femme est la propriété politique du mouvement des femmes. Et il me semble que c’est faire preuve d’un manque de respect pour une autre femme de présumer que c’est la prérogative de tout groupe (individuel) de porter un jugement révolutionnaire sur le progrès de sa vie.
Il y a un autre point : même la féministe la plus radicale n’est pas une femme libérée. Nous sommes toutes en train de sortir de la féminité dans le sens d’une nouvelle définition de notre identité. Seule une femme peut décider elle-même de ce que sera sa prochaine étape. Je ne pense pas que les femmes ont une quelconque obligation politique, envers le mouvement, de changer ; elles ne devraient le faire uniquement que si elles le voient dans leur propre intérêt. Si le mouvement des femmes croit que le féminisme est dans l’intérêt des femmes, alors la tâche à accomplir est de le faire comprendre par le partage des idées, des analyses et des expériences. Autrement dit, le féminisme est une offre et non une directive, et on n’entre donc dans la vie privée d’une femme que sur son invitation. Ainsi, une déclaration telle que « vous n’aimez pas les femmes si vous ne couchez pas avec elles » doit avant tout être rejetée au motif qu’elle confond le droit de discuter du féminisme avec le droit de discuter, sans y être invité, de la vie privée d’une femme et de porter des jugements politiques à son sujet.
Cependant, si l’on considère la question présentée dans l’accusation ci-dessus (en dehors du contexte personnel - la culpabilisation est une tactique qui vise moins à informer qu’à contrôler les autres), il y a plusieurs points à considérer. Un élément de vérité est que certaines femmes sont incapables d’avoir des relations sexuelles avec d’autres femmes en raison d’une forte haine d’elle-même en tant que femme (et donc de toutes les femmes). Mais il peut aussi y avoir de nombreuses autres raisons. Une femme peut ne pas être intéressée par le fait de coucher avec quelqu’un - une liberté qui est encore moins souvent accordée aux femmes que le droit de coucher avec d’autres femmes. Elle peut ne pas avoir rencontré une femme qui l’attire. Ou elle peut avoir une relation avec un homme qu’elle aime en tant que personne, sans que cela soit nécessairement un rejet des femmes... Il convient également de noter que les femmes qui souffrent d’une forte haine de soi ne sont pas nécessairement dans l’impossibilité d’avoir des relations sexuelles avec des femmes. Elles peuvent au contraire penser que prendre le rôle de l’homme dans une relation lesbienne les éloignera symboliquement de leur rôle féminin. Une telle femme peut alors devenir de celle qui a des « couilles » pour éviter d’être une femme.
Dans l’ensemble, comme on l’a déjà dit plus tôt, il n’y a pas de magie qui rende le lesbianisme positif pour des motifs féministes élevés. C’est plutôt ce que les femmes apportent à leurs relations en termes d’abandon des rôles sexuels qui, je pense, déterminera son altitude finale quant à la possibilité d’aimer réellement d’autres femmes.
CONCLUSION
L’homosexualité, avec son mépris évident pour les « règles » de la biologie, remet en cause une pierre angulaire de l’idéologie sexiste et rend par conséquent la plupart des hommes nerveux. À l’heure actuelle, la peur de l’homosexualité féminine est moins forte que celle de l’homosexualité masculine, peut-être parce que les hommes se sentent encore sûrs que des exemples lesbiens isolés ne détourneront pas la plupart des femmes de leurs rôles féminins prescrits, et peut-être aussi parce que le lesbianisme est fréquemment perçu par les hommes comme quelque chose d’érotique (il semble, hélas, que nous puissions encore rester des objets sexuels aux yeux des hommes même lorsque nous faisons l’amour).
Avec l’homosexualité masculine, cependant, les hommes (et donc la société masculine) sont plus personnellement menacés. L’ironie de la suprématie masculine réside dans le fait qu’il s’agit d’un système rationalisé sur la base de la biologie, mais actualisé par la socialisation. Les déviants qui ont été socialisés différemment par inadvertance, ou qui ont choisi délibérément d’être différemment, sont donc une menace pour attribuer l’origine de la destinée à la biologie. Ainsi, le fait qu’un autre homme rompe son rang menace le statut de suprématie de tous les hommes. De même, pour un homme, quitter le groupe « supérieur », c’est descendre - c’est-à-dire devenir « inférieur » ou « féminin ». Les homosexuels masculins peuvent souvent évoquer les craintes inexprimées de nombreux hommes de ne pas être assez puissants et « virils » pour accomplir leur destinée de domination, et l’homosexuel masculin devient ainsi le symbole de l’échec total de l’homme. D’autres hommes encore font preuve d’une solide camaraderie (à la Mailer) dans laquelle « se faire baiser » par un compagnon masculin signifie évidemment qu’il faut jouer à la femme et qu’une bonne camaraderie ne permettrait pas à un autre homme de se dégrader ainsi.
Comprendre la peur des hommes face à l’homosexualité, c’est avant tout comprendre la peur des hommes de perdre leur place de pouvoir dans la société avec les femmes. Et pour détenir ce pouvoir, les hommes doivent préserver à la fois « l’absolu » de leurs idéologies et l’unité de groupe de leurs membres.
Il faut garder à l’esprit que si l’homosexualité contient une menace implicite pour l’idéologie sexiste, elle ne représente, au mieux, qu’une petite partie de la lutte pour abattre le système des rôles sexuels. (En effet, si le mouvement homosexuel devait être considéré comme une simple revendication du droit de procéder à des transferts de rôles au sein de la société par exemple, il irait alors à l’encontre du féminisme en soutenant une version réformée du système des rôles sexuels).
Ainsi, ce n’est que dans les interprétations les plus radicales que le lesbianisme devient une partie organique de la lutte féministe. Dans ce contexte, il rejoint la multitude d’autres rébellions que les femmes mènent contre le rôle qui leur est prescrit - que ce soit dans le travail, dans le droit - ou dans les relations personnelles. Comme toutes ces rébellions, elles ne sont que des accommodements personnels pour vivre dans une société sexiste, à moins qu’elles ne soient comprises politiquement et combattues collectivement. La vérité politique plus large reste que nous sommes des femmes vivant dans une société masculine où les hommes ont le pouvoir et nous non ; que notre « rôle féminin » n’est qu’une création qui n’est rien d’autre qu’un expédient politique masculin pour maintenir ce pouvoir, et que tant que le mouvement des femmes ne modifiera pas ces faits politiques anciens, nous ne pourrons pas parler de liberté collective ou individuelle.
Anne Koedt
Traduit de l’américain par Tati-Gabrielle
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