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Voyage dans la dissidence sexuelle

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Face au féminisme carcéral - Entretien avec Françoise Vergès

Le 6 novembre paraît aux Éditions La Fabrique, Une théorie féministe de la violence de l’autrice féministe et décoloniale Françoise Verges. C’est un livre important et courageux, qui soulève des questions difficiles et met à jour des structures de domination invisibilisées. À cette occasion, nous l’avons rencontrée.

Entretien

Votre bouquin est une réponse au féminisme carcéral et paternaliste.

Françoise Vergès : La question de l’incarcération, du carcéral comme réponse à des violences sexuées et sexuelles, est effectivement la question qui a été à l’origine de ce livre. Quel a été le rôle d’un certain féminisme dans l’extension de politiques de répression étatique, impérialiste et néo-libérale ? Quel rôle a eu ce féminisme dans l’augmentation des peines de prison ? J’ai observé et connu dans ma vie extrêmement d’injustices, et cela me révolte, mais l’idée d’envoyer les gens en prison ne me semble pas la réponse. J’ai été dans des prisons, pour visiter mon père par exemple, j’ai moi-même été un très court moment en prison, j’ai beaucoup lu sur la question, je vois qui est puni, j’ai assisté quand j’étais adolescente et lors de ma recherche doctorale et à des procès pénaux à la Réunion. Dans ces procès, voir ces hommes (la majorité des inculpés) souvent créolophones, de classes pauvres, dans cette espèce de théâtre où les juges et les procureurs étaient blancs et parlaient français, tout cela m’a semblé d’une très grande violence. J’ai tenu compte du lien entre prison et esclavage, entre prison et racisme, entre prison et sexisme, les prisons de femmes étant très souvent négligées dans les études en France sauf celles, passionnantes, de Gwenola Ricordeau, où sont enfermées des femmes Rroms, racisées, trans, de très jeunes femmes, le plus souvent pour des infractions mineures. La prison n’est pas une question abstraite pour moi, elle fait partie de la répression d’État, il ne s’agit pas seulement de l’institution en elle-même comme quelque chose d’abstrait, c’est une structure très concrète, avec des êtres humains qui sont mis dans des conditions insupportables de vie. Cet enfermement est naturalisé et normalisé derrière l’injonction à punir, car c’est ainsi que la paix régnerait.
Je pose la question d’une vie paisible, de ce que peut être la paix, celle que réclament les mères du collectif des jeunes du Mantois dans un de leurs appels. Sur quoi, et sur qui, repose cette idée de paix et de paisible ? Le féminisme bourgeois a entièrement confié la protection et la paix à l’État : davantage de police, davantage de surveillance, davantage de bracelets. Quand on cite l’Espagne à propos du bracelet électronique sur les hommes qui a fait diminuer la violence, on se dit que c’est plutôt une bonne chose. Mais je me pose la question : est-ce que vraiment la multiplication des techniques de contrôle et surveillance, afin de construire une vie paisible, est la bonne solution ? Et qui sont les destinataires de cette vie paisible sinon la bourgeoisie blanche, celles et ceux qui peuvent vivre en enclaves ? L’écart entre la multiplication des lois de protection, au nom de la protection des femmes et des enfants, au moment même où des mesures politiques précarisent et vulnérabilisent de plus en plus de vie ne peut être ignoré ! C’est une violence qui est masquée par le discours de lutte contre la violence faite aux femmes.

Vous montrez néanmoins que ce débat-là était présent dans le mouvement féministe dans le passé. Qu’il y a eu des réflexions et des luttes, en rapport à la prison, ou même aux refus du recours aux droits. Vous évoquez par exemple les féministes italiennes des années 1970...

Françoise Vergès : En Italie, un féminisme très politisé, très au fait du fascisme, de l’état policier a été très sensible à cette question. En France, on a vite oublié les liens entre police et racisme, entre police et colonial, république et colonial avant que des travaux comme ceux de Mathieu Rigouste les rappellent. Il y a eu des féministes, en France, qui se sont posées ces questions. Pour certaines, il fallait que les violences soient sévèrement punies, d’autres voyaient les dangers mais le débat se posait soit en termes binaires (contre/pour la prison) soit en termes de « priorité » (ça suffit de secondariser les problèmes des femmes au nom de l’antiracisme ou de questions de classe). Les questions soulevées (violence/race/classe/genres/sexualités/police/état) n’ont pas été résolues et ça n’est toujours pas résolu. Mais le débat qui au moins existait s’est effacé au moment où émergent en force le néo-libéralisme et un féminisme que j’ai appelé civilisationnel qui rendent hégémonique un discours où les droits des femmes sont mis au service de l’État impérialiste. Aujourd’hui, ce féminisme s’exprime dans les médias, des livres, à la télévision, dans les ministères ou secrétariats des droits des femmes. Alors, on va me dire que je ne distingue pas assez des courants dans ce féminisme, que des féministes ont soutenu la décolonisation, les femmes noires, etc., mais ce que je dis et répète, c’est qu’il ne s’agit pas de soutenir mais de se poser la question dont le féminisme européen, et là je dis le, n’a pas accepté le processus de sa propre décolonisation, et d’analyser, à l’instar d’autres théories (en philosophie, ethnologie, histoire, anthropologie, psychologie) la manière dont le racisme s’est insinué dans ses discours et pratiques. Heureusement que de plus en plus de jeunes femmes s’y mettent (afro-féminisme, féminisme musulman, islamique, queer, indigène…)

Ce discours sur la protection des femmes, vous le faites émerger à partir des années 1980, à travers notamment la question de la protection des prostituées.

Françoise Vergès : La lutte contre la prostitution a été absolument fondamentale dans cette évolution vers la punition et le carcéral. Montrer les travailleuses et les travailleurs du sexe comme étant essentiellement des victimes, criminaliser la prostitution, mettre seulement en avant les trafics, et détruire toute voie alternative par un chantage sur le soutien au trafic. Dès que l’on se demande pourquoi le trafic, comment ça se passe, qu’elles en sont les causes, qu’est-ce qui est gagné là-dedans, on est suspecté de vouloir le maintenir. Il ne faut surtout pas aller aux causes, aux structures. Je me souviens, il y a de nombreuses années, j’ai été invitée à Hawaï à une grande conférence sur le travail du sexe en Asie. Les représentants du président, Bush Jr., qui était pour la criminalisation du travail du sexe, présentaient les hommes noirs et racisés comme étant la source du trafic, des criminels trafiquant des femmes racisées et menaçant dès lors toutes les femmes, le gouvernement nord-américain s’engageait à mettre de grosses sommes d’argent pour l’abolition de la prostitution grâce à une criminalisation accrue, le discours de « guerre » était de mise. Des femmes qui venaient d’Indonésie, de Thaïlande, du Vietnam, ont démontré les liens entre l’installation de bases militaires (guerre froide, guerre contre le Vietnam) et celle de centres de travail du sexe. L’installation d’une base militaire en Indonésie, par exemple, entraînait un bouleversement social et économique. Elles montraient que les ateliers que des fondations américaines pour l’abolition avaient créés pour « sortir » les travailleuses du sexe de leur « dégradation », en leur offrant d’apprendre la broderie ou la couture étaient inutiles, insultants, paternalistes, racistes et sexistes. Pour ces fondations, ces femmes n’avaient aucune « agency », elles n’étaient que des victimes en attente du white savior. Or, en brodant, elles gagnaient en une semaine le dixième de ce qu’elles pouvaient gagner en un jour en tant que travailleuses du sexe, donc le choix était vite fait. Toutes ces abstractions, toute cette philanthropie, qui reposent sur des principes moraux, paternalistes et coloniaux étaient mises à jour. Ces militantes de Thaïlande et d’Indonésie démontraient comment l’armée US était au cœur de cette mise en place d’un trafic.

La guerre est quelque chose de très important dans votre livre. Elle vous permet d’ouvrir des questions assez peu présentes dans le débat en France comme, par exemple, les pratiques de viol sur les hommes...

Françoise Vergès : La guerre a toujours été faite de pillages, de viols, de massacres et de tortures. Pendant la guerre d’Algérie, par exemple, le viol des femmes algériennes était systématique, pas seulement pendant la bataille d’Alger comme on le pense souvent. Le dernier livre de Raphaëlle Branche, Papa qu’as-tu fait en Algérie montre que les appelés ont violés, et s’ils n’ont pas violé ils ont assisté à des viols. Les Égorgeurs de Benoist Rey dit clairement que les officiers autorisaient ces pratiques. Donc le viol comme forme de domination et comme marque de domination sur le corps des femmes en lutte est très clair. Mais ce qui m’a aussi intéressée, à cause du viol du jeune Théo Luhaka, c’est le viol des hommes dans la pratique de la violence systémique et structurelle. Des rapports de la CIA, donc pas des « gauchistes », parlent du viol massif des hommes, en Irak, à Guantanamo et des ONG du viol des hommes Rohingya par l’armée birmane et des viols sur des hommes algériens ont eu lieu. Mais les personnes qui les ont étudiés disent à quel point ce viol est beaucoup plus indicible. Et cette indicibilité je voulais justement l’interroger. Je voulais questionner le silence autour de ces pratiques, comme si parler du viol des hommes diminuerait la gravité du viol des femmes. Non. Il y a une fabrication de corps « troués », masculin ou féminin, dont tous les trous sont à violer. Évidemment le viol des femmes reste le plus massif, le plus répandu, mais il faut élargir la question. Il y a toujours eu des viols d’hommes, pendant l’esclavage, pendant la colonisation, et il faut en parler aujourd’hui. Il faut voir comment se met en pratique ce viol comme marque de domination absolue sur un corps. Et le fait de sortir d’une certaine idée de la masculinité, qui fait que les hommes ne peuvent pas en parler, qu’ils ont honte d’en parler.

Une autre originalité de votre ouvrage est d’aborder aussi la question du droit à l’enfance...

Françoise Vergès : Ce qui m’a frappé, je le disais déjà pour les femmes, c’est la multiplication des lois de protection des enfants. Au même moment pourtant, il y a des tas d’enfants qui n’ont pas le droit à la protection, qui sont criminalisés, qui sont jugés comme des adultes. Les jeunes filles et les jeunes garçons Rroms sont jugés comme des adultes en France, les enfants palestiniens ne sont pas du tout considérés comme des enfants. Donc : qui a le droit à l’enfance, et qui n’y a pas le droit ? La protection n’est pas universelle, certains y ont droit et d’autres non. Cette division existe et s’aggrave, même dans l’enfance, au moment de la multiplication des lois de protection. On s’intéresse beaucoup par exemple à la psychologie des enfants aujourd’hui, mais il y a des tas d’enfants auxquels on ne s’intéresse pas et qui grandissent sans accès à de l’eau potable, à un air pur, qui ne mangent pas suffisamment. Le monde médical nous dit que ces manques entravent le développement psychique et physique, ces enfants sont donc condamné.e.s à une vie beaucoup moins bonne que celle des enfants occidentaux ou de la bourgeoisie. On ne cesse de dire que les enfants c’est l’avenir du monde, mais il y a des petits enfants qui peuvent crever. On a bien vu au Brésil par exemple que c’était les enfants des classes pauvres qui ont été touchés par le virus Zika. Il y a une longue histoire de cet interdit à l’enfance, d’enfants dont la mort prématurée est fabriquée par le capitalisme racial, rappelons-nous l’empoisonnement au mercure dans les années 1950 à Minamata au Japon, où les enfants naissaient avec des leucémies et des déformations. Ces violences incroyables et ces discours de protection séparent de plus en plus ceux qui ont le droit à l’enfance et les autres.

En questionnant le recours féministe à la protection de l’État, vous critiquez également le développement du safe. Vous racontez notamment un voyage dans une université américaine...

Françoise Vergès : J’étais invitée dans une université prestigieuse, pour animer un séminaire. Je suis arrivée dix jours avant le début, et je recevais des mails avec écrit : « Warning ! Warning ! ». Ces mails me prévenaient que je ne pourrais pas enseigner ni entrer dans les classes si je ne remplissais pas un questionnaire sur la question du harcèlement. Tout le monde doit le faire. On vous présente des cas et on vous pose des questions pour voir si vous connaissez les lois. Par exemple : « Mary est dans le parking, John lui met la main aux fesses, que doit faire Mary ? a) elle lui met une claque, b) elle crie, c) elle appelle l’officier de sécurité. » Je résume mais c’était à peu près ça. J’ai rapidement compris que la réponse était toujours le recours à la loi. Pour être tout à fait correcte, l’administration avait inclus des cas où c’était un homme cis ou gay qui était harcelé, mais ce que j’ai vite compris c’était que la réponse répressive était celle qu’il fallait donner, certainement pas celle de l’autodéfense que d’ailleurs des jeunes femmes avaient organisée sur le campus. Mais ce qui était frappant, c’était cette construction en enclave de paix et de protection avec police, surveillance et lois. Et j’avais des doctorant.e.s racisé.e.s et noires, des USA, du Moyen-Orient, ou d’Amérique centrale, qui ne se sentaient pas du tout protégé.e.s, qui me parlaient du racisme, de la pression raciale et genrée qui ne s’expriment pas nécessairement par une main aux fesses, mais qui construisaient un environnement hostile. Encore une fois, c’était cette démarcation entre l’espace qui a droit à une protection (selon certaines normes et conditions) et les espaces de non-protection qui était mise en lumière, à la fois à l’intérieur du campus et entre le campus et son environnement. On pouvait marcher dans ce campus à quatre heures du matin en mini jupe mais juste à l’extérieur c’était le monde américain raciste, violent, brutal, avec toute l’accumulation de mesures prises par des gouvernements successifs qui ont accentué la vulnérabilité, la précarité, et la pauvreté. Cette construction du monde en enclaves de protection, safe, propre, avec des jardins et des oiseaux, repose sur la construction d’un monde abandonnée par le capitalisme et l’état, un espace où la violence de la police s’exerce impunément.

Dans ce sens vous mettez en avant l’idée que le confort des sociétés dans lesquelles nous vivons se fait sur le travail des femmes racisées.

Françoise Vergès : Le travail de nettoyage évidemment, le travail sexuel, le travail de soin, tout ce sur quoi repose la bonne vie des bourgeoisies, qu’il s’agisse des bourgeoisies blanches du nord ou des sous-bourgeoisies du sud. C’est un confort qui est fondé sur l’exploitation. La manière dont la bonne vie a été organisée repose sur l’exploitation et la dépossession. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut supprimer la bonne vie, mais l’étendre : elle doit être pour toutes !
La violence qui ravage le reste du monde, l’Europe cherche à la contenir à ses frontières en multipliant les murs, les barbelés. Pourquoi les gens veulent-ils venir ici ? Parce que le nord, l’Occident, n’a pas arrêté de ravager leur monde. Aujourd’hui, au vu des dangers climatiques provoqués par les siècles de colonisation et le capitalisme racial, il faudrait encore plus préserver l’endroit un peu plus safe, pour sa famille et pour soi. Toujours au détriment de milliards d’autres. Cet égoïsme du Nord, non pas au sens moral du terme, mais au sens politique, cette avidité, cette avarice se fait sur le dos de l’exploitation et de la vulnérabilisation de milliards d’autres personnes.

Pour reprendre le contexte français, vous parlez par exemple des femmes de chambre en France qui mènent une lutte exemplaire.

Françoise Vergès : Oui, c’est une lutte qui a fait sortir la question du ménage de la question du travail ménager dans les couples, ce discours sur le mari qui ne fait pas la lessive ou ne fait que descendre les poubelles. Les mecs doivent en faire un peu plus c’est certain, mais le fait est que le travail ménager n’est pas uniquement le travail à l’intérieur de la maison. La société repose sur la nécessité de ce travail dit domestique, sur ce travail de nettoyage. Nettoyer toute la merde, si je puis dire, produite par l’économie bourgeoise, néo-libérale blanche.

Parler de cela, c’est aussi une manière de refuser ce féminisme respectable, que l’État désire comme interlocuteur. Vous refusez d’ailleurs le recours à l’État...

Françoise Vergès : Un féminisme respectable, poli, souriant, qui sait où est sa place comme on dit. Je ne suis pas contre tout recours à l’État, mais c’est nous qui décidons ce que l’État doit faire.
Il faut tout lui imposer ! Or, le féminisme bourgeois, civilisateur, dont je parle, s’en remet à l’État et soutient une politique répressive de l’État. Je suis pour que ça parte des communautés et de leurs besoins réels. Toute société, toute organisation, toute communauté, organisent sa « police ». Une forme de police au sens de policé, de vie paisible, pas au sens de la matraque et de l’assassinat impuni. Même la plus petite tribu a des méthodes de punitions. Et nous avons à apprendre de la manière dont les communautés dites « indigènes » pensent la réparation, la guérison, pratiquent la justice réparatrice et cherchent à surmonter la punition/exclusion. Comment retisser les choses pour ne pas simplement décider de punitions qui soient basées sur l’exclusion, l’incarcération, l’enfermement, la guillotine, la pendaison, la condamnation à mort, la torture.

Vous présentez la vengeance comme un désir contre lequel il faudrait résister...

Françoise Vergès : Je dis ça car je ne sais pas si une femme ne l’a pas déjà ressenti un jour. Il y a une femme, pendant le débat du séminaire de Préciado, qui s’est levé et qui a dit : « Que faire contre la grossophobie ? », elle parlait de cette injonction constante à un corps normé, qu’elle doit expliquer tout cela, qu’elle ne veut pas être réduite à une « grosse » même celle qui se bat. J’ai parlé alors de rituels d’humiliations qui font partie des rituels que la société telle qu’elle est organisée impose, qui me rappelle les rituels coloniaux d’humiliation et qui renvoie à cette politique de respectabilité qui est celle du « excuse-toi d’abord », « excuse-toi d’être grosse », « d’être ceci, d’être cela », « arrive poliment la tête baissée, fais ton rituel d’humiliation, et on pourra t’écouter ». Ces rituels d’humiliations sont là, inscrits dans les politiques guerrières, dans les politiques imposant au vaincu d’arriver à genou, dans des politiques virilistes. Ce sont des formes virilistes, qui ne réparent rien mais qui entraînent une politique de respectabilité qui est effectivement celle du « parle bien », « parle bas » , « ne crie pas trop », « ne fais pas la femme noire en colère » ou « la femme musulmane en colère », « choisit les mots qu’il faut ». Ces normes sont fondées sur la violence et la domination et sur un langage, celui des hommes blancs dominants et des puissants partout, sur l’abus de pouvoir et le désir pris à humilier. Donc oui, je peux me permettre d’être impolie parfois, et finalement surmonter ces rituels d’humiliations. Il faut s’organiser collectivement pour questionner ces politiques de respectabilité, et pour parler plutôt de respect et de dignité. Par exemple dans les liens intergénérationnels, dans le respect de la dignité d’une personne mais sans la respectabilité, qui est autre chose. La respectabilité va avec ces rituels d’humiliation.

Cette politique de respectabilité va aussi se retrouver dans la manière dont Macron, par exemple, se sert du féminisme en Afrique.

Françoise Vergès : Oui. Parce que Macron a cette manière respectable de parler. Il ne dit que des choses respectables. Il est quand même pour le droit des femmes, pour l’égalité. En fait, sa respectabilité est une violence. Elle dit ce qu’il faudrait faire et ne tient absolument pas compte de ce qui est fait. Des féministes des peuples indigènes ou décoloniales questionnent la notion de genre qui a entraîné une approche incroyablement binaire des hommes et des femmes. Elle ne tient pas compte du fait que le genre a été construit non pas seulement socialement, mais aussi racialement. Et elle nie la pluralité des genres. Le pouvoir colonial/racial/patriarcal déclare : « C’est ça être une femme », « C’est ça être un homme ». Or, il faut sortir de ce binarisme, c’est ce qu’on voit dans plusieurs mouvements aujourd’hui, concrètement, politiquement. Le binarisme opprime les femmes et les hommes. Car on dit à des hommes : « C’est comme ça que tu seras un homme ».
Le macronisme, mais aussi dans plusieurs discours et pratiques de fondations internationales, a opéré un renversement : les femmes devraient gouverner le monde parce qu’elles présentent des qualités favorisant le libre marché et l’entreprise. Mais d’une part, les femmes africaines sont présentées comme étant responsables de la pauvreté du continent (l’Afrique étant toujours présentée comme « pauvre » en attente du white savoir) , parce qu’elles font trop d’enfants, et d’autre part (le « en même temps ») elles doivent être les leaders de l’avenir. Il ne s’agit pas, avec ce féminisme, de favoriser la libération des femmes, mais de les intégrer dans un système néo-libéral et bancaire. Que certaines femmes en profitent, tant mieux, mais cela ne va pas libérer la société. Il s’agit pas d’interdire à des femmes de devenir entrepreneures, mais de continuer à lutter contre un système séculaire qui fabrique injustices, inégalités, exploitation, racisme.

Vous finissez votre livre sur l’idée qu’il faut penser la longue durée et repenser l’espoir.

Françoise Vergès : Il y a des résistances qui se font tous les jours. La justice réparatrice et reconstructive existe. Pas de manière visible. Il existe aussi des formes de négociation où les gens cherchent à s’arranger entre eux. Et le mouvement pour l’abolition des prisons auquel j’adhère totalement. Toutes ces pratiques montrent que le discours de punition et d’incarcération de l’État ne satisfait pas. Ce dernier est entretenu par le discours de la peur, de la catastrophe, en France, par le discours sur une France en danger et des ennemis intérieurs prêts à l’attaquer. Mais, il y a toujours des résistances à la peur. L’aspiration à une vie que j’appelle paisible, à une vie vivable, est là.

J’avais une dernière question qui ne concerne pas directement votre livre. Vous venez d’une famille qui a été très marquée par l’histoire du communisme et, pourtant, c’est un mot qui n’apparaît jamais dans vos livres.

Françoise Vergès : Pour parler de ça, premièrement, il faudrait que je parle d’un communisme du Sud. Les luttes étaient de l’ANC et du PC sud-africain, du Mozambique contre le colonialisme portugais, de Madagascar contre le néo-impérialisme français, de l’île Maurice, de l’Inde. C’était ça mon monde. Et le communisme, c’était ce communisme très ancré dans les classes populaires. J’aurais aimé ces dernières années avoir l’opportunité de demander à des lavandières, à des ouvrières agricoles qui étaient d’ascendance hindoue, afro-malgache, blanche : « Qu’est-ce qui vous a attiré dans le communisme ? ». Elles sont allées en prison, elles ont reçu des coups, elles se sont battues contre les CRS. Ce qui me frappait quand j’étais petite, c’est que des Réunionnais.es discutaient de ce qui se passait à Cuba, au Portugal, iels ne savaient pas nécessairement où était Cuba, mais l’idée qu’il y avait un mouvement transcontinental vers la libération, existait, qu’il y avait des circulations sud-sud de solidarité. La troisième chose consisterait à penser ce que l’Union soviétique et la Chine ont rendu possible malgré tout. On sait qu’ils ont soutenu l’ANC, soutenu les mouvements au Mozambique. Donc c’était le goulag, l’horreur du stalinisme, mais ça aussi. Nous ne pouvons réduire cette histoire à celle du communisme européen et de ses conflits. Je ne veux pas idéaliser ces mouvements mais je veux qu’on reconnaisse leur histoire anticoloniale, anticapitaliste et populaire. Quand je suis dans le sud avec mes ami.e.s, elles et ils se souviennent de cette histoire. Comment donc écrire cette histoire sans tomber dans le cadre discursif occidental, complètement capturé par l’histoire de la dissidence, de Soljenitsyne, même si cette histoire est aussi importante. Refaire, par exemple, l’histoire des grands congrès communistes depuis les positions des gens du sud. Comment comprendre les communismes du sud, comme au Soudan, qui est le pays qui avait le mouvement communiste le plus important de tout le continent africain. Qu’était ce communisme soudanais ? Au lieu de simplement penser que le communisme c’est Georges Marchais ou Maurice Thorez ! Les femmes de l’île de la Réunion, qui ont été au Parti Communiste Réunionnais ou qui ont été à l’Union des Femmes de la Réunion, proche du Parti Communiste, des femmes comme ma mère, ou des femmes du peuple, des femmes noires, racisées, ont pu voyager, à une époque où elles n’auraient jamais pu. Elles sont allées à Moscou, à Berlin, elles ont rencontré des femmes de Mongolie, d’Afrique du Sud, d’Argentine, elles ont tissé des liens avec des militantes de Guadeloupe, de Martinique, de Guyane, de Kanakie et ça, ce sont des choses qui sont constamment sous-estimées dans la manière dont on parle du communisme. C’est cette histoire d’en bas, par en bas, qui m’intéresse. Les choses ont évidemment changé depuis, ces partis ne représentent plus grand chose, ou même ont totalement adopté la politique de respectabilité et de la posture de mendiant mais les mouvements aujourd’hui, comme celui qui a renversé les statues de Schoelcher en Martinique, qui luttent contre l’empoisonnement au chlordécone en Guadeloupe, qui en Guyane, en Kanakie, en Guadeloupe, à La Réunion, à Mayotte luttent contre la colonialité républicaine mortifère, étouffante, poursuivent le combat pour la libération. La lutte continue.

Entretien réalisé le 20 octobre 2020 à Paris.

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