TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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Femmes trans en prison : cheval de Troie des mouvements anti-genre

Le combat des réactionnaires contre « l’idéologie trans » a trouvé un nouveau champ de bataille : la prison. D’une même voix, féministes radicales et conservateurs dénoncent l’intrusion des femmes trans dans les lieux de détention destinés aux femmes. Un discours porté par Dora Moutot et Marguerite Stern en France. Outre-manche, le scandale suscité par l’affaire Isla Bryson illustre l’écho médiatique, politique et juridique de la stratégie des anti-genre contre les personnes trans incarcérées et au-delà.

Depuis quelques années, le sujet prison et transidentité fait régulièrement incursion dans l’argumentaire critique de certaines « féministes » attachées à dénoncer « l’idéologie trans » qui s’installerait dans le corpus législatif. Au nom du féminisme et dans une perspective naturalisante et essentialiste, pour ne pas dire transphobe, les TERFs (trans-exclusionary radical feminists) considèrent que les caractéristiques sexuelles « biologiques » sont une détermination immuable du genre. En d’autres termes, que les femmes trans ne sont pas des femmes et que les hommes trans ne sont pas des hommes. Elles s’opposent à l’autodétermination, à sa reconnaissance juridique et plaident que le «  ressenti » – tout comme une transition sociale ou médicale – ne permet pas de qualifier une personne de femme ou d’homme. À leurs yeux, seuls les organes génitaux « biologiques » sont légitimes.

Un féminisme radical made in France ?

En France, le discours TERF s’invite progressivement dans l’espace médiatique, porté par des figures comme Marguerite Stern et Dora Moutot. En témoigne l’apparition de cette dernière fin 2022 sur le plateau de Quelle époque !, talk-show télévisé animé par Léa Salamé. Dora Moutot y est invitée à échanger avec Marie Cau – première maire ouvertement trans – sur une affiche du Planning familial représentant un homme enceint. Alors que la discussion se transforme progressivement en débat sur la transidentité, Dora Moutot y défend que « l’identité de genre est en train de rentrer dans les lois. On bascule dans une société du ressenti ». Campant le rôle d’une « lanceuse d’alerte », elle n’hésite pas à représenter les femmes trans comme un danger pour les femmes cis : « On est obligés de se méfier des personnes à pénis en tant que femmes ».

Dora Moutot illustre son propos sur les dangers de la reconnaissance juridique de l’identité de genre via l’exemple du monde carcéral : « Dans certains pays, [...] on va se retrouver avec des hommes qui ont commis parfois des meurtres sur des femmes ou bien des viols qui vont être transférés d’abord dans une prison d’hommes et ensuite ils vont faire une transition en prison, ils vont devenir des femmes en prison administrativement parlant et ils vont être transférés dans des prisons de femmes. On se retrouve, je suis obligée de le dire, avec certains hommes qui violent leurs codétenues ». Une prise de parole qui ira jusqu’à faire réagir le Contrôleur général des lieux de privation de liberté dans les pages du 20 minutes : « Dora Moutot et Marguerite Stern semblent surtout faire une généralité infondée autour de faits divers survenus dans d’autre pays, sans prendre en compte les problématiques réelles que connaissent les personnes transgenres en prison ». Régulièrement saisie par des personnes trans détenues, l’autorité indépendante de monitoring des prisons françaises a en effet largement documenté dans des avis de 2010 et 2021 les discriminations et mauvais traitements que celles-ci subissent derrière les barreaux. À l’opposé des représentations véhiculées par Dora Moutot, les femmes trans incarcérées sont inévitablement en danger plutôt qu’un danger : une réalité attestée de longue date par de nombreux organes onusiens dont le Rapporteur spécial sur la tortureet le Sous-Comité pour la prévention de la torture. Ce dernier rappelle qu’à l’évidence « les femmes transgenres sont parfois placées dans des établissements pour hommes où elles sont exposées à un risque élevé de viol, souvent avec la complicité du personnel pénitentiaire ».

En réaction aux déclarations de Dora Moutot, notamment dans l’émission de France 2, plusieurs associations LGBT ont déposé mi-février une plainte avec constitution de partie civile pour injures et appel à la haine transphobes. Effectivement, en plus de nier l’identité de genre des femmes trans, Dora Moutot développe un cadre de pensée essentialiste basé sur un argumentaire sensationnaliste qui a pour seule fonction la diabolisation des prisonnières trans etin finede toutes les femmes trans. C’est un procédé qui ressort du manifestedu mouvement Femelliste qu’elle a fondé en 2023 avec Marguerite Stern : « Au nom de quoi devrions-nous accorder plus d’importance aux sentiments de certains mâles transféminins serial killer, pédophiles et nécrophiles, qu’aux femmes qui se retrouvent enfermées en prison avec eux ? ». Sur le site de leur mouvement, ces dernières relayent des articles de médias étrangers faisant état des demandes de prisonnières trans d’être incarcérées avec des personnes de leur identité de genre. Une pratique administrative qu’elles décrivent comme un « exemple frappant de la façon dont l’idéologie de l’auto-détermination qu’est le transgenrisme peut impacter gravement la sécurité des femmes ».

Si l’activisme TERF en est aujourd’hui à un stade relativement précoce de son développement en France, tel n’est pas le cas à l’étranger. Les initiatrices de l’autoproclamé « mouvement » Femelliste n’ont rien inventé, tant en matière d’idéologie que des rhétoriques utilisées pour y parvenir. À cet égard, il serait davantage approprié de parler d’un mouvement transnational. Les TERFs françaises se limitent seulement à reproduire l’argumentaire développé par d’autres sur les femmes trans incarcérées, notamment porté par For Women Scotland et Keep Prisons Single Sex au Royaume-Uni, deux organisations travaillant activement pour « protéger et renforcer les droits des femmes » selon leurs dires.

« No males in female jails » : Le slogan TERF britannique

For Women Scotland a vu le jour en 2018 dans le but de faire campagne contre la réforme du Gender Recognition Act qui propose de permettre la modification du sexe inscrit dans les documents juridiques sur la base d’une auto-déclaration. Le groupe, qui a trouvé une alliée en la personne de J.K. Rowling, soutient qu’il n’existe que deux sexes, que le sexe d’une personne n’est pas un choix et qu’il ne peut être changé. Sa petite sœur, Keep Prisons Single Sex partage la même idéologie. Comme son nom l’indique, cette organisation fondée en 2020 se focalise exclusivement sur le maintien de la séparation des sexes et de la non-mixité en prison. Le groupe est ouvertement opposé à l’affectation de toutes femmes trans (quelles que soient leur statut juridique, leur parcours de transition, leur anatomie, leur statut criminel et encore moins leur autodétermination) dans les espaces pénitentiaires occupés par des femmes cis.C’est ce que rappelle leur bio Twitter  : « Keep ALL male prisoners out of women’s prisons ». En d’autres termes, elles militent pour que les femmes trans soient affectées automatiquement et systématiquement dans les prisons pour hommes car elles seraient toutes une menace pour la sécurité des femmes cis.

Crédit : For Women Scotland, https://forwomen.scot/31/01/2023/demonstration-no-males-in-female-jails/

Si les femmes trans sont au cœur du discours de ces entités, elles ne font en revanche jamais référence aux hommes trans détenus, ni mention des violences, y compris sexuelles, que subissent les personnes trans en prison. Il en va de même pour les violences des gardiens à l’encontre des femmes cis détenues. Par ailleurs, leur perception de la criminalité est inhérente aux hommes et par extension aux femmes trans, elles n’envisagent pas ainsi qu’une prisonnière cis puisse être à l’origine de violence sexuelle ou de crimes contre l’intégrité physique. Elles construisent les femmes cis comme un groupe homogène de victimes potentielles en opposition aux femmes trans qu’elles identifient comme un groupe homogène d’agresseurs (potentiels). Elles n’interrogent pas les dynamiques de violences qui peuvent exister entre femmes cis dans les lieux de détention. Affaiblissant considérablement leur argumentaire, les féministes radicales font l’impasse sur l’affectation des femmes cis détenues dont la violence pourrait impacter leurs codétenues. On imagine mal les TERFs plaider en faveur du transfert dans une prison pour hommes d’une femme cis qui aurait agressé sexuellement une codétenue. Pourtant, c’est bien la solution qu’elles retiennent pour les femmes trans, se fondant sur la protection de l’intégrité sexuelle des détenues. Ces omissions volontaires suffisent déjà à percevoir que le motif qui les animent véritablement n’est pas la sécurité des femmes détenues.

For Women Scotland et Keep Prisons Single Sex se définissent comme des organisations en faveur des droits des femmes incarcérées. On peut ainsi légitimement se demander quelles sont les actions ou programmes qu’elles ont mis en œuvre pour ces femmes. Comme le souligne la professeure Sarah Lamble, ces organisations ont en réalité « montré très peu d’intérêt pour les femmes détenues ou plus largement pour les questions carcérales – mais sont soudainement « préoccupées » par le bien-être des femmes en prison. [...] Si ces groupes sont préoccupés par le bien-être des femmes en prison, où est leur indignation face aux gardiens qui agressent sexuellement les femmes en prison ? Où est leur préoccupation face au manque effroyable de soutien aux femmes qui sortent de prison ? Pourquoi ces groupes ne mettent-ils pas en place des campagnes, des stratégies médiatiques, des collecte de fonds et des sites d’information pour faire face à la crise des femmes qui meurent en prison ? ». Un simple tour d’horizon des sites internet de ces deux organisations permet d’en prendre la mesure. Leurs activités ne concernent pas les femmes détenues, leurs conditions de détention ou leurs droits. Lutter contre les personnes trans est leur seule activité. La transphobie est l’essence même de leur engagement et de la raison d’être de ces organisations. Déjà précarisées et dépossédées de la parole par le système pénal, les femmes cis détenues se voient en plus instrumentalisés par les féministes radicales dans le seul but de légitimer leur discours. Un élan humaniste en surface, un agenda politique anti-genre en profondeur.

Le travail de ces organisations contre l’affectation des femmes trans en prison pour femmes prend la forme de campagne de crowdfunding, d’organisation de manifestations, de vente de goodies en tout genre, de prise de parole dans l’espace médiatique et parlementaire, de l’écriture de rapports à l’attention des politiques etc, un lobbying intensif online et offline dont l’influence est aujourd’hui évidente.

Vers une adhésion du gouvernement à l’idéologie TERF ?

La pensée TERF trouve un terreau particulièrement fertile dans les milieux d’extrême droite et même de droite, laissant apparaître une alliance idéologique pour un même combat antitrans. Plusieurs médias de ces courants politique font aussi usage de la rhétorique de la monstruosité pour discréditer la possibilité des femmes trans d’être affectées dans un établissement correspondant à leur identité de genre. À titre d’exemple, voir parmi d’autres : Horizon Québec Actuel, Trudeau en délire : transgenre pédo-cannibale dans une prison pour femmes  ; LesObservateurs.ch, Un mâle biologique incarcéré dans une prison pour femmes en France !  ; Valeurs actuelles, Canada : comment des détenus transgenres profitent de leur statut pour semer la terreur dans les prisons pour femmes.

En 2020, le magazine souverainiste Marianne participe à la diffusion de la pensée TERF en publiant une tribune collective intitulée Trans : suffit-il de s’autoproclamer femme pour pouvoir exiger d’être considéré comme telle ?signée par une centaine de personnes dont Marguerite Stern etDora Moutot. À l’origine publiée dans le HuffPost, elle fut retirée en raison de la polémique suscitée. Selon la tribune, « considérer les « femmes trans » comme des femmes pose des problèmes encore plus concrets. Quel que soit le ressenti de ces personnes, quelle que soit leur sincérité, les femmes n’ont pas le loisir de prendre le risque d’accepter des hommes dans les espaces non-mixtes : vestiaires de sport, toilettes publiques ou dortoirs d’auberges de jeunesse, mais aussi prisons et centres d’hébergement d’urgence pour femmes victimes de violences masculines ».

En 2021, Dora Moutot présente un dossier de « ressources au sujet des problématiques sur l’idéologie d’identité de genre » à Marlène Schiappa au Ministère de l’Intérieur. En 2022, Dora Moutot et Marguerite Stern sont également reçues par les députées Renaissance Caroline Yadan et Aurore Bergé. Le discours alarmiste sur la menace de l’idéologie trans n’est ainsi pas sans influencer le pouvoir législatif. À l’occasion de la réforme pour la confiance dans l’institution judiciaire initiée en 2021 par le gouvernement français, certains amendements au projet de loi visant à intégrer l’identité de genre au droit pénitentiaire susciteront une levée de bouclier de la part de parlementaires issus de droite et du centre-droit. Vingt-et-un.e sénateur.ice.s des groupes Les Républicains (LR), Les Indépendants - République et Territoires et Union Centriste proposeront de supprimer l’identité de genre de la liste des critères dont l’administration pénitentiaire devrait tenir compte. L’opposition est motivée uniquement par l’idée que « la notion d’identité de genre n’est pas une notion juridique mais idéologique poursuivant l’objectif inavoué de bouleverser les piliers de notre société. Elle n’a donc pas sa place dans notre loi ». L’incompréhension et le mépris à l’égard de la transidentité est particulièrement évident lors de la prise de parole au Sénat d’Henri Leroy, sénateur LR et signataire de l’amendement. Il explique avoir « […] comme d’autres, du mal à comprendre ce drôle de concept […]. Mes chers collègues, tout cela n’est pas bien sérieux ! Dans notre société, il y a l’homme et il y a la femme. Le rôle du Parlement n’est pas d’importer en France cette novlangue venue tout droit des États-Unis ! Notre jeunesse est désemparée. Elle a besoin de repères clairs ». La convergence idéologique droite/TERF est à son paroxysme, comme l’expose la sociologue Karine Espineira : « Toutes les inspirations et alliances des militantes anti-trans convergent autour de l’idée d’un ’monde qui perd ses repères’ ».

Outre-Manche, c’est le Premier ministre lui-même –également chef du Parti conservateur– qui donne de la voix aux discours TERF. Interviewé à l’occasion de ses 100 jours en fonction début février, Rishi Sunak est interrogé sur le lieu d’affectation d’Isla Bryson, femme trans écossaise condamnée et incarcérée pour les viols de deux femmes commis pré-transition. Une polémique qui agite le Royaume-Uni depuis maintenant plusieurs semaines. La déclaration du Premier ministre est univoque à ce sujet : « Pour moi, que ce soit le sexe, que ce soit les espaces réservés aux femmes, que ce soit les prisons, le sexe biologique compte vraiment ». Pour Rishi Sunak, il n’y a nul doute, l’identité de genre ne doit pas être prise en compte pour déterminer le lieu d’affectation carcérale des personnes trans. Son prédécesseur, Boris Johnson, partageait la même vision. Incarnée par le chef du gouvernement, la parole des féministes radicales prend alors les traits d’une transphobie d’État assumée.

L’affectation carcérale d’Isla Bryson

Initialement placéepar laHaute Cour de justiceà Cornton Vale, seule prison pour femmes d’Écosse, Isla Bryson y fut ségrégée des autres détenuesle temps de son évaluation. En effet, la Gender Identity and Gender Reassignment Policy for those in our Custody introduite en 2014 par le Scottish Prison Service préconise une évaluation au cas par cas des personnes trans afin de déterminer leur lieu d’affectation (prison pour hommes ou femmes) à court et long terme.L’idée poursuivie par l’administration pénitentiaire écossaise est que « le logement fourni doit être celui qui convient le mieux aux besoins de la personne détenue et doit refléter le genre danslequel la personne détenue vit actuellement ». L’évaluation se base ainsi sur les besoins et les risques pour sa personne mais aussi pour les autres personnes détenues. Elle n’impose pas qu’une personne trans ait forcément procédé à une modification de ses organes génitaux ou qu’elle ait obtenu un changement juridique de son état civil. Ces deux éléments représentent seulement des « indices » permettant de déterminer le genre dans lequel la personne vit lors de l’évaluation.

Selon la procédure, « une personne MtF en prison vivant de manière permanente en tant que femme sans chirurgie génitale devrait être affectée dans un établissement pour femmes. Elle ne devrait pas être automatiquement considérée comme présentant un risque élevé d’infraction sexuelle pour les autres personnes détenues et ne devrait pas être soumise à des restrictions automatiques à son association avec d’autres personnes détenues. Cependant, s’il existe des preuves claires qu’elle, en tant qu’individu, peut présenter un risque d’infraction sexuelle, cela devrait être traité comme pour toute autre personne détenue présentant un risque. Ce n’est que lorsqu’une évaluation des risques détermine que cela est justifié qu’elle devrait être soumise à une surveillance accrue du personnel ou à des restrictions de son association avec d’autres personnes en détention ». En bref, Isla Bryson est ainsi évaluée pour déterminer 1. Si elle est une femme et peut être maintenue en prison pour femmes ; 2. Si elle présente un risque hypothétique pour le reste de la population carcérale et doit le cas échéant être davantage surveillée ou isolée des autres personnes détenues dans la prison (homme/femme) où elle sera affectée de manière permanente. Rien ne laisse entendre qu’une femme trans présentant un risque doit être affectée automatiquement chez les hommes. En revanche, elle peut être isolée des autres femmes détenues au sein de la prison pour femmes.

Alors que l’évaluation du lieu d’affectation permanent d’Isla Bryson est en cours, les critiques indignées à l’encontre de l’administration pénitentiaire et du gouvernement écossais s’élèvent de toute part. Un raz-de-marée médiatique présente Isla Bryson dans des montages photos avant/après transition. L’esclandre va même jusqu’à alerter deux expertes des Nations unies via Twitter : Alice Jill EdwardsRapporteuse spéciale sur la torture etReem Alsalem Rapporteuse spéciale sur la violence contre les femmes et les filles. La dernière plaide en faveur de la sécurité des femmes détenues contre « les hommes prédateurs et violents ».

https://twitter.com/UNSRVAW/status/1618158191422083072

La pression sociale est telle qu’Isla Bryson est transférée dans une prison pour hommes d’Édimbourg moins de 48 heures après son arrivée à Cornton Vale. Il n’est pas clair si la procédure d’évaluation a été menée à son terme par le Scottish Prison Service et le cas échéant si le transfert était justifié en raison du genre d’Isla Bryson déterminé lors de l’évaluation par les autorités. Certaines sources invoquent une possible intervention de la première ministre écossaise dans ce transfert.

Les conséquences de l’affaire Bryson intra-muros

En raison de la polémique nationale suscitée par l’affaire, l’administration pénitentiaire écossaise procède actuellement à un examen urgent de sa pratique en vigueur sur l’affectation des personnes trans. Tout transfert de personnes trans détenues ayant des antécédents de violence envers les femmes est suspendu jusqu’à ce que la nouvelle procédure soit adoptée. De plus, le ministère de la Justice a annoncé dans un communiqué que la nouvelle politique d’affectation ne permettrait plus aux femmes trans ayant commis des crimes sexuels ou à celles ayant conservés leurs organes génitaux masculins d’être logées dans une prison pour femmes, sauf circonstances exceptionnelles. Les « cas d’exception » nécessiteront l’approbationdes ministres écossais.es. Sur la base de cette présomption, ces femmes trans seront alors affectées avec les hommes. Y compris celles étant reconnues légalement comme femmes : le droit applicable n’imposant pas la modification des organes génitaux pour obtenir un certificat de reconnaissance de genre (Gender Recognition Act 2004 & CourEDH,A.P., Garçon et Nicot c. France%7D]). Il s’agit là d’un revirement de politique motivé incontestablement par la controverse Bryson dans la lignée des revendications des féministes radicales et du milieu politique conservateur.

Toutefois, cette nouvelle procédure serait en violation manifeste du droit interne à plusieurs égards. En premier lieu sous l’angle du droit de l’identité de genre, l’art. 9 al. 1 du Gender Recognition Act 2004 prévoit en effet que « lorsqu’un certificat de reconnaissance complète du genre est délivré à une personne, le genre de la personne devient à toutes fins utiles le genre acquis (de sorte que, si le genre acquis est le genre masculin, le sexe de la personne devient celui d’un homme et, s’il s’agit du genre féminin, le sexe de la personne devient celui d’une femme) ». En second lieu, sous l’angle du droit pénitentiaire : l’affectation d’une femme trans dans une prison pour hommes est en contradiction avec la règle 126 (1) de séparation des sexes des Prisons and Young Offenders Institutions Rules 2011 : « les femmes détenues ne doivent pas partager le même logement que les hommes détenus ». Pour le surplus, la Haute Cour de justice d’Angleterre et du pays de Galles a déjà estimé en 2009 que le maintien dans une prison pour hommes d’une femme trans sans modification de ses organes génitaux mais en possession d’un certificat de reconnaissance de genre violait son droit au respect de la vie privée en vertu de l’art. 8 CEDH(AB, R v. Secretary of State for Justice & Anor). Un jugement corroboré en 2021 par la cour de première instance qui a rejeté les allégations selon lesquelles la politique du ministère de la Justice en matière de prise en charge et de gestion des personnes transdétenues était discriminatoire à l’égard des détenues cisgenres (R v. Secretary of State for Justice).

Les implications de l’affaire Bryson extra-muros

Fortement médiatisée, l’affaire Bryson a rapidement pris l’ampleur d’un scandale d’État : un débat qui concerne à l’origine le lieu d’affectation d’une femme trans incarcérée pour viol qui vient redéfinir l’affectation de toutes les femmes trans qui sont actuellement en prison ou qui le seront un jour. Dans le sillage de l’affaire, la reconnaissance juridique de l’identité de genre est interrogée par les médias, puis apparaît la question de savoir si les femmes trans sont des femmes. L’identité d’Isla Bryson tourne en effet à l’obsession nationale comme en témoigne le nombre de fois où Nicola Sturgeon, Première ministre d’Écosse, s’est vue adressée cette question en l’espace de quelques jours : Daily Mail, ’Do you consider Isla Bryson to be a man or a woman ?’ : Nicola Sturgeon reacts ; Good Morning Britain,Nicola Sturgeon Stumbles Over Transgender Comments Relating To Trans Women  ; The Times & The Sunday Times, Douglas Ross asks Nicola Sturgeon if she believes trans rapist Isla Bryson is a man or a woman  ; The Scottish Sun, Nicola Sturgeon gets in a muddle referring to trans rapist Isla Bryson as ’her’ before backtracking. Moins hésitant, le Premier ministre britannique, Rishi Sunak, en profite pour faire du zèle auprès des TERFs en affirmant sa conception « biologique » de la femme et en rappelant au passage les préceptes de la famille nucléaire hétérosexuelle :

 Piers Morgan : « Je suis content que vous disiez ce qu’est une femme ! »
 Rishi Sunak :« Oui, écoutez, j’en suis marié à une et j’ai deux filles ».

La survenance de cette affaire est une aubaine pour les mouvements anti-genre. Elle représente une occasion d’utiliser l’émotion et la colère de la population à l’encontre d’une figure criminelle au profit d’un combat idéologique à plus grande échelle contre les personnes trans et leurs droits. La polémique offre une tribune et une visibilité (inter)nationale au discours anti-trans des TERFs et conservateurs. Elle ouvre une brèche à une parole qui, eu égard au contexte, devient audible et légitime. Le « cas Bryson » est décentré à l’extrême pour discréditer l’identité de genre et affirmer la prépondérance du « sexe biologique ». Les associations d’idées transphobes pullulent, criminalité et transidentité sont utilisées comme synonymes interchangeables dans ce débat public. En référence à l’affaire, un chroniqueur politique du Times affirme par exemple que « nous avons maintenant trois sexes en Écosse : homme, femme et violeur », une formule qui sera reprise par For Women Scotland et Keep Prisons Single Sex lors de leurs manifestations devant le Parlement écossais.

Par ailleurs, l’affaire Bryson survient quelques semaines après l’adoption du Parlement écossais du Gender Recognition Reform Bill, un projet de loi facilitant le changement de genre légal pour les personnes trans. Le projet de loi écossais permet d’assouplir les critères fixés par le Gender Recognition Act 2004 pour l’obtention d’un certificat de reconnaissance de genre. Les changements incluent notamment la possibilité d’y accéder dès 16 ans (et non plus à partir de 18 ans comme c’est le cas actuellement), la suppression de l’exigence d’obtenir préalablementun diagnostic de dysphorie de genre et la réduction de la période pendant laquelle la personne doit vivre dans son genre auto-identifié avant de faire la demande pour le changement juridique (réduction de 2 ans à 3 mois pour les personnes de plus de 18 ans, à 6 mois pour les personnes âgées de 16 et 17 ans).

Malgré son adoption à une large majorité par le Parlement écossais, la législation a été bloquée par le gouvernement du Royaume-Uni qui a fait usage de son droit de véto, un pouvoir d’ingérence, reconnu par l’art. 35 du Scotland Act 1998, qui n’avait jamais été utilisé auparavant.Les motifs prétextés par le gouvernement britannique pour bloquer la loi concernent non seulement les dangers de la création d’un régime juridique plus favorable pour obtenir un certificat de reconnaissance de genre en Écosse que dans le reste du Royaume-Uni, mais aussi l’impact que la loi pourrait avoir sur la sécurité des femmes et des enfants. Ce dernier motif a été largement invoqué par le Premier ministre. Rishi Sunak se félicite d’avoir stoppé le Gender Recognition Reform Bill écossais, illustrant le danger de cette loi pour les espaces réservés aux femmes et leur sécurité en se basant sur l’affaire Bryson. Il affirme son soutien aux opposant.e.s du projet du loi et partage leur vision d’horreur sur les conséquencesde la facilitation du changement de genre juridique pour les « hommes prédateurs ».

Alors que l’affaire Bryson continue à faire couler beaucoup d’encre, la Première ministre écossaise annonce sa démission le 15 février, geste qui a eu un retentissement soudain puisque Nicola Sturgeon occupait le poste depuis huit ans. La dirigeante a reconnu qu’il y avait eu « des eaux agitées » mais que sa démission était justifiée par « une évaluation plus approfondie et à plus long terme » et non en raison de la « dernière période de pression ». Il est toutefois sensé d’émettre l’hypothèse que les controverses récentes sur la réforme du genre et l’affectation des personnes trans détenues ont considérablement affaibli la crédibilité politique de la Première ministre qui a dû affronter un tollé médiatique sans précédent. Comme le soulignent plusieurs chroniqueurs politiques, ces scandales successifs ont « divisé la nation » et ont porté le coup de grâce à la Première ministre. Dans le Scottish Sun par exemple, Andrew Nicoll écrit : « Qu’est-ce qui a poussé Nicola au bord du gouffre ? Sans aucun doute les trucs des droits trans. Pas la problématique en soi, mais les critiques incessantes qui ont suivi et ses tentatives de plus en plus désespérées et illogiques pour défendre sa position. Nicola Sturgeon n’est pas stupide et elle savait que les gens se moquaient d’elle. Quand ils se moquent de vous, c’est fini ».

Crédit : Scottish Daily Express :https://www.scottishdailyexpress.co.uk/news/politics/snps-controversial-gender-reforms-to-29234655

Bien avant la démission de la Première ministre, Patrick Christys, présentateur sur la chaîne téléGB News, évoquait les potentielles conséquences de l’affaire Bryson sur les prochaines législatives : « Certains politiciens semblent prendre des décisions sans aucune base logique sur la base de presque aucun vote gagnant. Le nombre de personnes qui votent pour un parti politique parce qu’il autorise les hommes transgenres [femmes trans] à conduire des émeutes dans les prisons pour femmes ne serait vraisemblablement que les hommes transgenres [femmes trans] qui se trouvaient dans les prisons pour femmes, ce qui représente certes un nombre inquiétant de personnes mais pas assez pour vous faire gagner une élection ». La polémique fait en effet la part belle au parti conservateur écossais. Son chef, Douglas Ross, était lors des dernières élections en 2021 le principal rival de Nicola Sturgeon. Également, chef de l’opposition au Parlement écossais, il est de manière notoire opposé aux droits des personnes trans et considère que les femmes trans ne sont pas des femmes. Tout au long de l’affaire Bryson, il s’en est pris à la Gender Recognition Reform Bill portée par Nicola Sturgeon et le parti national écossais, en dénonçant la responsabilité de la Première ministre d’avoir permis à un « monstre » de se trouver dans une prison pour femmes. Seul le temps et le contexte économique et social lors des prochaines législatives écossaises en 2026 permettront de prendre la mesure des effets du scandale Bryson dans les urnes.

Renforcer la binarité de genre, renforcer la prison

L’affaire Bryson fait figure d’exemple de lobbying réussi pour les mouvements anti-genre. Prendre pour cible les femmes trans incarcérées est une stratégie qui fonctionne pour s’opposer à la reconnaissance juridique de l’identité de genre, alimenter la panique moraleet renforcer le pouvoir des partis à droite de l’échiquier politique. Passer par la case prison pour s’en prendre aux droits des personnes trans est redoutablement efficace, notamment en raison du désintérêt des défenseur.euse.x.s des droits LGB(T) pour la question de l’affectation des personnes trans incarcérées. Sur d’autres sujets comme l’interdiction des thérapies de conversion ou l’adoption des lois anti-discrimination, l’opposition LGBT est plus vive et l’implémentation d’un discours anti-genre susceptible de l’emporter moins aisé.

Outre-manche, un boulevard s’est ouvert aux TERFs et conservateurs devant une opposition quasi-inexistante des milieux LGBT dans le vacarme médiatique de l’affaire Bryson. Les anti-genre se sont saisis d’un terrain délaissé et volontairement inexploré par l’agenda homonormatif. À l’heure où l’assimilation est la pierre angulaire de la politique gay et de ses revendications, les personnes trans incarcérées font tâche. Leurs droits sont effacés en raison de leur identité ou expression de genre et de leur statut social et économique. Les efforts législatifs de la politique gay sont développés dans une logique assimilationniste, homonationaliste et sécuritaire qui ne profite qu’à une élite gay, blanche et fortunée (par exemple l’adoption du mariage pour tous ou la criminalisation de l’homophobie). Le théoricien queer et transféministe Sam Bourcier affirme que la politique de management de la populationau titre du gay agenda « continue de tabler sur la racialisation et la gendérisation à l’aide de catégorisations et de récits qui mettent en cause ceux qui ne font pas partie de la nation ou qui la menacent ». C’est notamment le cas des personnes trans qui se retrouvent derrière les barreaux. Au service de l’État punitif en participant au développement du droit pénal, le mouvement gay est à l’opposé des intérêts et problématiques des personnes trans en prison.

Alors que le débat sur l’affaire Bryson se déroule en l’absence du mouvement LGBT désintéressé et/ou silencié, les TERFs et conservateurs occupent l’intégralité de l’espace médiatique. Les personnes directement concernées, à savoir les femmes trans incarcérées ou qui l’ont été, sont évidemment privées de la parole et n’auront pas l’opportunité de s’exprimer. Résultat : les mouvement anti-genre façonnent seuls un débat dont ils définissent les contours. La possibilité de la mixité carcérale et la suppression de la bicatégorisation des sexes en prison ne sont ainsi pas abordés. Les conditions de détention des femmes et des minorités de genre qui sont les plus défavorisées au sein de l’univers monosexué ne sont pas mentionnées. La peine privative de liberté, vecteur pénal de la violence de genre, n’est pas envisagée comme un modèle à dépasser. En cela, le discours anti-genre qui a accompagné l’affaire Bryson a permisnon seulement de renforcer la binarité de genre mais aussi d’asseoir la légitimité de la prison comme institution au service du féminisme radical et des conservateurs. Un constat qui rappelle la nécessité d’entretenir une critique et une lutte queer anticarcérale.

Quentin Markarian
10 mars 2023

Pour poursuivre la lecture :

Image de présentation : PRISONOPOLY, The game of Criminal Justice where there are no winners (2019). Broderie faite en prison par Sarah Jane Baker, prisonnière trans incarcérée pendant 30 ans au Royaume-Uni et actuellement candidate pour un siège au Parlement britannique. @sarahjane.baker.1000

Éléments biographiques : Quentin Markarian, queer anticarcéral et doctorant en droit à l’Université de Genève et à l’Université Libre de Bruxelles. Recherche en cours sur la compatibilité entre la bicatégorisation des sexes consacrée par le droit pénitentiaire et le respect des droits humains des personnes trans incarcérées. @quenthin

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