Nos corps sont vos champs de bataille - Entretien avec Isabelle Solas
"Dans une Argentine schizophrène, divisée entre un conservatisme profond et un élan féministe inédit, le film dépeint les trajets de Claudia et Violeta, dans leur cheminement politique et leur vie intime. Femmes trans se revendiquant travesties, elles se heurtent avec leurs camarades à la violence patriarcale, jusque dans leur chair. Convaincues d’être les actrices d’une révolution en cours à la croisée des luttes, face à la défiance du vieux monde elles redoublent d’énergie pour inventer le présent, aimer et rester en vie."
Tourné de 2016 à 2019 entre Buenos Aires et La Plata en Argentine, le film documentaire Nos corps sont vos champs de bataille s’apprête à sortir officiellement le 16 mars prochain. Plusieurs dates de projection sont d’ores et déjà annoncées (voir la liste en fin d’article) et pour accompagner la sortie nous vous proposons un entretien avec la réalisatrice Isabelle Solas.
Trou Noir : On suit deux personnages, dans ton film, Claudia et Violeta. Est-ce que tu peux nous les présenter ? Et pourquoi as-tu choisi de les suivre ?
Isabelle Solas : Oui. Alors, c’est Claudia Vásquez Haro, et Violeta Alegre, qui font toutes les deux partie du tissu d’activistes trans/travesti.e.s en Argentine – enfin, surtout sur Buenos Aires et La Plata. C’était déjà une grande décision de me limiter à cet endroit de l’Argentine, qui est, en fait, la capitale, et la province de la capitale. Ça reste un endroit hyper central en Argentine, où la réalité, pour cette communauté-là, n’est pas du tout la même que dans d’autres provinces. Il fallait bien que je m’arrête à un endroit. Et je les ai choisi, ces deux-là... déjà parce qu’humainement, on s’est rencontrées, et qu’il s’est passé un truc assez fort. Et je trouvais ça intéressant, parce qu’elles ont quasi le même âge. Il y en a une qui est dans une posture très maternelle, et l’autre dans une posture très adolescente. Enfin, presque tout les oppose. Ça a dessiné la structure du film : faire un double portrait. Je savais que j’allais partir dans des conceptions du militantisme très différentes. Et, à mon avis, assez complémentaires, malgré le fait qu’elles ont l’impression que c’est contradictoire.
Il y a donc Claudia Vásquez, est assez kirchneriste, et très très militante. Le kirchnerisme, c’est un peu l’héritier du péronisme, en Argentine. Donc, une gauche réformiste, modérée, mais qui est quand même… C’est un drôle de truc. Nous, en Europe, on n’a pas trop ces catégories-là... qui sont proches de Chávez, de Castro, un peu héritiers des mouvements des non-alignés, avec toute une tradition syndicaliste / classe moyenne. Claudia est immigrée péruvienne. Elle vient dans ce pays avec l’idée qu’elle a acquis des droits, que c’est ce pays qui l’a aidée à transitionner, que l’éducation y est gratuite, contrairement au Pérou d’où elle vient. Elle a un ancrage politique traditionnel, je dirais. Elle est encartée. Elle a monté une association, de son côté, pour revendiquer les droits des personnes trans. Elle n’arrête pas, entre le soutien au parti, et son association, elle est a 200 % dans l’activisme.
Et de l’autre côté, il y a Violeta, qui est argentine, et vient d’un milieu social sûrement plus aisé – sa mère était médecin. Elle a grandi dans une banlieue de Buenos Aires, une banlieue tranquille, elle n’a pas été confrontée à une violence due à une précarité économique en tout cas. Elle est venue assez tard à l’université où elle a fait des études dans les secteurs du féminisme et des études de genre. Et, pour elle, être dans la politique, c’est être du côté de la philosophie, de la théorie. Elle est un peu inspirée par Foucault, Deleuze, l’idée de micropolitique, et, qu’en fait c’est en partant de soi-même qu’on change les choses, le monde... qu’on modifie un peu les autres. Et, à la différence de Claudia, qui lutte pour ses camarades, pour ses cumpañeras, Violeta s’adresse au monde normé, en disant : peut-être, c’est à vous de bouger, parce que c’est trop violent ce que vous proposez comme société. Elle n’est absolument pas kirchneriste, absolument pas fière d’être argentine – elle n’a d’ailleurs pas beaucoup d’identité nationale, Violeta, elle est un peu loin de toutes ces questions-là. Elle est dans une remise en question totale des rapports de pouvoir et de domination, et donc, elle ne veut pas jouer le jeu des partis politiques. Et puis, au-delà de ça – on le voit dans le film –, elle est aussi dans une démarche vegan, elle réfléchit à la question de l’amour, du couple. Elle respire la politique, mais plutôt du côté, je dirais, révolutionnaire.
C’est ça : l’encartée, et la révolutionnaire. Ou l’anarchiste… je ne sais pas comment dire, mais d’ailleurs c’est un peu deux figures qu’on retrouve dans tous les mouvements sociaux. Quand il y a une lutte politique, souvent, il y a des gens qui disent : on rentre dans les arcanes du pouvoir pour le changer de l’intérieur. Et il y a ceux qui disent : on ne peut pas reprendre pour nous un fonctionnement qui est hiérarchique, et donc qui est dans la domination.
TN : Est-ce que tu pourrais nous dire, aussi, quel était le climat politique, pour les personnes trans, au moment où tu as commencé le film – et s’il y a des choses qui ont évolué depuis ?
Isabelle Solas : Oui, ça n’a pas arrêté de changer, en fait. Quand j’y suis allée, au début, ça m’a donné l’impression d’un truc super puissant, et, peut-être, plus uni que ça ne l’a été par la suite. Parce qu’il y a la loi d’identité de genre qui a été votée en 2012, où l’on peut choisir sur ses papiers comment on veut être genré.e ; c’est une loi qui est passée sous le mandat de Cristina Kirchner. Ça, c’était hyper intéressant, un état qui arrivait à dire : il n’y a pas d’instance de contrôle qui doit dire à la place des citoyens comment ils considèrent leur identité de genre. Moi c’est ça qui m’intéressait, c’est pour ça que j’ai été en Argentine. Là, il y avait un gros mouvement, assez lié au féminisme, qui me semblait assez uni.
Ensuite, il y a eu la mort de Lohana Berkins et de Diana Sacayan la même année, et c’était quand même deux référentes très importantes pour l’Argentine, qui avaient posé des bases sur la manière de lutter, de se rassembler, comment être visible dans les médias, dans les partis – justement, Lohana Berkins était au parti communiste. Diana Sacayan, c’est elle qui avait commencé à réfléchir à l’idée qu’il y ait un quota d’emplois pour les personnes trans dans les services publics. Suite à leur décès à toutes les deux, c’est comme si le mouvement avait un peu perdu ses leaders, et derrière ça a été un peu compliqué, j’ai l’impression qu’il y a eu aussi des luttes… d’egos, pour savoir qui allait être la référente, qui allait parler pour la communauté. Avec le film, ce que j’ai voulu montrer, c’est qu’il n’y a pas de communauté, il y a des tas de mouvements qui traversent ce groupe-là, d’un côté. Et de l’autre côté, elles embrassent des luttes qui sont beaucoup plus larges que la lutte pour les droits des membres de la communauté. Donc, là, ça a été un peu plus compliqué, il y a eu des batailles d’egos, qui allait se présenter, dans quel parti, qui allait être référent.e, rentrer au ministère de quoi… Je pense qu’il y a aussi la question de l’avortement, qui n’était toujours pas légal en Argentine, qui a généré plus de tensions autour du rôle des personnes trans dans les luttes féministes. Parce que finalement, elles avaient acquis des droits, avant le droit à l’avortement, qui a beaucoup tardé à se mettre en place. Ce que montre le film, c’est qu’elles sont aussi au cœur des problématiques TERF [féminisme radical excluant les personnes trans]. Avec ce qui se passe avec le féminisme aujourd’hui, bizarrement, il y a des mouvements réactionnaires, très essentialistes, qui reviennent sur le devant de la scène, ce qui fait que l’union n’est pas si simple.
TN : Justement, il y a une scène du film, où on voit Claudia à un rassemblement féministe, avec d’autres camarades trans. Il y a un moment conflictuel dans cette scène-là, parce qu’elle souhaite prendre la parole, et monter sur scène. Est-ce que tu peux décrire cet évènement, dans le film ? Le conflit, les raisons du conflit...
Isabelle Solas : Cet évènement-là, il s’appelle les Rencontres des Femmes [Encuentro de Mujeres]. Enfin, ça s’appelait les Rencontres des Femmes ; là, c’était la 34e, que j’ai filmé. C’est un rendez-vous national. Il y a même des mouvements féministes d’autres pays qui viennent. Ils prennent, en fait, une ville : c’était à La Plata, cette année-là. Tout le monde se retrouve dans une des villes d’Argentine, et il y a des ateliers, des rencontres, des manifestations, des communiqués, dans la presse… C’est un moment de réflexion, pour le féminisme argentin. Il se trouve que Lohana Berkins, qui était une des pionnières, justement, de la lutte trans dans les années 90, a commencé à intégrer ces réseaux-là, et ça a été très compliqué. Au début, il y avait beaucoup de femmes qui refusaient la présence des femmes trans dans les A.G., dans les réunions, etc. Là, ce que j’ai filmé, c’était la 34e (ou la 35e, je ne sais plus exactement), qui se passait à La Plata, donc dans la ville de Claudia, et l’enjeu c’était, pour elle, de faire changer le nom des rencontres, pour que ça devienne les Rencontres des femmes, mais aussi des trans, des travesti.e.s, des non-binaires, des lesbiennes, des bisexuel.le.s… pour qu’il n’y ait plus l’ombre d’un doute sur le fait qu’elles soient légitimes dans ces milieux-là. Et donc, malgré le fait qu’il y ait eu pas mal de négociations en amont, que Claudia était quand même intégrée à toute l’organisation de cette manifestation, finalement elle a été un peu évincée. On lui avait promis qu’elle pourrait prendre la parole, à la fin de ces rencontres – c’est ça, cette scène. Ça a été une sorte de manigance, un peu politicienne. C’est-à-dire que le service d’ordre des rencontres des femmes, qui doit venir de plusieurs partis politiques – en tout cas, c’est les videurs, quoi –, elles avaient pas envie qu’on change le nom de ces rencontres, et qu’on affirme que la présence de toutes ces identités, plus dissidentes, apparaissent dans le titre du truc. C’est ça qui se passe : on lui refuse quelque chose qui avait été négocié au départ, on essaie de la forcer à se taire. Et donc ce qu’elle fait, c’est qu’elle passe par-dessus la barrière. Dans la scène, on voit que des deux côtés il y a des gens qui la poussent pour qu’elle rentre, et il y a des gens qui la poussent pour ne pas qu’elle rentre. Ce qu’elle raconte après dans la scène de repas de famille, c’est qu’elles ont compris : celles qui ont fait en sorte qu’elle ne puisse pas parler ont fini par lâcher, parce qu’elles se sont rendues compte qu’elles allaient passer pour des femmes du côté de la censure, pour les médias. En fait, elle a réussi à avoir gain de cause, et à parler.
TN : J’imagine qu’au montage, il a fallu faire des choix importants, pour structurer le film. Quels problèmes se sont imposés, au moment du montage ? Et quels choix ont été pris ?
Isabelle Solas : Ce qui était compliqué pour réaliser le film, c’est que je voulais faire un film choral. Donc, j’avais des tonnes de personnages. J’en ai laissé plein de côté, vraiment à regret. Notamment tous les plus jeunes, ceux qui s’identifient comme non-binaires, donc toute la question de la fin de la monogamie, des choses qui me semblent hyper intéressantes, mais que je n’ai pas pu traiter du tout. Et aussi, comme j’ai mis vachement de temps à faire ce film, j’y suis retournée plein de fois, et j’avais chaque fois l’impression qu’il y avait des histoires, qui s’amorçaient dans ce que je filmais, et que je ne pouvais pas aller au bout.
Notamment il y a une femme, qui faisait partie de l’association de Claudia, que j’avais filmé la première année où j’y suis allée, qui est morte en prison. Même pas en prison, d’ailleurs : je crois qu’elle est morte au commissariat, elle a été enfermée de façon abusive, on ne lui a pas donné ses médicaments, alors qu’elle avait des problèmes cardiaques. Claudia avait tout un récit de ça. C’est elle, Claudia, qui avait été faire la reconnaissance du corps. Ce sont des femmes qui n’ont pas de famille… Pour la question de la violence, ce qui est arrivé, et ce qui continue d’arriver tous les jours là-bas, - ici aussi, d’ailleurs – je trouvais ça intéressant, plus qu’intéressant d’ailleurs, j’étais émue, par cette histoire, et ça n’apparaît pas du tout dans le film, par exemple. Il y en a une autre, qui a disparu, qui est très jeune, une jeune femme noire, qu’on voit avec Claudia se préparer avant un anniversaire. Elle a complètement disparu, alors que pour moi c’était un personnage super important, parce qu’elle était en même temps super fragile, et avec une sorte de force de revendication. Elle faisait partie de mon scénario, et puis, voilà, elle a disparu. Plein de choses, comme ça, dont j’étais sûre que ça allait être le cœur du récit du film, et en fait pas du tout. Pour parler de la violence un peu invisible, mais quand même prégnante tout le temps, dans tout ce qu’elles font – c’est quelque chose qu’elles ont au-dessus de la tête tout le temps, je ne savais pas trop comment j’allais pouvoir raconter ça. Et notamment, le procès, qu’on voit au début, par exemple : je n’ai pas pu rester en Argentine jusqu’à la délibération, alors que c’est un truc super important. Que pour la première fois, on a reconnu que cette mort, que la violence du meurtre était aussi due à l’identité de genre de la victime.
Tout ça c’était un peu compliqué, et tout ça s’est dessiné un peu sur l’équilibre entre les deux personnages, un peu ce que je racontais au début : comment un mouvement, ça se créé entre des forces qui sont presque antagonistes, et qui finalement font que ça équilibre quelque chose. Et puis, il y a eu cette histoire avec la Rencontre des Femmes, qui était assez importante. La question des élections, en filigrane, genre on y adhère, on y adhère pas. Après, c’est plutôt des choses de temporalité, qui m’ont aidée à construire le film. L’arrivée des 40 ans de Violeta, qu’elle redoutait, mais qui finalement était… un tournant dans sa vie, je pense.
Entretien réalisé par Mickaël Tempête en février 2022
Agenda des séances 2022 :
- 8 mars à 20h30 – Bagnolet – Cin’Hoche : Avec l’association Acceptess-T (Giovanna Rincon)
- 9 mars à 20h30 – Blanquefort – Cinéma les Colonnes, avec CINA : En présence de la réalisatrice
- 10 mars – Lyon – Festival Écrans Mixtes / projection en bibliothèque – 18h
- – Égletons – Cinéma l’Esplanade, avec CINA – 18h : En présence de la réalisatrice
- – Tulle – Festival PluriELLES / Cinéma VEO, avec CINA – 20h30 : En présence de la réalisatrice
- 14 mars – Paris – Cinéma du Réel – : En présence de Silvia Lippi et de la réalisatrice
- 16 mars – Montreuil – Cinéma le Méliès – 16 mars : En présence de la réalisatrice
- À partir du 17 mars – Bordeaux – Cinéma Utopia
- 17 mars à 20h – Paris – Saint-André des Arts : en présence de Océan, Giovanna Rincon et de la réalisatrice.
- 20 mars – Toulouse – Utopia Tournefeuille
- 22 mars à 21h – Marennes, avec CINA : en présence de la réalisatrice.
- 23 mars – Saint-Pierre d’Oléron, avec CINA : en présence de la réalisatrice.
- 24 mars – Saint Jean d’Angely, avec CINA : en présence de la réalisatrice.
- 25 mars – Poitiers – Cinéma le Dietrich, avec CINA : en présence de la réalisatrice.
- 26 mars – Mulhouse – Festival Autres Regards - Cinéma Bel Air : : en présence de la réalisatrice.
- 31 mars – Marseille – La Baleine : En présence de la réalisatrice
- 1er avril – Avignon – Cinéma Utopia Manutention : En présence de la réalisatrice
- 8 avril – Pau – Cinéma le Méliès, Journée de la visibilité Trans : Avec les associations Arcolan et Les Bascos et la réalisatrice
- 9 avril – Bayonne – Cinéma l’Atalante, dans le cadre des Rencontres sur les Docks : en présence de la réalisatrice.
- 10 avril – La Réole – Dans le cadre de Cinémarges avec Caméo et CINA : En présence de la réalisatrice
- 11 avril – Créon – Cinémax Linder, avec CINA et l’ACPG : En présence de la réalisatrice
- 12 avril – Terrasson – Dans le cadre de Cinémarges : En présence de la réalisatrice
- 14 avril – Saint Médard en Jalles, avec CINA et l’ACPG : En présence de la réalisatrice
- 19 mai à 20h30 – Besançon – Cinéma Aux 2 scènes, avec l’association XYZ et Amnesty International
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Pour être claire, je tiens à préciser que ma misandrie vient d’une haine du patriarcat et non des « masculinités ».
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Toutes ces attirances repoussées, tous ces désirs qui macèrent, cette sexualité qui réclame, toutes ces petites idées impérieuses, à un moment, il va leur laisser quartier libre, il va quitter son manteau d’homme, d’homme moral, il va se laisser devenir chien, animal.
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