Dans ce texte court paru dans le numéro anniversaire des dix ans de Transgender Studies Quarterly, læ philosophe Marquis Bey (à qui l’on doit notamment Black Trans Feminism et Cistem Failure) revient sur les extensions qu’a connues le mot trans au cours des dernières décennies et les débats que cette extension occasionnent, non seulement dans les discours antitrans orchestrant des paniques à propos d’une prétendue contagion transgenre, mais aussi dans les discours trans eux-mêmes parfois soucieux de voir le mot perdre de sa capacité descriptive ou sociologique.
Attachéꞏe à la pratique et aux visées de l’abolitionnisme carcéral et de l’anarchisme, Marquis Bey tente d’esquisser un pas de côté face à l’obligation de genrer : et si trans pouvait nous permettre de nous maintenir un peu plus au bord du système qui nous conduit à catégoriser ? Est-ce que cela ne vaudrait pas la peine de lui laisser réaliser son travail de ruine du/des genres ? Une réponse succincte, savoureuse et sans doute irrésolue, aux débats qui opposent les maximalismes et les matérialismes trans, et qui ménage une place puissante à ce que la non binarité contribue au transféminisme.
Trou Noir remercie la collective t4t – translators for transfeminism et Marquis Bey.
Illustration : mbk
Si tu poses la question à des gens d’une certaine génération, ou même à des gens d’une certaine orientation politique, ou même à des gens qui sont au reste sympathiques mais qui n’y comprennent « juste rien », tu peux entendre des phrases comme Tous ces trucs autour du genre, ça va trop loin. Ou encore Apparemment, tu peux juste décider que tu es une femme et maintenant c’est moi le méchant si je ne pense pas que tu en es une. Il est possible que tu entendes certaines inflexions de ces phrases au sein du champ même dont cette revue commémore l’activité, quelque chose du genre : « Aujourd’hui, il suffit de dire que tu es trans et voilà !, t’es trans. Si n’importe qui peut être trans, à quoi ça sert ? » Ou quelque chose d’approchant. Et pour ma part, j’aime jusqu’au moindre détail toutes ces choses auxquelles ces phrases essayent de répondre.
Bien que je sois de celleux qui, d’une manière bien frustrante pour certainꞏes, ont tendance à prendre immédiatement la voie de la philosophie, je voudrais ici essayer de suspendre pour un bref instant mes manœuvres théoriques habituelles. À la place, je voudrais commencer dans l’interpersonnel, dans l’expérientiel, pas pour vénérer ces choses ou pour suggérer leur fondamentalité hiérarchique comparée au philosophique, mais plutôt pour apaiser mes possibles détracteurices. De fait, je suis plutôt de celleux qui, contrairement à nombre de mes camarades, cherchent à désaccentuer l’expérientiel et le matériel, dans la mesure où ma compréhension de trans excède profondément, et cherche à invalider, le sol sur lequel le matériel et l’expérientiel, et leur soi-disant transparence, reposent. Croyez-le ou non, il y a un certain nombre de personnes qui préféreraient ne pas entendre parler de ce genre de trans. Mais pour moi, tel est le futur de trans – et, aussi, son présent et son passé.
Il n’y a pas deux jours, au moment où je commençais d’écrire ces lignes, j’ai envoyé un message à un ami, avec qui nous avons unꞏe amiꞏe en commun et pour la première fois en ma présence, cet ami a utilisé le pronom « iel » pour décrire cette personne. Un an plus tôt, unꞏe très chaer camarade partageait avec moi sa compréhension d’elle-même comme agenre, considérant qu’il utiliserait dorénavant les « Trois Principaux » pronoms : he, she et they. Deux années plus tôt, mon amoureuxse læ plus durable partageait avec moi, ol aussi, sa compréhension d’ol-même au travers de la non-binarité, que nous considérons toustes deux comme une pratique et un projet d’invalidation du genre. Cela pour dire que nous ne nous identifions pas comme non binaires, nous ne répondons pas, quand on nous pose la question de l’identification, en disant « je suis non binaire » ; bien plutôt – et peut-être cela infléchit-il mon désir pour le futur de trans dans les études trans – nous disons que nous nous comprenons au travers de la non binarité dans la mesure précisément où non binaire, ou trans, n’est pas quelque chose que nous possédons ou dont nous parons nos corporéités, mais plutôt une modalité par laquelle nous bricolons, ou défaisons, ou rompons avec le genre lui-même en tant qu’appareil d’imposition. Ou, deux ans et demi plus tôt, alors que j’avais changé mon nom sur Zoom pour « Marquis : they|them, ou n’importe quel pronom », unꞏe de mes collègues m’avait répondu : « Oh tu utilises le pronom they maintenant ? Hé bien moi aussi ; je suppose que beaucoup de choses ont changé depuis la dernière fois qu’on s’est vuꞏes [trois ans plus tôt]. » Et puis finalement, un de mes plus proches partenaires intellectuels, dont je relisais récemment un essai où il écrivait « en tant que personne qui se comprend lui-même comme blanc », et à qui je répondais, à propos du « lui-même », pour le moment.
Il semble que toustes mes amiꞏes sont, sont en train de devenir ou seront bientôt trans.
Précisons un peu les choses, comme il se doit : il ne s’agit pas, en disant cela, de siphonner la signification et l’importance, et encore moins les ressources, qui sont allouées à celleux qui peuvent être considéréꞏes, de manière quelque peu perturbante il me semble, comme des « vraies personnes trans », comme taaaant de discours le suggèrent – une référentialité discursive que j’imagine « comprendre » mais dont il y a assurément beaucoup à dire [1]. Le but ici n’est pas de retirer quoi que ce soit aux personnes trans qui ont, pourrait-on dire, emprunté des voies plus traditionnelles ou attendues – des interventions et des altérations hormonales, médicales, psychologiques et interpersonnelles, des expériences, souvent violentes, et ainsi de suite. Je suis souvent perplexe face à l’idée selon laquelle l’expansion de trans puisse être lue comme quelque chose qui serait retirée à celleux dont on reconnaît plus facilement le droit de revendiquer ce nom. Parce que, d’une manière substantielle, trans indique une expansion, une vision non propriétaire concernant qui peut validement endosser (ou refuser) tel ou tel genre de telle ou telle manière. Mais plus encore, concernant la manière dont cette méditation pourrait nous aider à envisager le futur des études trans, trans peut être considéré comme une indication de ce à quoi je n’ai de cesse de revenir obsessivement avec tant de camarades et de complices : « la critique du régime régulateur du genre, de sa normativité et de ses catégorisations » ; « l’invalidation des ontologies de race et de genre qui nous sont imposées » (Bey 2022, 3).
Bien, la suspension n’a pas tenu, et nous voilà dans les alentours du philosophique. Et permettez-moi d’écrire, comme je l’ai dit à voix haute au cours d’une conversation avec un.e adelphe trans philosophe (je papillonne encore de nos échanges, E) que mes deux amours philosophiques favoris – Derrida et Deleuze – sont des penseurs trans féministes. Sérieusement. Si bien que c’est vraiment sans surprise que j’ai récemment lu dans Transgender Marxism (Gleeson et O’Rourke 2021) un texte que nous devrions tou.tes lire (et je ne dis pas cela en tant que marxiste, ni Noir..e, ni trans, ni quoi que ce soit d’autre) dans la mesure où il élucide les inflexions radicalement trans de Deleuze. CB et An, les auteurices, s’y engagent dans un dialogue sur Deleuze et la différence de genre, et ols donnent à leur échange le merveilleux sous-titre d’« Association conspiratrice pour l’avancement de la dégénérescence culturelle ». Ols offrent la transitude, non pas en termes deleuziens mais plutôt comme une émergence d’un temps passé avec Deleuze – ou plutôt, avec les pensées que Deleuze nous a offertes – et un désir de « l’emporter au-delà du simplisme de l’identité libérale » (200). Comme nous devrions emporter toutes choses. C’est ce « simplisme de l’identité libérale » qui répond quand certain..es, dont je fais partie, s’efforcent de nommer une transitude plus insurrectionnelle et moins propriétaire. C’est lui qui parle quand on répond, comme on m’a répondu : « Mais ma transitude est pour moi et seulement pour les personnes qui sont vraiment des personnes trans. » La réponse qui veut que trans soit une identité spécifique, une identité qui a une place et qui convient à la mesure des catégorisations existantes de la quantifiabilité capitaliste – c’est-à-dire de l’aisance à surveiller et à discipliner – a pour effet et pour but la « reterritorialisation de cette ligne de fuite », une ligne de fuite que trans est censé encourager et (in)définir (201). S’il est vrai, et j’ai tendance à penser les choses ainsi, que l’insurrection trans féministe a lieu et continue d’avoir lieu, quand nous « sortons des bureaux du genre », point ; quand nous réalisons que « être une femme », trans, cis ou autre, « ne suffit plus » ; quand « dynamiter la loi binomiale du sexe et du genre devient une pratique politique » (WhoreDykeBlackTransFeminist Network 2010) – si cela est vrai, alors trans-comme-identité-spécifique-médico-juridique-qui-doit-être-respectée-parce-que-nous-devons-être-de-braves-(fétichistes-des-droits)-humains-libéraux est loin d’être ce que trans peut et doit être.
Ce n’est pas tant que trans reconfigure le genre d’une manière qui serait « meilleure » ou plus « inclusive », c’est plutôt que trans, pour revenir au manifeste du Réseau PuteGouineNoirꞏeTransFéministe, ne veut pas genrer. « Tout le monde produit du genre », écrivent-iels. Mais l’insurrection à laquelle nous nous engageons désire plus que cela. Là où tout le monde produit du genre, « nous produisons de la liberté » (WhoreDykeBlackTransFeminist Network 2010). Parce que le genre lui-même est en faute ; les manières dont nos identités racialisées et genrées nous sont mises sur le dos ne sont pas simplement des signes descriptifs ; ce sont, comme le disent CB et An, « des manières de briser et de contraindre le corps », pour lesquelles « la sexuation elle-même » joue un rôle fondamental (201). Le genre est offert, ou plus exactement forcé sur les corps, comme une manière de « massacrer le corps aussitôt qu’il naît » et même avant sa naissance. Et ce massacre – ce genre ; le genre comme tel – « est vital pour la production d’une force de travail laborieuse, c’est-à-dire pour la production du corps productif. Il est vital pour le capitalisme » (202). Et il y en a pour se demander pourquoi j’entretiens une relation abolitionniste au genre.
Voilà pour moi l’apparence et la saveur de l’avenir de trans et des études trans. Et ce qu’elles sont depuis longtemps déjà. Je ne suis pas ici pour établir des critères de plus en plus précis pour l’entrée dans le club exclusif de la transitude où seulꞏes celleux qui sont à la hauteur peuvent entrer. Ouvrons trans, plus, et plus encore. Laissons entrer tout le monde ; ou rappelons-nous que personne n’a à rester dehors. Pas parce qu’il n’y a pas de critères ni de conséquences pour les différences de subjectivités (au sein de cette itération du monde). Mais parce que trans est le désir et la réalisation politique de et pour la remise en question radicale des critères et des différences elles-mêmes.
traduit de l’anglais (états-unis) par la collective t4t – translators for transfeminism
Références
Bey, Marquis. 2022. Black Trans Feminism. Durham, NC : Duke University Press
Gleeson, Jules Joanne, and O’Rourke, Elle, eds. 2021. Transgender Marxism. Londres : Pluto.
The WhoreDykeBlackTransFeminist Network. 2010.« Manifesto for the Trans-Feminist Insurrection ». Anarcha Library, October 20th.
Article original
Marquis Bey, « All My Friends Are Trans (or Will Be Soon) », TSQ (2023) 10 (3-4) : 208–211.
[1] Et je demande alors, reprenant ce qui est devenu le refrain de Mustafa, une personne brillante qui étudie avec moi et qui demande : « Qui sont, au juste, les vraies personnes trans (real trans people) ? » Comment peut-on imaginer répondre sereinement à cette question, et ainsi répéter ad nauseam le présupposé qui se trouve à sa base, et qui prétend qu’il existerait de « vraies » personnes trans, et donc de « fausses » personnes trans, et qu’il serait facile de faire la distinction entre les deux ? Surtout lorsque nous sommes, ou devrions être, engagéꞏes dans une politique trans radicale qui discrédite les logiques mêmes d’authenticité incrustées dans la notion même de realness et de « vrai ».
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