Les mouvements politiques queer ont toujours entretenus des rapports ambigüs avec la psychanalyse. Qu’ils s’agissent de Teresa de Lauretis, de Judith Butler, de Eve Kosofsky Sedgwick, de Gayle Rubin, de Leo Bersani, de Lee Edelman, ou encore de Paul B. Preciado, pour ne citer que les essayistes les plus connu.es, tout.es ont impliqué des lectures psychanalytiques à l’intérieur de leurs propres champs de recherches afin d’esquisser et de problématiser les subjectivités queers.
Mais pour parvenir à faire un tel usage de la psychanalyse en faveur d’une émancipation sexuelle, il aura néanmoins fallu affronter les conceptions plus autoritaires et conservatrices de la discipline freudienne.
En octobre 2018, Fabrice Bourlez publiait Queer psychanalyse, Clinique mineure et déconstructions du genre, un ouvrage qui permet d’actualiser l’enjeu d’une écoute attentive de nos désirs tout en continuant d’interroger les implications politiques des bouleversements des notions de genre et de sexualité actuels.
Nous vous proposons de lire cet entretien, réalisé pendant le confinement de novembre 2020, qui revient notamment sur l’importance de la découverte de l’inconscient, sur la pratique d’une clinique mineure en direction des minorités, sur la notion de safe, sur l’homophobie et la transphobie, et enfin sur l’enfance.
***[Photo de Une - Détail : Jean Cocteau, Antigone Feutre noir sur papier]
Trou Noir : Dans Queer Psychanalyse vous soulignez l’importance de la psychanalyse pour penser nos luttes actuelles notamment car, pour vous, la découverte de l’inconscient et de la libido était un premier pas décisif vers « l’abolition du genre dans la société », mais d’ajouter en contrepoint que la psychanalyse a aussi manqué son rendez-vous avec les expériences de libération des mouvements LGBTQI+.
Est-ce que vous pouvez revenir sur ce moment de la découverte de l’inconscient et de la libido et expliquer en quoi elle participe d’une abolition du genre ?
Fabrice Bourlez : Je commence par vous répondre avec un autre livre que le mien ! Il y a une bonne quinzaine d’années, dans Théories queer et psychanalyse, Javier Saez parlait des théories queer comme du « haut talon d’Achille » de la psychanalyse. Selon le sociologue espagnol, les deux champs disciplinaires sont irréconciliables. Dans un cas comme dans l’autre, on a bel et bien affaire au « sexuel » (même si c’est compliqué de saisir précisément ce que recouvre ce mot) mais on l’aborderait de façons radicalement différentes si on est queer ou si on est psychanalyste.
La révolution queer, ses luttes, contre les inégalités, contre les oppressions et les discriminations que toutes celles et tous ceux qui appartiennent auxdites marges de la sexualité vivent au quotidien, échapperait complètement aux praticien.ne.s de l’inconscient. Les queer et les psy ne parleraient pas la même langue.
Bon, moi, il se trouve que mon métier, c’est psychanalyste. C’est ma pratique depuis longtemps. Je m’y suis formé à l’université, dans des écoles de psychanalyse, sur le terrain, dans des institutions du champ de la santé mentale et en cabinet. Mais il se trouve aussi que je suis pédé. Ça implique d’autres pratiques, depuis longtemps aussi... Alors, je me suis dit que, d’une manière ou d’une autre, ces hauts talons d’Achille, plutôt que de les voir comme quelque chose qui viendrait marquer une impuissance, un point de non-rencontre, un impossible à vivre ou à penser, une fin de non-recevoir, ce serait peut-être plus intéressant de les chausser et de voir ce qui se passe d’un point de vue épistémologique et clinique.
Donc, c’est depuis cette dé-marche un peu trop chaloupée, campée sur ces hauts talons d’Achille, un pied dans l’enseignement de Freud et Lacan, un autre en train de shooter dans la fourmilière straight avec Butler, Sedgwick et Wittig, c’est dans l’après-coup d’un parcours réflexif et engagé, que je vois la psychanalyse et la découverte de l’inconscient comme un « premier pas » décisif pour l’abolition du genre dans la société.
A priori, on pense bien sûr : « Telle que Michel Foucault la décrit dans La Volonté de savoir, la psychanalyse est une sorte de contrôleuse des pratiques en matière de sexualité. C’est une normatrice de première catégorie, qui inscrit le savoir tiré de l’inconscient directement dans la biopolitique. La pratique psychanalytique relaie la manière dont le pouvoir s’inscrit à même la vie de nos corps et de nos psychés. Le dispositif de la sexualité avec ses institutions, ses normes, ses savoirs, ses conseils, ses représentations, ses gestes, ses interdictions, ses discours trouve son point culminant avec la découverte de l’inconscient freudien. Et, depuis lors, on assiste de manière répétée et appuyée à la pathologisation des pratiques non-conformes à un idéal de sexualité reproductrice, monogame, utile à la société capitaliste. C’est flagrant comme les actes homosexuels se sont transformés avec ’dame psychanalyse’ en portraits psychologiques, en traits de perversion, C’est insupportable comme les transsexuel.le.s ont été, et sont encore trop souvent aujourd’hui, jugé.e.s comme psychotiques par le champ psy. Bref, la psychanalyse dans sa manière de se rapporter au langage, dans sa façon de définir les gens et d’articuler les concepts, s’inscrit dans un temps du savoir, dans une épistémologie, foncièrement aux antipodes des libérations prônées par les queer ». Là, on a affaire à un premier point de vue très critique quant à la psychanalyse. Avec Foucault, on historicise le savoir tiré de l’inconscient. On en questionne la dimension politique. Cette démarche me semble aussi nécessaire que salvatrice. Elle évite de penser que parce que vous êtes psy vous seriez détenteur d’un savoir hors-sol, absolu, étanche à toute inscription historico-sociale.
Mais, toujours depuis mes hauts talons d’Achille, j’ai aussi appris, dans les différents temps et les différents lieux de mon parcours – je pense aussi bien à mon analyse personnelle qu’aux personnes que j’ai pu suivre moi-même en tant que clinicien en institution ou en cabinet – ; eh bien, j’ai appris que le fait de dire, d’aller déposer un truc, une parole, un rêve, une colère, un doute, un souvenir chez une personne que vous ne connaissez pas, qui ne vous répond pas grand-chose, qui entend néanmoins votre dire, qui vous aide à saisir la place d’où vous énoncez les choses et qui vous renvoie à ce que vous formulez par sa simple présence ; j’ai appris que tout cela, ça allège considérablement le poids de l’existence. Ça change une vie de comprendre les déterminants sociaux de ce que l’on vit. Mais ça change aussi une vie de saisir comment, à l’intérieur même de ces déterminants sociaux, chacun.e a tracé un parcours unique, a évolué selon un trajet singulier, a eu un ressenti différent. Il est évident, par exemple, que l’insulte et le stigmate marquent et constituent les corps des subjectivités LGBTQI++ mais, à chaque fois, il y a des différences qui vous ont façonné.e. de manière unique. Nous avons sans doute tou.te.s grandi dans des familles, des écoles, des lieux de socialisation la plupart du temps, au pire, ouvertement homophobes, au mieux, hétéronormatifs. Mais, au un.e par un.e, nous avons reçu, intégré, subjectivé différemment cet état de fait. Les insultes que nous avons entendues sont souvent les mêmes, les moments où elles nous auront fait pleurer et où elles nous auront mis la rage varient au cas par cas. L’espace de l’expérience analytique est là pour entendre autrement ce qui nous a constitué, ce qui nous a fait peur, ce qui nous a fait pleurer ou ce qui nous a fait rire. Dans une psychanalyse, c’est vrai, on ne milite pas pour des idéaux politiques, sociaux, mais on retrouve un peu de puissance d’agir sur sa propre histoire, sur ses propres traumatismes. On s’aperçoit que l’Autre familial, social, langagier, a eu des effets sur nous, qu’il a façonné nos peurs, nos désirs, nos souffrances, nos attentes... Il me semble qu’on peut aussi tenter de se défaire de ces effets autrement que par la militance. Voir comment on n’a pas tout décidé dans sa vie et comment, de manière subjective, on a répondu à ce que l’Autre a dit de nous, y accéder par le biais de la libre association, du rêve, des souvenirs, du récit répété de certains traumas, tout cela, c’est aussi le pari de Freud. Quand on admet l’hypothèse de l’inconscient, on admet qu’on n’a pas la main sur tout dans ce qui nous arrive. Et on pense qu’en le mettant en récit, on parviendra à saisir un peu mieux ce qui nous échappe parfois de manière systématique. Bref, mettre en mot l’insupportable pour essayer de l’affronter, ça peut vous aider à mieux tenir dans l’existence.
Présenté comme un travail sur la plus extrême singularité de chacun.e et sur la façon dont on peut se réapproprier des morceaux de son histoire pour la rendre vivable, le dispositif de la cure analytique ne me semble pas très genré. En tous cas, on n’est plus tellement du côté de la biopolitique, des normes qui valent pour tous. On prend plutôt la chose à l’envers : du côté du sujet. Premier petit pas, modeste. Certes.
Comment analysez-vous cet écart entre l’analyse foucaldienne du biopolitique et la psychanalyse ? Est-il possible de faire quelque chose de cet écart ?
Au fond, quand on avance sur ces hauts talons d’Achille, on ne marche ni au rythme de la biopolitique, ni à celui des écoles psychanalytiques. On danse entre les deux ! On tente une sorte de grand-écart intenable, fatigant où l’on croise les deux approches. Il ne s’agit pas de réduire le queer à une position d’énonciation qui viendrait corriger certains propos rétrogrades de la psychanalyse. Mais il ne s’agit pas non plus de réduire la psychanalyse à une vieille pythie fatiguée qui serait devenue une gardienne de la morale pudibonde. Qu’on soit psy ou qu’on soit queer, à chaque fois, on a affaire à des concepts mais aussi à des pratiques engagées dans le réel de la vie. Pour moi, réfléchir en groupe sur l’intolérable, militer, manifester, descendre dans la rue, c’est aussi nécessaire qu’avoir le courage de rencontrer quelqu’un.e, de l’écouter chaque semaine, de tenir séance après séance face au désarroi, à la douleur d’exister, à l’angoisse, à l’impossible à supporter. Il y a des ennemi.e.s extérieur.e.s, des combats à mener et des idées à déconstruire. J’en suis convaincu. Mais il me semble que nous avons aussi des ennemi.e.s intérieur.e.s — un regard qu’on a posé sur vous, un récit qu’on a fait de vous, un surnom qu’on vous a donné, un animal domestique que vous avez perdu enfant, un père trop aimant, une mère absente… — et des images de nous-mêmes, des représentations qu’on a de soi qui nous encombrent et contre lesquels lutter tout aussi utilement. L’enjeu, à chaque fois, dans un cas comme dans l’autre, c’est de rendre la vie un peu moins invivable.
Donc en relançant l’éthique de la psychanalyse à travers les remises en cause queer, il me semble qu’on peut effectivement renouer avec le tranchant de la découverte freudienne qui a sans doute trop souvent été oublié dans les écrits et les prises de position du champ psy. Heureusement que les queer ont interpelé les psychanalystes pour les réveiller ! À l’inverse, je pense que les formes d’entraide, d’amitié, de soutien, les liens de la militance, les slogans hurlés à plusieurs voix laissent de côté la solitude que l’on rencontre parfois après avoir crié sur les barricades ou même après avoir fait la fête toute la nuit. L’espace de l’analyse permet aussi de reprendre son souffle quand on s’est époumoné.
Et puis, quand même, si vous lisez les Trois Essais sur la théorie sexuelle, pour Freud, homosexualité et hétérosexualité sont problématiques au même titre. Ce sont les voies du désir qui sont à interroger plus qu’une éventuelle orientation ou identité sexuelle. Pour Freud, l’objet de la pulsion n’est ni l’objet d’un besoin, ni celui d’un instinct naturel. Il s’agit d’un objet qu’on cherche en permanence, dont on ne peut se passer. Il le situe à la lisière de l’intérieur de votre corps et de votre environnement : un composé de corps et de culture, en somme. Cet objet est censé vous procurer le plus grand plaisir, parfois trop même. Freud nous explique qu’il n’y a rien de plus plastique que cet objet, rien de moins conforme à quelconque ordre sociétal, rien de plus rétif à une quelconque éducation à être fille ou garçon. Quand Freud affirme que nous sommes des pervers polymorphes, il ne dit pas autre chose : notre libido, toute pleine d’objets pulsionnels, notre vie onirique et notre vie sexuelle ne sont fondamentalement pas straight. Elles sont pleines de fantasmes bizarres, d’envies défendues, de désirs prohibés. En résumé, du côté du sexuel, à chacun sa façon de dysfonctionner. Là, pour le coup, si l’on pense qu’il écrit tout cela au début du XXe siècle, c’est moins modeste que tout à l’heure. C’est même assez « proto-queer » de se dire que ce qui anime le sujet humain dans sa recherche de plaisir varie pour chacun.e, est insatiable et n’est justifiable aux yeux d’aucune morale.
Des penseur.se.s comme Gilles Deleuze, Félix Guattari et Gayle Rubin ont cherché à réactiver la potentialité subversive de la psychanalyse en se débarrassant la centralité de l’Œdipe et donc de sa dimension conservatrice et bourgeoise. C’est l’opposition entre « clinique mineure » et « clinique majeure ».
A quoi ressemble une clinique majeure, c’est-à-dire conservatrice, dans le paysage psychanalytique français d’aujourd’hui ?
Fabrice Bourlez : Je n’ai pas envie de distribuer les bons et les mauvais points, de vous désigner les psy réacs et celles ou ceux qui le seraient moins. Ça se voit assez vite en lisant leurs déclarations dans les journaux ou en s’intéressant à leurs productions écrites. On a eu des pots-pourris particulièrement nauséabonds au moment du Mariage pour tous. Cela arrive à peu près, à chaque fois que la cellule familiale se voit transformée (Pacs, PMA, GPA…) ou que les identités de genre se trouvent officiellement reformulées en dehors du binaire homme/femme. De manière systématique, vous allez trouver des gens pour tenir des propos conservateurs au nom de leur discipline. Effectivement cela recouvre une bonne partie de l’exercice majoritaire, normatif et prescriptif de la psychanalyse. Mais au fond, il y a aussi des philosophes, des cinéastes ou des écrivains qui sont très conservateurs, ça ne remet pas en cause toute l’histoire de la philosophie, du cinéma ou de la littérature pour autant.
Si l’on oppose clinique majeure et clinique mineure, quatre distinctions sont à avoir en tête. D’abord, il faut savoir que cette distinction vient de la lecture que font Deleuze et Guattari des textes de Franz Kafka. Kafka était juif, tchèque et il écrivait en allemand. Sa façon de manier la langue est minoritaire : ce n’est pas sa langue maternelle. Impossible pour Kafka d’écrire « comme il faut ». Mais impossible aussi de ne pas écrire. Deleuze et Guattari nous disent que c’est le problème de toutes les minorités, de tous les enfants d’immigré.e.s. On est face à une langue qu’on n’a pas choisie. Et parce qu’elle nous est étrangère, on peut se l’approprier au point de la renouveler, de la réinventer, d’y faire entendre des choses jusque-là inouïes. Ça me semble très utile d’avoir cela en tête quand on se sent opprimé.e.s par certains propos, certains diagnostics, certaines interprétations de la langue psychanalytique. Peut-être que l’on peut parler cette langue avec un peu moins de certitude que celle des grands maîtres qui disposent de toutes les nuances et de toutes les figures de style officielles. Kafka creuse une langue nouvelle dans l’allemand et il en révolutionne les sonorités. On ne s’y retrouve plus. On ne s’y reconnaît plus. Et c’est une chance ! Deuxièmement, vous le souligniez, cette façon nouvelle de se rapporter à la langue se défait de l’Œdipe. En tous cas, ce n’est plus un passage obligé pour structurer le désir, voire pour structurer votre énonciation. C’est certain, le modèle œdipien a servi à asseoir la famille petite bourgeoise papa-maman-bébé. Et, très clairement, ce modèle-là ne vaut pas de façon intemporelle, universelle. C’est très anachronique de réclamer aujourd’hui un père et une mère pour le bien-être de l’enfant au nom de je ne sais quelle psychologie du développement. Enfin, les psy ne sont pas là pour régimenter la manière dont les gens s’aiment et font famille.
Mais, vous savez, Œdipe c’est plus que Freud : c’est le modèle tragique par excellence dans la Poétique d’Aristote ! Donc, on est non seulement coincé avec Œdipe dans un imaginaire familial mais toute l’histoire de la littérature, depuis l’analyse qu’en donne Aristote, découle en quelque sorte des vers sophocléens. Œdipe, c’est du symbolique, c’est de la structure, ça façonne, ça recouvre tous les vrombissements des machines désirantes pour coloniser le langage de son drame familialiste. Et, malgré tout, partout, ça rate : Artaud, Woolf, Pasolini, Wittig, pour n’en citer que quelques-un.e.s qui me tiennent à cœur, défont la littérature œdipienne, la mettent en variation, la minent. Chacun de leurs textes y pose une bombe.
Troisièmement, une clinique mineure travaille en direction des minorités. Autrement dit, elle ne se pense plus à partir du centre, de l’étalon référence. Elle discute avec les marges pour s’apercevoir qu’une cartographie des corps et des désirs peut toujours être redessinée selon des contours inédits. Cependant, que la clinique ne croie plus à l’Œdipe, ne suffit pas pour qu’elle devienne mineure pour autant. On peut tout à fait ne pas être homophobes et rester complètement hétéronormatifs. Il y a un travail de connexion, d’hybridation, de transformation de la position d’énonciation et de la place qu’on occupe qui opère dans le passage du majeur au mineur. Pour le dire simplement, le mineur situe la clinique. Le majeur la transcende et l’universalise. Il me semble qu’il y a tout un effort de politisation, de réflexion autour de la genèse des concepts, des silences et des présupposés psychanalytiques qui permet de connecter la pratique du côté du minoritaire sans qu’elle ne recouvre aucun idéal communautariste fermé. Je ne prône pas une analyse du même par le même. D’ailleurs, l’inconscient ça ne marche qu’à travers des différences et des altérités.
Bref, quatrièmement, faire retentir la clinique sur un mode mineur, c’est tout simplement, d’une part, entendre les discours des minorités, se dire que leurs critiques à l’égard de la psychanalyse permettent de re-réfléchir à comment on travaille, de ne pas tenir les concepts trop vite pour acquis. Ceci dit, je crois que cela vaut pour la psychanalyse comme pour les queers, en fait. Il s’agit de ne pas trop croire fermement aux définitions que l’on s’est données, il s’agit de ne pas trop réciter son credo sans en interroger les tenants et les aboutissants. Cela vaut pour les concepts métapsychologiques. Mais Butler elle-même n’affirme-t-elle pas, concernant le queer, qu’un jour peut-être le concept lui-même sera à requestionner parce que trop galvaudé, trop répété, trop à la mode… Voilà, il me semble que le majeur vise à conserver la langue, les acquis, les certitudes. L’usage mineur d’une discipline vaut comme un permis d’inventer.
Vous dites que la psychanalyse ne devrait pas « viser le bien du patient mais son désir et sa jouissance ». Pouvez-vous déployer cette vision de la psychanalyse que vous défendez, peut-être en commençant par définir la notion de jouissance ?
Fabrice Bourlez : La notion de jouissance vient d’une distinction qu’opère Lacan, en relisant Freud. Schématiquement, Lacan distingue le désir et la jouissance. Le désir d’un sujet, ça le tient en vie, ça l’entraîne, ça lui fait déplacer des montagnes. La jouissance, selon Lacan, ne se réduit pas au plaisir qu’on peut tirer d’un acte sexuel quel qu’il soit ou bien alors au sens où l’on a pu dire parfois que la jouissance est une « petite mort ». En ce sens, la jouissance correspond plutôt à ce qui va se situer au-delà du principe du plaisir et vous voyez bien que, quand on dit « au-delà », il y a une dimension d’excès. Freud, puis Lacan, estiment qu’il y a une tendance au désir chez l’être humain mais qu’il y a aussi une tendance, pour le moins étonnante, à répéter des expériences de déplaisir et à en tirer une certaine satisfaction ! Alors par rapport à l’idéal du bien, du bon, du vrai, ça déplace considérablement la donne. Visez le désir et la jouissance, c’est essayer d’orienter le travail sur, d’un côté, ce qui encombre le sujet et l’empêche de vivre une vie désirante et, de l’autre, sur ce qui peut l’aider à limiter un petit peu ses excès. Mais ça, une fois de plus, j’insiste, ça ne doit pas se confondre avec de la morale ou des valeurs. Ce qui vient prendre la place de la jouissance chez l’un.e peut tout à fait correspondre à un horizon désirant chez l’autre. La perspective de se défaire d’un idéal de vie qui devrait être bien ou bonne pour s’approcher, au cas par cas, de ce qui convient le mieux à la personne que vous rencontrez, constitue une boussole éthique assez précieuse. Ça dépsychologise les enjeux : je ne sais pas ce qui est bien pour quelqu’un. En revanche, il me semble qu’on peut entendre les passages qu’un sujet ne cesse de parcourir malgré lui, elle, iel... Épingler les moments où c’est trop, où c’est plus fort que soi. Repérer ces espaces et ces temps qui, à force de se répéter, finissent par nous encombrer, nous faire souffrir. Et, de la même façon, il me semble fondamental de travailler à sentir le désir qui s’empare de nous, qui nous donne des ailes, qui nous apporte un peu de joie, malgré le quotidien, les injustices, les discriminations. Donc, on se défait du bien qui vaudrait de manière universelle et on essaye de viser le plus singulier : ce qui obscurcit la vie comme ce qui lui ouvre des horizons inédits.
Une psychanalyse mineure, aux prises avec la jouissance, peut-elle être safe ?
Fabrice Bourlez : Là, en fait, il y a un petit paradoxe. Historiquement un espace safe renvoie à un lieu où l’on se réunit sans crainte de subir une agression. Un endroit de la communauté LGBTQ++ protégé pour penser et panser les maux. On y respire sans avoir la crainte d’être dépossédé.e de sa parole, sans redouter d’être stigmatisé.e parce que l’on aurait tel ou tel comportement ou telle ou telle pratique. Ces lieux sont nécessaires.
Mais le paradoxe consiste en ceci qu’au fond, parler pour rencontrer son désir et faire face à sa jouissance, ce qui est le but d’une analyse, n’est pas un exercice à proprement parler safe.
Je trouve qu’il y a quelque chose de dangereux dans le fait de se pencher sur ses rêves, ses symptômes, ses lapsus... Il y a quelque chose de périlleux dans le fait de cerner sa jouissance. La première indication de Freud quant au déroulé d’une cure, c’est : « dites ce qui vous vient ». La libre association n’a pas de freins. Et notre parole est parfois acérée envers nous-mêmes. Ce n’est pas toujours simple de réaliser ce à quoi l’on tient et comment on tient. Est-ce que c’est safe de regarder ses propres mesquineries, ses petites bassesses, de dévoiler ses petits secrets un peu honteux ? Non, certainement pas.
Je crois donc que le cabinet doit être un lieu safe pour que chacun.e puisse prendre le risque d’y trouver les mots pour se délester du poids de l’être afin de devenir. Pour cela, parfois, on se confronte à ce qu’il y a de plus dégueulasse en nous-mêmes. Donc, quand on est psychanalyste, il s’agit, d’une part, de se défaire de la somme de ses préjugés, comme le disait déjà Lacan. Ça, ça rend l’espace un peu safe quand même. Et, d’autre part, il s’agit aussi, et surtout, de faire preuve de la plus grande prudence. La clinique mineure, elle mine le majeur, bien entendu. Mais il ne s’agit pas non plus de faire exploser les bombes que l’on a à l’intérieur de nous en appuyant à coup de marteau sur tous les boutons n’importe comment ! Autrement dit, il est fondamental que le sujet prenne le temps de dénouer les fils de sa jouissance, de son désir et de son histoire personnelle et sociale, en déminant cela un petit peu à la fois …
Depuis quelques années nous assistons à l’émergence (répétitive) d’une homophobie et d’une transphobie de plus en plus décomplexées et brutales. Pensez-vous que la psychanalyse est en mesure d’intervenir dans ces questions sensibles ? Y a-t-il des penseur.se.s qui auraient contribué à l’analyse de ces phénomènes ?
Fabrice Bourlez : C’est difficile de répondre à votre question parce qu’elle convoque différents niveaux de réflexion et d’action. D’un côté, on l’a dit, les queer l’ont remarqué, la psychanalyse a elle-même été trop souvent un vecteur d’homophobie et de transphobie. Faut-il jeter le bébé avec l’eau du bain ? Vous aurez bien compris que je ne le crois pas. D’un autre côté, il y a des psychanalystes, des psychiatres, des psychologues qui ont aussi accueilli des victimes d’homophobie et des victimes de transphobies pour les aider à surmonter la douleur rencontrée. Il y a également des psy qui s’efforcent par leurs textes, leurs cours, leurs conférences, leurs articles de continuer à rendre vivante la pratique psychanalytique et son éthique. Ces psy-là sortent la métapsychologie de ses ornières théoriques et ouvrent la clinique à un accueil bienveillant des diversités en tous genres. Dans le champ universitaire, vous avez les travaux de Laurie Laufer et Thamy Ayouch qui me semblent tout à fait utiles pour lutter théoriquement contre l’homophobie et la transphobie. Je crois que les travaux issus des personnes concerné.e.s sont aussi tout à fait fondamentaux. Il y a eu le beau numéro des Transgender Quarterly Studies intitulé « Transpsychonalytics » qui s’efforçait de travailler les concepts psychanalytiques à partir des questions trans. Là aussi, l’idée était que l’appareillage conceptuel de la psychanalyse pouvait être mis au service d’un élargissement des possibles à la place de pathologiser l’existant. J’aime bien ce qu’y proposait la psychanalyste Patricia Gherovici. Selon elle, le moment est venu pour que la psychanalyse opère elle-même un « changement de sexe ». Qu’est-ce que ça veut dire ? Si ce n’est, au-delà du mea culpa nécessaire pour passer à autre chose qu’une pathologisation des identités trans, essayer de ne plus penser à partir de La différence des sexes comme seule et unique boussole, tenter de se passer des dichotomies pour renouer avec les multiplicités des corps, des jouissances, des pulsions et des désirs ? Il me semble aussi tout à fait décisif pour lutter contre l’homophobie et la transphobie que de plus en plus de praticien.ne.s de la psychanalyse continuent à sortir du placard. C’est une première étape fondamentale pour que le silence bienveillant de l’écoute flottante cesse de se confondre encore toujours avec la norme hétérosexuelle. En ce sens, même si ce n’était pas écrit d’un point de vue psychanalytique, j’avais beaucoup apprécié Cha Prieur avait écrit autour du dernier livre de Paul Preciado. En tant que personne trans, iel insistait sur les travaux existants dans le champ psy pour sortir de la grammaire majoritaire tout en défendant l’importance des thérapies sans que ces dernières ne gomment aucunement les engagements militants.
Maintenant est-ce que la psychanalyse est en mesure de dire quelque chose quant à la haine de ce qui est différent ? Est-ce que le dispositif freudien est en mesure d’expliquer a minima les mécanismes de peur face aux différences, l’horreur que certains comportements inspirent à certains sujets ? Très certainement, oui. Les notions de pulsion de mort, d’idéal, de narcissisme de la petite différence dans les textes sur la guerre ou dans le Malaise dans la civilisation donnent déjà à lire une sorte de désenchantement freudien face à la marche du monde. Mais les explications ne justifient rien. Tout au plus donnent-elles la force de se remettre en mouvement. La psychanalyse ne croit pas aux lendemains qui chantent et aux cités heureuses. En revanche, ses explications, pour pessimistes qu’elles soient, donnent la force de se réveiller et de poser des actes capables de reconfigurer l’horizon subjectif.
Pour finir, quels liens une psychanalyse mineure entretient-elle avec la notion d’enfance ? Quelle place lui accorde-t-elle dans sa pensée ?
Fabrice Bourlez : C’est une très belle question. J’ai en tête pour vous répondre plusieurs textes. D’abord, celui du théoricien queer Lee Edelman, où il explique avec rigueur et précision que le « futur est un truc de gosse ». D’un point de vue queer, il refuse le reproductivisme des sociétés straight où l’avenir est toujours pensé à l’aune de l’enfant à venir. Il donne l’exemple des campagnes politiques américaines où tout finit toujours par s’articuler autour de « quel monde voulons-nous laisser à nos enfants ? ». Et Edelman montre très bien comment « ces enfants de demain » sont, la plupart du temps, des enfants issus de familles blanches, hétérosexuelles, bourgeoises et des enfants qui se reproduiront eux-mêmes selon un désir hétérosexuel et qui feront la société d’après-demain identique à celle d’aujourd’hui et de demain. Bref, la figure de l’enfant peut être le terreau de poncifs d’une lourdeur sans nom. Non seulement on ne pense jamais au garçon efféminé, au garçon manqué, à l’enfant issu d’une gestation pour autrui, à la progéniture issue des familles monoparentales ou homoparentales, mais quand on pose la question du futur en fonction des enfants cela implique, selon Edelman, que la famille demeure le seul repère, le socle élémentaire pour penser la vie en société et cela rassoit toujours-déjà l’hétérosexualité. Pour lui, le queer vaut comme une sorte de refus de ce familialisme, de cet idéal reproductif, il incarne l’envers de l’innocence de l’enfant. Le queer demeure fièrement un irréductible pervers polymorphe.
Par ailleurs, j’ai en tête un autre très beau livre, plus récent, qui raconte l’histoire d’une famille queer. Je pense aux Argonautesde Maggie Nelson. Au fond, comparé à la position radicale de Edelman, le livre propose un regard nouveau sur ce que faire famille peut vouloir dire. Nelson et son compagnon trans élèvent des enfants dans l’amour et, explique Nelson, en référence à Roland Barthes. Nelson, son compagnon et leurs enfants changent chacune les pièces du bateau familial au fur et à mesure de leur voyage au point que l’équipage vogue toujours mais aucune des pièces d’origine du bateau n’est plus en fonctionnement. Le corps, le couple, la grossesse, la famille se trouvent totalement transformés grâce au travail des mots, des technologies, des références et de la culture dans lesquels nous plonge le récit de la théoricienne queer.
Ce que je trouve formidable, c’est que, ici aussi, on retombe sur l’éclairage psychanalytique. Nelson intitule son livre Les Argonautes, en hommage à Barthes qui, dans son propre essai Roland Barthes par Roland Barthes, affirme que les Argonautes étaient justement ces voyageurs qui, dans leur quête de la Toison d’or, avaient transformé tout leur bateau au long du périple. En réalité, si vous vérifiez la légende grecque, vous vous apercevrez que Barthes fait un lapsus ! Il ne s’agit pas du tout du bateau des Argonautes qui se transforme au fur et à mesure du voyage mais de celui de Thésée quand il part combattre le Minotaure. À ma connaissance, ça n’a rien à voir avec l’histoire des Argonautes ! Je ne sais pas si Maggie Nelson s’est aperçue de cette erreur de Barthes ou si elle l’a pris comptant pour intituler son livre. Ce dont je suis certain, c’est que la re-signification du langage, les infinies transformations familiales, les bouleversements sociétaux, la disparition des exclusions et les inclusivités gagnées n’empêcheront jamais aux sujets humains de se tromper, de dire ou d’écrire un mot à la place d’un autre, de faire un geste malgré soi, d’avoir une réaction qui les dépasse. Et ces choses a priori sans importance continueront d’ouvrir des perspectives radicalement inédites sur ce que nous pensons faire et être. Alors, dans ces situations-là, plutôt que de retrouver un enfant œdipianisé à traiter ou à faire grandir qui nous contraindrait à rester enkysté.e.s pour toujours dans le passé, fixé.e.s sur nous-mêmes, on se retrouve plutôt comme un enfant en train d’apprendre le monde et le langage. La psychanalyse est là pour se défaire de l’enfant qu’on a été pour nous entraîner vers un ailleurs, vers un devenir-enfant, comme diraient Deleuze et Guattari en référence à Nietzsche, soit un état où l’on oublie ce que l’on pensait savoir du monde, de soi, où l’on s’arrête de croire trop fermement à ce que l’on est et où l’on retrouve une authentique liberté de création, une liberté de jouer, une liberté de se construire qui, espérons-le, s’avère des plus joyeuses !
Entretien réalisé par Mickaël Tempête en novembre 2020.
Fabrice Bourlez, Queer psychanalyse, Clinique mineure et déconstructions du genre, Editions Hermann, 2018.
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