Dans What’s the Use ? [1], Sara Ahmed propose d’interroger les notions d’usage et d’usagères, et leurs implications normatives : comment l’idée de « bon » usage prescrit-elle les « bons » comportements ? Comment celle de « mauvais » usage sert-elle l’exclusion ou l’invisibilisation des autres ?
Dans l’article qui suit, extrait de la conclusion dédiée aux « usages queer », la philosophe britannique-australienne examine la dialectique entre queerness et vandalisme, entre usages obliques et violence : avec quelle facilité les personnes qui agissent de travers sont relues comme des vandales, et pourquoi il nous appartient de réclamer le vandalisme comme pratique volontaire de défiguration/refiguration des normes.
Qui sont les Vandales ? Le terme apparaît dans la langue française à l’occasion de la Révolution de 1789, au moment où les classes bourgeoises (victorieuses) s’inquiètent de ce que les franges les plus radicales des révolutionnaires commencent à détruire les monuments et les symboles de l’Ancien Régime. L’abbé Grégoire, député de la Convention, invente alors le concept de « vandalisme » qu’il construit à partir de la figure du peuple vandale, une tribu scandinave plus ou moins mythiquement fantasmée comme responsable d’une mise à sac de Rome en 455, et symbole de violence et de destruction de l’Empire et de la Civilisation.
Le mot de vandalisme est ainsi dès ses origines l’objet d’un trafic de signifiants où se mélange des histoires de races (les scandinaves contre les latins) et de classes (les bourgeois contre les classes populaires), des histoires d’iconoclasme et d’aspirations révolutionnaires.
Les potentiels queer du vandalisme sont ici réveillés sous la plume de Sara Ahmed, qui nous livre un outil de plus pour nous entraîner à devenir ce qu’elle a appelé ailleurs « des féministes rabat-joies [2]. »
Lorsque nous réveillons les potentiels d’une matière, lorsque nous refusons d’utiliser les choses de la « bonne » manière, il y a de fortes chances pour que nos actions soient considérées non seulement comme des dégradations mais encore comme des dégradations intentionnelles. L’usage queer des choses, leur usage oblique ou détourné, peut ainsi être interprété comme une sorte de vandalisme, une « destruction volontaire du vénérable et du beau. »
La famille nucléaire est parfois considérée comme une source de respectabilité et de beauté. Dans The Promise of Happiness (2010), j’ai exploré la manière dont l’image de la famille est maintenue par une activité permanente de polissage : au sein de la famille, un important travail de maintien des apparences et de sourires forcés s’emploie à masquer tout ce qui ne correspond pas à l’image du bonheur. Ce travail de polissage s’assimile à un dispositif d’hétéroredressement [3] : en cherchant à polir l’image de la famille, en cherchant à éliminer les taches et les aspérités, on élimine parfois du même coup les traces des existences queer. Quand nos désirs sont interprétés comme « dommageables » à la famille, il n’y a qu’un pas à faire pour en faire des actes de défiance : comme si nous étions activement à la recherche de stratégies pour gâcher la belle image de la famille, ou comme si notre intention était de rabaisser les valeurs familiales en n’y adhérant pas. Ne pas s’aligner sur la famille revient ainsi à vouloir la briser : sous prétexte qu’iels ne suivent pas les pointillés des lignes familiales, on en vient à penser que les queers veulent tailler la famille en pièce. Ne pas s’aligner = détruire : voilà la formule qui interprète les existences queer comme vandales. Mais nous pouvons retourner cette interprétation, et faire du vandalisme une pratique volontaire : nos désirs sont jugés comme dommageables à la famille ? Hé bien, peut-être devons-nous donner dans la dégradation ! Peut-être devons-nous nous donner pour mission de détruire la famille nucléaire et le mariage – puisque telle semble être la condition pour vivre nos vies de manière oblique [4].
Certain·es personnes pensent que l’extension du mariage aux gays et aux lesbiennes suffit à détruire le mariage : le mariage gay comme tel serait déjà la destruction du mariage comme institution sacrée ; il serait déjà, en lui-même, un vandalisme queer. Je pense que cette position est trop optimiste : les queers, les gays et les lesbiennes, ont besoin de faire bien plus que de se marier entre elles pour détruire l’institution du mariage. De fait, les politiques queer vont plus loin, en quoi elles s’inscrivent notamment dans la lignée de la deuxième vague du féminisme qui s’était fixé pour tâche de détruire l’institution de la famille nucléaire. On peut penser notamment à La dialectique du sexe (1970) de Shulamith Firestone qui repose sur l’invitation à détruire toutes les institutions (et notamment la famille nucléaire) qui promettent le bonheur au prix d’une vision étriquée de la vie « bonne ». Étant donnée la manière dont la famille est occupée, il nous appartient peut-être de la squatter : squatter la famille, entrer illégalement dans le bâtiment et y faire autre chose que ce qui y était prévu – traînasser, nous attarder, nous perdre.
Il arrive qu’on utilise le mot famille pour décrire les alliances queers. Voilà un usage queer des mots : ainsi nous les recyclons et leurs donnons un nouveau sens. Je pense à la manière dont Susan Stryker décrit la « famille queer » qu’elle et sa compagne ont commencé à construire à la naissance de leur enfant. Elle écrit : « C’était entre nous une sorte de blague. Nous nous disions que nous étions des “pionnières à l’envers” : parties à l’aventure au cœur de la civilisation elle-même, nous revendiquions le droit à la reproduction biologique contre sa capture hétérosexiste, nous cherchions à la libérer de ses usages. » Et elle ajoute : « Nous étions féroces ; dans un monde de “valeurs familiales traditionnelles”, nous n’avions pas le choix [5]. » Quand les choses sont utilisées par celles auxquelles elles n’étaient pas destinées, l’effet peut être queer. On peut en faire des blagues. Ces blagues queer ne sont pas sans lien avec la rage qui nous anime contre la machine de la famille, qui comme l’article de Susan Stryker l’indique (« Une lettre à Victor Frankenstein sur les hauteurs de Chamonix. Un essai de rage transgenre ») a tendance à considérer celleux qu’elle rejette comme déviants voire comme monstrueux. La rage queer peut être transformatrice : « par l’opération de la rage, le stigmate lui-même devient une source de pouvoir transformateur [6]. » Cela demande un certain travail de revendiquer la reproduction biologique « pour nos propres usages », tout comme cela demande du travail de réoccuper la famille, de rendre le familier étrange. Et cela demande du travail d’organiser nos corps autrement et de nous organiser entre nous autrement. Stryker nous a livré l’histoire de ses propres réorganisations. Elle nous a appris à refigurer la corporéité transgenre comme une certaine affinité avec les monstres, avec celles qui ont été considérées comme monstrueuses – une réponse à Frankenstein forgée dans la rage. L’usage queer, l’usage oblique : quand nous cherchons à briser ce qui a cherché à nous contenir.
Pour te frayer un chemin dans des institutions qui ont cherché à te contenir ou à t’exclure, il te faut en inquiéter l’usage, le mettre en crise ; il te faut interrompre les habitudes ; et les habitudes, ce sont parfois des personnes qui ont tendance à apparaître à certains endroits et non à d’autres. Il se peut qu’il nous faille occuper la famille en réarrangeant nos corps. Il se peut qu’il nous faille occuper un bâtiment ou une rue, qu’il nous faille en troubler l’usage ordinaire, qu’il nous faille nous mettre en travers de la manière dont cet espace est habituellement utilisé (à quelle fin et pour qui). La manifestation implique souvent le blocage. Il se peut qu’on ait besoin de mettre nos corps en travers d’une porte. Pour manifester, il faut souvent accepter de créer une obstruction. Bien sûr, parfois nous créons ces obstructions par le seul fait d’exister ou de poser la question d’une existence. Nous avons beaucoup à apprendre de la manière dont notre travail politique implique de troubler les usages. Et l’usage peut être la manière dont une chose est invisibilisée, une injustice, une forme de violence. Pour rendre la violence visible, il est parfois nécessaire de « faire une scène » : d’interrompre les activités habituelles ; de se mettre en travers du flux des marchandises ; de mettre un pied dans la porte ou d’empêcher certaines personnes de passer.
Parfois, nous perturbons l’usage pour attirer l’attention sur une cause que nous défendons. Parfois, inversement, c’est l’interruption d’un usage qui nous enseigne les causes pour lesquelles nous nous battons. Ainsi, quand tu fais usage d’un bâtiment inoccupé, tu deviens « une squatteuse ». Il se peut que tu ne cherches pas à créer une perturbation : il se peut que tu ne squattes que parce que tu as besoin d’un abri. Mais ce faisant, tu refuses en même temps une instruction, tout un manuel d’instructions, qui te disent comment et qui peut entrer légitimement. Entrer dans une maison vide sans permission, tu le réalises alors, c’est faire une déclaration : c’est déclarer que le droit de propriété ne justifie pas qu’une maison reste vide. Tu montres ainsi que la propriété n’est pas seulement un droit d’utilisation, mais aussi un droit de non-utilisation ; que la propriété, c’est un droit d’occuper non seulement le présent, mais aussi le futur. C’est créer une perturbation que de refuser la maison vide, que de réclamer un autre droit que celui de la propriété.
Un squat peut faire partie d’une manifestation politique. Tu te retrouves peut-être à entrer dans un bâtiment inoccupé pour attirer l’attention sur ta cause. En 2017, les Sisters Uncut (un groupe d’action directe féministe) ont occupé la prison de Holloway pour « exiger que l’espace vide soit utilisé pour soutenir les survivantes des violences domestiques [7]. » Les Sisters Uncut nous apprennent ainsi qu’il faut parfois occuper un bâtiment pour exiger qu’il soit utilisé pour soutenir celles qui ne reçoivent aucun soutien. Nous avons beaucoup à apprendre de la manière dont les stratégies de survie et les stratégies de manifestation peuvent parfois faire cause commune. Si tu as besoin d’occuper un bâtiment pour survivre, pour avoir un refuge où échapper à la violence de ta maison, à la violence domestique, alors il y a des chances pour que l’occupation elle-même devienne un projet politique : tu vas à l’encontre de la violence d’un système en la révélant.
Squatter peut aussi consister à occuper l’espace d’une manière différente : investir, par exemple, les espaces laissés en jachère par la famille blanche hétéronormée ; rendre visible la manière dont l’habitat bourgeois, par exemple, prescrit, pour chaque pièce, ce que les corps peuvent faire en relation les uns aux autres (ce à quoi sert la chambre, ce à quoi sert la cuisine). Squatter, c’est faire usage d’un espace sans le posséder, c’est ouvrir la question de savoir à quoi sert un espace, en nous relevant de l’obligation d’utiliser les différents espaces de manière pré-écrite. Ainsi les queers peuvent-elles devenir les squatteuses de la famille : même si nous n’avons pas les clefs pour entrer, nous pouvons enfoncer la porte en combinant nos forces. Un usage queer : en recyclant les mots et leurs usages pour décrire ce que nous faisons quand nous nous rassemblons, nous élargissons leurs sens.
Prendre la parole, c’est souvent devenir le tuyau percé de l’institution : ploc, ploc. Et les institutions feront de leur mieux pour contenir la fuite. (…) Mais il y a de l’espoir, ici. Les institutions ne peuvent pas tout nettoyer derrière nous. Un tuyau percé peut mener à un autre. Il suffit parfois de desserrer un écrou, un tout petit peu, pour que l’explosion ait lieu. Et nous avons besoin de plus d’explosions. Les usages queer, les usages obliques, décrivent ce potentiel d’explosion. Ils décrivent la manière dont les petites déviations, les petits desserrements, la création d’une porte de sortie, l’ouverture d’une échappée, peuvent ouvrir la voie à de plus en plus d’existences fugitives.
Traduit de l’anglais (Australie)
par Romain Emma-Rose Bigé.
Sara Ahmed est une écrivaine et chercheuse féministe indépendante. Elle travaille à l’intersection des études féministes, des études queer et des études critiques de la race. Ses recherches se portent sur la manière dont les corps et les mondes prennent forme et sur la manière dont le pouvoir est constamment affirmé mais aussi contesté dans les formes de vie les plus quotidiennes, comme dans les cultures les plus institutionnelles.
Jusqu’à 2016, elle était Professeure en Études Raciales et Culturelles à l’Université Goldsmiths de Londres, après avoir enseigné au département d’Études Féministes de l’Université de Lancaster. Elle a démissionné de son poste suite à des affaires d’agressions sexuelles commises par des professeurs sur des élèves au sein de Goldsmiths et à l’incapacité de l’université à y répondre.
Son activité se concentre à présent sur l’écriture et la recherche. Bien qu’elle ne soit plus impliquée dans la supervision et l’examen des étudiant·es, elle continue d’exposer sa recherche (notamment sur son blog, feministkilljoys.com) et de donner des conférences ainsi que des séminaires et des ateliers.
Elle vit dans un petit village du Cambridgeshire avec sa partenaire Sarah Franklin et leurs chien·nes, Poppy et Bluebell.
[(Image : Crédit Photo Nikol Mikus
A.Livingstone / Kizis Mich Cota / Winnipeg Monbijou
CHAUD
things / actions / relations « ...for a queer divine dissatisfaction a blessed unrest... »
Fonderie Darling Montréal 2018)]
[1] Sara Ahmed, What’s The Use ?, Durham, Duke University Press, 2019. L’extrait que nous traduisons a également été publié sur https://feministkilljoys.com/2019/10/09/queer-vandalism/
[2] Sara Ahmed, « Les rabat-joie féministes (et autres sujets obstinés) », traduit de l’anglais (Australie) par Oristelle Bonis, Cahiers du genre, vol. 2, 2012, pp. 77-98.
[3] NdT. Je propose le néologisme « hétéroredressement » pour traduire le double sens de straightening en anglais, qui réfère à la fois à la rectitude (straight compris comme ce qui est droit, ce qui est « bien » aligné) et à l’hétérosexualité obligatoire (straight compris comme hétéro·te ou conforme à l’ordre sexuel).
[4] NdT. Je traduis parfois queer par « oblique » pour éviter l’effet de fixation identitaire que ce terme peut avoir dans la langue française (comme s’il s’agissait nécessairement d’avoir une certaine sexualité pour pouvoir être considérée comme queer). Dans ce texte, comme dans sa Queer Phenomenology, Ahmed revendique une compréhension étymologique du queer comme mode d’existence oblique ou de travers (l’anglais queer est apparenté à l’allemand quer : diagonal) qui déjoue cette identification obligatoire à un genre ou à une sexualité – même s’il va de soi qu’elle ne l’exclut pas – pour se référer à l’expérience matérielle-incarnée de se mettre au travers ou d’être perçue comme dissidentes de l’ordre (hétéropatriarcal) établi.
[5] Susan Stryker, « My Words to Victor Frankenstein Above the Village of Chamounix : Performing Transgender Rage » GLQ, 1994.
[6] Id.
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