Indiscipliner la langue - politiques de fuite et de résistance cuir et cyborg
Tadeo Cervantes aime se penser comme un théoricien des corporéités et des territorialités. Architecte formé à l’Université Nationale Autonome de Mexico (UNAM), il sort diplômé au mérite pour sa thèse : Contrasoma où comment la tension entre le corps et le (bio)pouvoir fait l’architecture (post)moderne. Sa recherche actuelle « Comment faire architecture avec les corps : refuge, demeure et barricade » va lui permettre d’obtenir le grade de professeur en arts visuels. Il est aussi professeur d’histoire de l’architecture à la Faculté d’Architecture de l’UNAM et éditeur invité chez Hysteria, revue de genre et sexualité.
Revue Hysteria : https://hysteria.mx/
Zine Maricarmen : https://issuu.com/maricarmenzine
INTRODUCTION
En premier lieu, ce texte cherche à exposer comment fonctionne la Langue [1]. C’est en décryptant ses effets que se révéleront deux stratégies qui aident les corporéités à générer une résistance face à ses opérations linguistico-politiques. Surtout, nous traiterons des fuites possibles loin des récits hétérosexuels et médico-militaires concernant le VIH/SIDA. À cette fin, nous utiliserons deux éléments : le cuir [2] et le cyborg. Nous utiliserons également une synthèse de ces deux composants, les Crónicas de sidario (traduits en français comme Les Chroniques) de Pedro Lemebel, qui exposent la manière dont les minorités sexuelles chiliennes, par l’appropriation du langage et de l’humour, se confrontent au Langage Hégémonique.
POLITIQUES DE LA LANGUE
Nous commencerons par montrer les implications inhérentes au fait de parler un Langage [3] , et la relation que ses effets entretiennent avec les sujets qui l’expriment. La langue fait exister une fic-tion consistant à se prétendre unique, et celle-ci s’est imposée, au moyen de processus de violence et de disciplinarisation coloniales qui cherchent à homogénéiser les manières de parler ou à essayer de produire la manière correcte de parler. Ce premier constat s’explique d’abord par le fait qu’on ne peut parler d’une langue autrement qu’avec ses propres mots. Comme nous l’indique Derrida : « On ne peut parler d’une langue que dans cette langue. Fut-ce à la mettre hors d’elle-même. ». Cela a pour effet de rendre chaque langue, d’une certaine façon, intraduisible. De la même ma-nière, si une langue fonctionne et se distingue d’une autre, c’est parce que celle-ci a construit son propre cadre de référence dans ses mots et ses formes, qui font d’elle ce qu’elle est et non autre chose. Donc, pour parler d’une langue, vous ne pouvez le faire qu’en utilisant ses propres termes. Même si l’on voulait en parler autrement, grammaticalement ou narrativement, l’expliquer nécessi-terait ses propres modalités pour comprendre ce qu’elle veut dire. Dans ce sens, la langue ne peut être qu’une.
Mais nous ne pouvons pas la réduire exclusivement à son unicité, car une caractéristique constitutive de toute langue est qu’elle est une, qu’elle ne nous appartient pas et en même temps, qui n’est pas seulement une (Derrida, 1997, p.19). Cela veut dire qu’il n’y a pas de forme unique dans un langage, toujours en proie aux singularités, à ses propres manières de dire déterminées par des contextes spécifiques, par des groupes de sujets particuliers qui créent des singularités dans la langue : les néologismes, les contaminations d’autres langues, les gestes, la poésie, les traductions, les déformations de sa structure, le parler lui-même. Qu’est-ce qu’une langue sinon la variation d’une autre langue qui se nourrit de différents peuples.
Pour qu’une langue s’impose comme une et efface son caractère multiple, il existe toute une grammaire qui commande la bonne façon de parler, qui permet que celle-ci se fictionnalise comme une. Cet effet politique est obtenu à travers des processus de colonisation.
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[/C’est en faisant fond sur ce fond qu’opère le monolinguisme imposé par l’autre, ici par une souveraineté d’essence toujours coloniale et qui tend, répressiblement et irrépressiblement, à réduire les langues à l’Un, c’est-à-dire à l’hégémonie de l’homogène.
Derrida/]
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Cette hégémonie débute dans des circonstances liées aux conquêtes de territoires, lesquelles éliminèrent les langues antérieures pour faire en sorte que soit parlée la langue du colon. Elle passa également par les académies, lesquelles cherchèrent à circonscrire la langue dans une configuration déterminée par elles. Il est également notable que dans les processus internes à chaque État-nation, leurs empressements à se constituer comme « un », les amenait à soumettre les autres à leur propre forme de parler national.
Soumettre les langues à un régime disciplinaire de l’un, les faire apparaître comme unique, essayer d’effacer leurs différences, rechercher leur nature, leur pureté. Ces effets ont pour conséquence de mener la langue à sa mort.
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[/Il y a une autre mort qui est simplement la banalisation, la trivialisation de la langue. Et puis il y a une autre mort qui est celle qui ne peut arriver à la langue sinon à cause de ce qu’elle est, c’est-à-dire : répétition, léthargie, mécanisation, etc.
Derrida/]
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La langue, pour vivre, a besoin de flux de singularisation. Pour la faire survivre, pour la parler, il est nécessaire de la contaminer, la déborder, faire de cette langue notre propre langue, la fendre au point de la marquer de nos mots.
Malgré le fait que parler nécessite un processus d’appropriation, la violence coloniale de la langue cherche à montrer que l’usage de la parole lui appartient en propre, qu’il venait naturellement de lui, et non d’un autre qui le lui aurait enseigné ou qui le lui aurait imposé.
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[/Mais alors, si cela est naturel, comment expliquer l’existence d’institutions consacrées à l’enseignement des langues ? Pourquoi cette exigence d’appropriation de ce qui est supposé être naturel ? Comment comprendre les discours pédagogiques sur le bon usage de la langue, qui n’en sont pas moins politiques ? Jerade/]
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C’est dans son désir même de montrer une unicité, de vouloir l’enseigner, que réside sa contradiction. Car ce processus éducatif montre son caractère impropre, sa prétention à faire partie de la nature de cette unicité. Cette tentative d’essentialisation s’accompagne d’un geste qui cherche à effacer sa propre historicité. S’il existe quelque chose comme une propriété, cela impliquerait qu’elle soit liée à une configuration spécifique de ceux qui parlent cette langue, pour une forme donnée qui n’appartiendrait qu’à eux. Pour que la langue reste vivante, il est nécessaire qu’elle soit contaminée. Ce n’est que par la discipline et sa/la violence que cette forme unique de parler s’impose à l’altérité. Elle ne peut pas demeurer dans un groupe spécifique, elle ne peut pas être monolithique et statique, car elle a besoin de mutations et de circulations de flux pour exister. Réussir à se parler nécessite des réappropriations, de laisser les autres se l’approprier, ou plutôt, que personne ne puisse se l’approprier définitivement.
La langue n’opère pas seulement sur un plan de l’ordre de l’abstrait. Elle fonctionne également sur un plan matériel. Elle a une matérialité qui lui est propre.
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[/Car il y a un autre ordre de matérialité qui est celui du langage et qui est travaillé par ces concepts stratégiques. Il y a un autre champ politique où tout ce qui touche au langage, à la science et à la pensée renvoie à la personne en tant que subjectivité.
Wittig/]
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Dans un sens, il est littéralement lié au matériel, c’est-à-dire qu’il est imprimé dans des dictionnaires, sur du papier, sur la signalétique, matériellement présent dans divers produits culturels. De même quand nous disons quelque chose, ce qui a été dit impacte les corps. Les offenses et les compliments agissent sur le corps, preuve que la langue s’exprime dans les larmes, les sourires, les gestes. Sa matérialité réside dans l’expressivité des corporéités. D’une certaine manière, la volonté des corporéités s’exprime au travers de telle ou telle circonstance, car ce n’est pas seulement la langue qui permet de parler, c’est aussi les corps. Son influence matérielle ne s’arrête pas là ; le langage crée des manières de nommer l’autre. Ces manières affectent la corporéité toujours comprise comme en relation avec la société.
Ce nom qui nous est donné peut être appellatif ou insultant. Il ouvre des blessures liées à l’héritage historique, établit une hiérarchie entre cell.ui qui nomme face à cell.ui qui est nommé.e, et ainsi reproduit la position de chacun.e des deux dans la société.
L’aspect politique du langage est lié à une violence héritée du colonialisme qui cherche à s’imposer aux autres. C’est également une fiction de son essence, de sa nature. Bien qu’il y ait un caractère unique dans la langue, elle est en même temps multiple, empreinte de nombreuses autres langues, une langue est toujours plusieurs langues. Elle produit des effets, possède une matérialité qui se lie avec les corps, avec les blessures ou les joies, avec les positions générées dans le champ du social. Nous avons donc une responsabilité à l’égard de la langue, sa survie est entre nos mains. (Morrison).
Nous avons besoin de contre-politiques linguistiques qui nous aident à indiscipliner la langue, à lui faire dire d’autres choses, à la contaminer, à en faire un événement à l’intérieur d’elle-même, résistance et fugue de ces corps dont l’imposition d’un nom les a reléguées au rang de minorité. Pour ce faire, nous présentons deux agents : lx cuir [4] et le cyborg.
NOUS PARLONS LX CUIR - NOUS TORDONS LA LANGUE
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[/Notre langage aussi est inaudible. Nous parlons dans des langues à l’image des répudiées et des folles.
L’homme blanc parle […] Il arrête de parler des langues. Il arrête d’écrire de la main gauche.
Gloria Anzaldúa/]
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Face aux opérations politiques mentionnées précédemment, il existe des configurations qui nous aideraient à défaire l’unité de la langue, à montrer la manière dont nous pouvons nous l’approprier, à effacer les positions sociales qui s’impriment lorsque l’on nomme l’autre, à détricoter toute idée de nature. La ressource qui me vient à l’esprit est lx cuir. Nous définissons ce concept comme une torsion qui se fait dans la langue (hétérosexuelle). Cette déformation de la langue peut amener une langue majeure à entrer dans un autre flux, un flux minoritaire. Parvenir à ce que ces voix silencieuses puissent parler, pas seulement elleux, il faut aussi inclure ce que le langage lui-même révèle. Cette torsion a aussi la possibilité de ne pas être une fuite, sinon à s’en retourner à l’intérieur de soi, vers l’hégémonie elle-même. Essayer de se construire soi-même comme une Unité, comme un devenir majeur, se consolider de manière monolithique. Lx cuir est l’héritier.e bâtard.e de la queer theory.
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[/Cuir est proposé comme la dérivation impropre/déviante du terme queer [...] déviation qui cherche d’un côté à s’affirmer comme une langue légitime défiant les systèmes d’énonciation hégémoniques [...] qui se confronte par une résistance verbale, locale, exubérante et construit un pidgin qui nous permet de parler en langues, à la manière proposée par Anzaldúa.
Valencia/]
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Un agent qui nous permet de décomposer la Langue unique et la transformer en multiplicité. Tordre le langage des corps, se nommer soi-même et mettre en mots ses propres codes, inventer ses propres termes. Un espace habitable, un corps habitable. Nous continuerons en mettant en évidence la fonctionnalité du cuir dans la langue.
Par langue, comme nous l’avons vu lorsque nous avons montré sa matérialité, nous ne comprenons pas uniquement qu’il existe des langues comme celle de l’hétérosexualité. Celle-ci comprend plusieurs niveaux de fonctionnement : un premier, fonctionne au niveau de la narration écrite et parlée. Un autre, se compose de codes visuels allant des objets définis par un groupe jusqu’aux fonctionnalités du corps (un certain organe appartient à un certain corps, une certaine texture de peau à cet autre). En outre, elle ne prétend pas fonctionner en changeant de niveaux, mais à tous les niveaux, c’est sa prétention à vouloir s’ériger comme universelle.
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[/Cette tendance à l’universalité a pour conséquence que la pensée straight ne peut pas concevoir une culture, une société où l’hétérosexualité n’ordonnerait pas non seulement toutes les relations humaines, mais sa production de concepts en même temps que tous les processus qui échappent à la conscience.
Wittig/]
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L’hétérosexualité ne doit donc pas être comprise uniquement comme la relation sexo-affective entre un homme et une femme, mais encore comme une Langue qui possède une narration unitaire et totalisante, qui cherche à ordonner la vie, la société, le visible, l’écrire et le parler, etc. Celle-ci passe par des oppositions de pôles : homme-femme, masculin-féminin, hétérosexuel-homosexuel. Là où l’on passe violemment de l’une à l’autre, ou violemment de l’une envers l’autre. Matrice des relations sociales dans lesquelles cette langue dominante ou celle du dominateur prétend s’imposer comme naturelle, unique, propre à certains corps.
Comme dans toute langue, l’hétérosexualité aspire à une certaine mise en scène de son essence, de sa nature, de son unité. Dû au fait que les sujets qui la parlent prétendent naturellement être des hommes, des femmes, des homosexuels, etc. En réalisant cette opération, les historicités liées à ces subjectivités rendant leur identification possible sont effacées. Cette tentative de la langue hétérosexuelle de se consolider comme Unité, est ce qui montre sa multiplicité, son aspect fictionnel, son impropriété. Pour maintenir son essence, l’hétérosexualité a besoin de l’homophobie.
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[/Précisément parce que l’homophobie, avec régularité, fonctionne en attribuant aux homosexuels un genre préjudiciable, qui n’a pas pu être intégré, ou au contraire, abject, comme la façon de traiter « d’efféminés » les hommes gays et « d’hommasse » les lesbiennes, et parce que la terreur homophobe de vivre des actes homosexuels va de pair avec l’horreur de perdre le genre approprié (« ne plus être un véritable homme ou un homme mature et droit » ou « arrêter d’être une vraie femme ou une femme appropriée »)
Butler/]
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Pourquoi un corps qui prétend être hétéro ou hétéronormé aurait-il peur de perdre son genre si celui-ci lui est propre ou naturel ? Pourquoi si l’hétérosexualité en tant que langage est quelque chose qui lui est propre, aurait-elle besoin de s’affirmer continuellement, de s’autoproclamer ? C’est précisément dans ce geste, dans lequel l’hétérosexualité tente de s’unifier et de générer des violences cherchant à s’approprier le monde, que se dévoile l’aspect fictionnel de la langue et ainsi fait apparaître sa possible torsion. Car montrer son caractère de non-unicité, c’est aussi montrer la possibilité d’enseigner que d’autres langues existent, que d’autres singularités linguistiques existent. C’est l’une des tâches que s’est fixée lx cuir, de mettre en évidence que la langue hétérosexuelle n’est pas unique, ni naturelle et que le genre avec sa binarisation et son esthétique, est fictif. Ce sont ces gestes narratifs qui créent les singularités dans la langue hétérosexuelle ; mais pas seulement, ils génèrent également une langue propre. Ceux-ci ne se réduisent pas seulement à des gestes expressifs, des mots, de nouvelles apparences, de nouvelles matérialités, mais sont la condition d’une autre vie, de l’existence dans le social d’autres corps, qui essaient de ne pas être détruit*s.
Lx cuir cherche à mettre en tension les codifications linguistiques. À indiscipliner les formes du langage. Iel le fait dans l’écrire et le parler ; iel ajoute un x ou une * à l’endroit où une voyelle doit être placée pour indiquer le genre. Iel place d’autres sons dans le parler pour effacer le sexe assigné, pour qu’une corps puisse être nommé dans la langue, que son existence advienne dans le champ social, y prend place. Il opère également dans la production du champ de la représentation. Il modifie les imaginaires assignés à certains types de subjectivités. Il colore de rouge à lèvres la peau qui prétendait à la sobriété. Lx cuir est une poiesis des corporéités : muter, modifier, créer, inventer.
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[/[…] invente donc dans ta langue si tu peux ou veux entendre la mienne, invente si tu peux ou veux la donner à entendre, ma langue, comme la tienne, là où l’événement de sa prosodie n’a lieu qu’une fois chez elle, là même où son « chez elle » dérange les cohabitants, les concitoyens et les compatriotes […]
Derrida/]
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Pour pouvoir parler une langue, nous devons nous l’approprier ou il est nécessaire de se l’approprier, ce qui n’est possible qu’avec les inventions que nous faisons dans cette langue. Pour avoir une existence sociale, nous devons forcer les grammaires de genre, de race, d’hétérosexualité, etc. Par conséquent, lx cuir est une poétique puisqu’iel va nous aider à créer d’autres agents linguistiques capables de s’approprier une langue, capables de ce geste consistant à pouvoir parler, se nommer, exister dans le champ du social.
Une autre façon dont lx cuir nous aide à indiscipliner la langue s’exerce lorsque nous changeons les noms qui nous ont été attribués. L’hétérosexualité dans son fonctionnement linguistique réitère les hiérarchies en modulant les différences, en blessant les non-hétér* s avec des mots offensants, en nommant l’altérité. À l’origine, notre agent de l’indiscipline vient de cette tension avec la langue [5], puisque queer était une insulte. L’agencement qui a lieu consiste à s’approprier le langage de la haine, et ce faisant, à en changer sa signification blessante. La corporéité fait sienne la blessure, rend habitable le lieu de la douleur. Des significations hégémoniques se brisent et d’autres voient le jour. Nous ne finirons jamais de nous approprier la langue ; car comme nous l’avons montré, la langue n’appartient à personne. Ce serait une fiction d’unité, de propriété, que d’indiquer les manières correctes de parler cuir. Que personne ne possède lx cuir permet que les résistances et les fuites générées par la langue ne demeurent pas dans une corporéité spécifique, mais que d’autres fassent leurs ces singularités. Les torsions, comme la performativité même du langage, sont dans un continuum. Un devenir dont sa force de résistance provient de sa répétition. Nous habitons le monde dans la mesure où nous générons une langue dans la langue.
En résumé, lx cuir indiscipline la langue parce qu’iel montre qu’il n’y a pas une langue unique qui se prétend universelle et hégémonique, mais plusieurs langues au sein de cette même langue, et en même temps, en dehors d’elle. Également parce qu’il invente de nouvelles façons de nommer les corps qui n’ont pas une existence dans la langue. Ils se nomment, ils se font exister. Notre agent de l’indiscipline transforme les rôles sociaux qui leur sont assignés par la réappropriation des insultes. Ce que tu viens de me dire ne signifie pas cela, je ne suis pas cela, la place que tu me donnes est autre. Un événement narratif.
LES CYBORGS PÉDÉS SIDÉENS [6]
Le simulacre d’unicité et d’appropriation s’établit dans un autre type de langues, comme nous l’avons répété dans le texte. L’une d’elles est le langage médical, qui cherche à se mettre en scène comme récit unique sur les corporéités. Elle construit la manière dont la maladie doit être décrite. La grammaire de la santé n’est pas quelque chose qui reste cantonné à la médecine, mais qui imprègne tout le champ du social. Il y a des mises en récit cliniques qui sont de ceux que nous devrions prendre en charge d’urgence, car leur impact nous frappe avec le plus de force. Un de ces récits est la construction énonciative que la clinique a faite du VIH/SIDA. Nous montrerons les effets de cette langue ; ainsi que les fuites et les résistances possibles. Nous rencontrerons deux contre-discours qui contribuent à créer d’autres signifiants, les chroniques de Pedro Lemebel et le féminisme cyborg de Donna Haraway.
L’élément principal que l’on trouve dans La Langue clinique est que ces récits décrivent un problème médical comme s’il s’agissait d’un problème militaire. Puisque la maladie est racontée comme quelque chose à éliminer, à éradiquer, comme une invasion.
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[/De plus en plus grossière est la métaphore [militaire] qui survit encore dans les cours de santé publique où la maladie est habituellement décrite comme un envahisseur de la société, et aux efforts pour réduire la mortalité d’une certaine maladie dont les noms sont dispute, lutte, guerre.
Sontag/]
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Le discours guerrier de la clinique construit un stigmate qui impacte la vie des malades. Le récit médical est une série d’énoncés performatifs qui ont pour effet d’amplifier la souffrance. Le corps est affecté non seulement par la maladie, mais aussi par la grammaire qui existe autour d’elle. L’ampleur des dommages subis par les corporéités revêt un autre sens et la capacité d’agencement des affects diminue. Le patient retombe dans la puissance linguistique de ce que dit le médecin. Dans laquelle ce qui se doit d’être cherché consiste à ce que celui qui souffre cherche aussi à faire sien ce langage, cherche une manière active de répondre à ce qu’on lui dit.
Le VIH/SIDA, contrairement à d’autres maladies comme le cancer, est causé par un agent extérieur. Quelque chose de distinct du corps qui y est hébergé et qui le fait souffrir. Affectant le corps dans sa dimension sociale et individuelle. Le vih/sida est un étranger dans le corps. La construction de la différence.
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[/La métaphore militaire sert à décrire une maladie particulièrement redoutée de la même manière que l’on craint l’étranger, "l’autre", tout autant que l’ennemi dans la guerre moderne ; et le saut entre diaboliser la maladie et blâmer le patient est inévitable.
Sontag/]
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L’altérité est ce qui se trouve entre le corps humain et un agent qui l’envahit, le malade qui contamine la société. Il n’y a pas seulement un fantasme d’un agent extérieur qui envahit le somatique, mais tout un mythe de l’origine qui provient d’une altérité qui n’est ni occidentale, ni blanche, ni hétérosexuelle : puisque ce sont les pédés qui sont responsables du VIH/sida, et dans l’imaginaire social de cette maladie, quelque chose qui vient des singes, des Africains (Sontag, 2016).
La langue, en tant que propriété et unité, craint aussi l’étranger, veut résister à la pollution de sa langue, tout comme l’hétérosexualité craint d’être contaminée par les homosexuels. La violence envers l’altérité est rendue possible par cette paranoïa politique. Car ce sont ces autres, l’étranger, le non-civilisé, qui ne parlent pas comme "nous". Dans cette même volonté d’établir une frontière avec ce qui est différent coïncide l’attention portée par la Langue, la grammaire médicale et l’hétérosexualité à toute possible invasion.
Un autre traumatisme est la perte de sa nature humaine, la maladie est déshumanisante. Elle défait le corps, le modifie. L’être humain, sous l’égide de la puissance médicale, se conforme comme seul mode possible de toute corporéité. Il efface les traces de son historicité, de sa fabrication.
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[/Alors, l’humanisme inventa un autre corps qu’il appela humain : un corps souverain, blanc, hétérosexuel, sain, séminal. Un corps stratifié et plein d’organes, plein de capital, dont les gestes sont chronométrés et dont les désirs sont les effets d’une technologie nécropolitique du plaisir.
Preciado/]
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L’être humain est l’opposé de la maladie, des pédés, des sidéens. Synonyme de vitalité et de puissance, de blanchité. Sa configuration se traduit par un mandat : nous devons éviter, éradiquer, contrôler, éduquer, civiliser la différence, le non-humain. Le corps du sidéen peut se traduire comme quelque chose d’extérieur à cette corporéité. La trace de cette contamination est scrutée à la loupe sur son corps, cherche à s’identifier, à se dévisagéifier.
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[/Les maladies les plus terrifiantes sont celles qui paraissent non seulement létales, mais aussi déshumanisantes, au sens littéral […] Au contraire de ce que sont les stigmates d’un survivant. Les marques sur le visage d’un lépreux, d’un syphilitique, de quelqu’un qui a le sida, sont les signes d’une mutation progressive, d’une décomposition.
Sontag/]
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Les signes de déviation sont recherchés, ces traces sont racontées d’une telle manière que l’on dirait que cette autre manière d’exister correspond à une différence d’espèce. Rumeurs de déviance, de décivilisation, de danger, de culpabilité, retombent sur le malade. Ses traces déshumanisantes le font appartenir à une "communauté de parias". Il s’en trouve isolé, exclu du champ social. Comme dans toutes constructions linguistiques, on rencontre des mécanismes de résistance et de fuite. Contre le pouvoir médical, nous avons découvert deux formes de technologies narratives, le concept de cyborg proposé par Donna Haraway et Las cronicas de sidario de Pedro Lemebel. Chacun.e des deux nous aidant à penser une autre forme d’existence.
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[/La vitalité de la langue réside dans sa capacité à dépeindre le présent, les vies imaginées et possibles de ceux qui la parle, lecteurs, écrivains.
Morrison, 1993/]
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Une poétique de l’ouverture au social, une singularité qui rend fluide non seulement la langue elle-même, mais la vie même de cell.eux qui la parlent.
Premièrement, en utilisant le concept de cyborg, nous proposons maintenant la construction d’un autre récit pour répondre au pouvoir médical qui tente de totaliser les descriptions des personnes atteintes du VIH/SIDA. Pour faire la démonstration de notre récit politique, nous devons comprendre la manière dont Donna Haraway caractérise le cyborg. Elle le qualifie « d’hybride entre machine et organisme » (Haraway, 1991, p. 254), et ajoute ce qui suit : "Je plaide en faveur du cyborg en tant que fiction qui englobe notre réalité sociale et corporelle et en tant que ressource imaginative suggérant des couplages très fructueux" (Haraway, 1991, p. 54). Il est donc défini comme un corps qui est un mélange entre quelque chose de technologique et quelque chose d’organique. Le corps du pédé atteint du VIH/sida résonne avec la discursivité proposée par la philosophe féministe. Parce qu’il est dans cette relation dont dépend sa survie, car sans ces incorporations, il pourrait mourir. Celle-ci nécessite différents dispositifs médicaux, couplages technologiques : seringues avec lesquelles il s’est injecté des doses d’AZT [7], comprimés de truvada, substances pharmacologiques comme la Prep. Ces prothèses nous aident à l’identifier comme une corporéité cyborg. En plus des ajouts cliniques, elle utilise des mécanismes qui construisent ce qu’il est, qui raconte une autre possibilité de son corps qui n’est pas celle d’un langage hétérosexuel : silicones, perruques, talons, paillettes [8] ; le pédé avec le VIH/sida, comme nous l’avons vu plus haut, connaît une tension avec l’animal, son corps est modifié par la maladie, son visage commence à se déshumaniser. Il s’agit donc d’un hybride entre machine et organisme parce que pour son existence, non seulement sociale, mais vitale, elle nécessite des couplages techno-organiques, sans lesquels la vie serait impossible.
Le cyborg construit une autre métaphore du corps, différente de la (dés)humanisation proposée par la médecine. Ce récit politique blasphématoire vise à effacer les frontières ontologiques. Le corps sidée n’est pas très différent d’un corps cyborg, un couplage entre humain, animal et machine. Notre récit politique peut être étendu, non seulement aux pédés atteints du VIH/sida, mais à toute corporéité : nous sommes tous.tes des cyborgs. C’est-à-dire que nous avons tous besoin de différents types de prothèses techniques qui sont nécessaires à notre existence : médicaments, ordinateurs, téléphones portables, etc. Cette forme de narration, avec la précaution de s’en défaire si nécessaire pour empêcher sa totalisation, nous aide à raconter qu’il n’y a pas qu’une seule façon d’être un humain, il n’existe pas une telle fiction, sinon à considérer que nous sommes des corporéités avec divers couplages techno-organiques. Chaque subjectivité aura les prothèses (bio)technologiques nécessaires requises pour vivre et pour élargir ses possibilités. Certains ont besoin de substances comme le café pour l’écriture d’un texte, de l’alcool pour la socialisation, du misoprostol, de la sertraline, d’un téléphone portable. Il n’y a rien en tant que tel qui doive être éradiqué, éliminé, il n’y a pas une contamination du corps, le corps est déjà hybride, contaminé, blasphématoire. Ce qui existe, ce sont les différentes conditions de chaque corporéité, celles-ci décrivant les ajouts nécessaires pour leur autonomie. Il n’existe pas de manière unique d’être cyborg, il y a toujours différence, toujours altérité. Lemebel utilise aussi une stratégie qui combat les politiques médicales militarisées, laquelle résonne avec les stratégies du cuir, celle de l’appropriation des insultes. Les pédés sidéens se réapproprient les noms d’oiseaux, le stigmate pour suturer les blessures, pour rendre une autre vie possible. Certains de ces noms sont : La Loba (la Louve), La Lui-sida (prénom féminin Luisa combiné avec sida), La Frunsida (la froncée/ la pincée), La Madonna [9].
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[/Noms, adjectifs et substantifs qui sont continuellement renommés en accord avec l’humeur, l’apparence, la sympathie, la colère ou l’ennui du clan sodomite toujours prêt à faire la fête, à spéculer avec la sémiotique du nom jusqu’à l’épuisement. Cela, personne n’y échappe, sauf les sœurs sidéennes, qui se cataloguent aussi dans une liste parallèle trois fois importante pour maintenir l’antidote de l’humour. Lemebel,1997, p. 57-58/]
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Face au sérieux imposé par la clinique, les travestis chiliennes lui opposent l’humour et le rire. La tragédie de la maladie s’évanouit. Les souffrances, qui acquièrent une force stigmatisante colossale causée par le discours guerrier, s’affaiblissent. Maintenant, iels deviennent comiques. Le pouvoir de nommer ne s’exercera plus sur le patient blessé, mais pourra être exercé par une diva, ou par un animal. Le récit que se construisent les pédés chiliens sidéens se déplace du tragique de la maladie jusqu’au glamour, la signification d’une mort non désirée glisse vers une mort prenant le sens d’événement. Le corps malade ne se décrit plus avec les mots de l’exclusion, c’est quelque chose auquel il aspire, dans ce contexte, une sidéenne, est une célébrité.
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[/Aujourd’hui, la mort causée par le sida possède sa catégorie et son statut. N’importe qui ne peut pas faire ses adieux au monde avec ce glamour hollywoodien qui a emporté Hudson, Perkins, Nureyev et Fassbinder[…] De même, les folles arborant le drame comme parure, ont fait de leur mort un tablao flamenco, un défilé de mode qui se moque du rituel funéraire.
Lemebel, 1997, p.73-74/]
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Le signifiant se perverti à travers des couplages techniques (paillettes, maquillage, robes), la performativité du corps malade se transforme, sa narration change. La créativité pour la survivance se trouve débordée et l’ingéniosité extravagante fait muter les langues, faisant de ce stigmate une singularité. Face à une langue qui s’impose par la violence coloniale comme unique et originale sur certains corps, il faudrait opposer différents mécanismes, des techniques, des poétiques qui créent une singularité dans le langage. Un autre mode de vie pour ceux que LE Langage tente de stigmatiser. Pour cette tâche, nous nous servons des langues mineures cuir qui se réapproprient les insultes. Les mythologies cyborgs qui remettent en question l’édification du corps, celle de son récit. Les chroniques des pédés sidéens, l’ingéniosité de leurs paroles, la saturation de blessures à travers le rire. Face à La Langue, nous devons opposer la poétique, la créativité, le blasphème, la mutation, la réappropriation, le vol de concepts, la survie, la résistance, la fuite.
Traduction de Sarah Netter pour Trou Noir
Artiste et traductrice non professionnelle, Sarah Netter essaye de traduire des textes hispanophones autour des pratiques minoritaires pour leur donner une plus large diffusion, retravailler et enrichir ces traductions à plusieurs, en dialogue avec leurs auteures.
[1] Les majuscules sont utilisées comme une ressource épistémique pour mettre en évidence les processus linguistiques qui se prétendent hégémoniques.
[2] Nous utilisons un "x" devant cuir pour mettre en lumière les possibilités de cette théorie face au binarisme du langage, laquelle tente de décrire d’autres formes d’énonciation possibles en plus du masculin et du féminin.
[3] Bien que dans certaines disciplines, la différence entre la langue et le langage est importante, nous pensons que si nous poussons ces concepts à leur limite, il serait difficile d’en maintenir une division claire.
[4] Bien que ce concept soit lié à la théorie queer, et comme nous le soulignons plus loin, c’est l’agencement politique qui a lieu depuis les pays du sud. Nous pensons qu’en tant que processus de décolonisation, le cuir doit générer une autonomie épistémologique qui tente de se définir dans ses propres termes et non depuis les pays du Nord. Si vous souhaitez en savoir plus sur le queer : Préciado, Beatriz. Queer : historia de una palabra. [En Línea] Artículo para Parole de queer. [Consultado el 1 de julio de 2018] Disponible en : http://paroledequeer.blogspot.com/2012/04/queer-historia-de-una-palabrapor.html
[5] Il y a toute une histoire du mot queer et de comment celle-ci entretien une tension avec le langage, car il s’agit d’une insulte qui a été réappropriée. On peut le voir sur : Préciado. Op. cit.
[6] Un mot que Lemebel utilise dans ses chroniques pour désigner les queers et les personnes trans atteint.es du VIH/sida.
[7] Premier médicament antirétroviral pour les personnes infectées par le VIH.
[8] J’ajoute ces éléments puisque dans certains récits, comme celui de Lemebel par exemple, il n’y a pas de différence claire entre le corps queer et le corps trans.
[9] Noms trouvés dans les chroniques de Pedro Lemebel.
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