TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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Encore des leçons à apprendre auprès des étoiles de mer : de la chair en préfixe et des soi transspéciés

Traduit et proposé par Emma B., le texte qui va suivre est un voyage dans les interstices existant entre la représentation, le sens des mots et le déploiement de la langue. L’analyse des préfixes y côtoie l’étoile de mer, la musique ou la transidentité. Le geste qui consiste à remettre en question l’ordonnancement du monde se retrouve porteur de mille et un devenirs, d’un nouveau rapport à soi, à son corps et aux mondes.
L’autrice, Eva Hayward, se décrit comme universitaire antidisciplinaire, professeure adjointe en études en genre à l’Université d’Utrecht.

Image : Loup Rivière, Armes molles, Marseille, Mémoire des sexualités, 2021.

Monsieur Muscle force et fait exploser
Sa petite chose piquante dans mon petit moi, moi, moi,
Se répand, ondoie comme une vague, dit l’estropié*
Tandis que ma mâchoire s’ouvre jusqu’au sol
Un sourire, un sourire

C’est vrai que j’ai toujours voulu que l’amour
Fasse mal
Et c’est vrai que j’ai toujours voulu que l’amour
Soit plein de douleur
Et de bleus

Oui, donc Cochon*-Estropié* était bien content*
Criait « Je t’aime vraiment, totalement !
Et sans rime ni raison
Je change comme les saisons
Regarde-moi ! J’irai jusqu’à me couper le doigt
Et il repoussera comme une Étoile de mer !
Et il repoussera comme une Étoile de mer !
Et il repoussera comme une Étoile de mer ! »

Monsieur Muscle regarde dans le vague avec ennui
Et tout en regardant sa montre, il me donne des coups
Et je soupire et je saigne comme manne céleste
Saigner joyeux, bleuir joyeux

Je suis très content*
Alors s’il-te-plaît frappe-moi
Je suis très content*
Alors s’il-te-plaît fais-moi mal

Je suis très content*
Alors s’il-te-plaît frappe-moi
Je suis très très content*
Alors s’il-te-plaît fais-moi mal

Et je repousserai comme une Étoile de mer
Et je repousserai comme une Étoile de mer
Et je repousserai comme une Étoile de mer
Et je repousserai comme une Étoile de mer

Et je repousserai comme une Étoile de mer
Et je repousserai comme une Étoile de mer
Et je repousserai comme une Étoile de mer
Et je repousserai comme une Étoile de mer
Comme une Étoile de mer…

Antony and the Johnsons, Cripple and the Starfish, 2000

Je considère cet article comme un enchevêtrement critique plutôt que comme un récit personnel. Parce que ce que j’y cherche, c’est à faire et à savoir de telle sorte que je m’y emmêle – une sorte de récit phénoménologique qui s’attache au mondain et au sublime. Je ne me contente pas d’écrire et d’articuler, ni de cartographier une géographie à distance : j’y suis absorbée par la chair et par les gérondifs avec lesquels j’écris. C’est-à-dire : je ne raconte pas mon histoire ; mais je m’entrelace dans les mailles d’un processus en cours. Je ne suis pas là pour une confession, mais pour une confection.

Telles quelles, les sections et interludes qui suivent ne sont pas à prendre comme des récits téléologiques du devenir transsexuel/transsespèce, ni comme une divulgation de ce qui y est en jeu pour moi. Bien plutôt, ce qui se joue ici, c’est la rencontre de mon corps avec cette chanson d’Anohni, l’interaction du texte/son avec moi au travers des motifs changeants des différentes manières de vivre dont cet essai tente de rendre compte. Cet « enchevêtrement critique » est toujours un verbe, toujours situé, géographiquement et historiquement. Et dans cet essai, l’enchevêtrement critique est un composé ou un déplié phénoménologique dans lequel la langue, la musique et la matière sont des relations vivaces (et même pleines de chocs) entre des êtres qui sont, comme dirait Donna Haraway, « des autres les uns pour les autres ».

Moment d’espèces et de sexes

J’écoute The Cripple and the Starfish, et j’entends dans les tonalités de la voix d’Anohni des paroles qui me hantent et m’interpellent : I’ll even cut off my finger, « J’irai jusqu’à me couper le doigt » ; I will grow back like a Starfish, « Je repousserai comme une Étoile de mer » ; Happy bleedy, happy bruisy, « Saigner joyeux, bleuir joyeux. » Mon lecteur iTunes désigne la chanson comme « alternative », catégorie ambiguë et surpeuplée. La musique « se répand » au travers des styles et des textures. La voix d’Anohni vibre (vibrato), fluctue et ondule chargée d’expressivité et d’émotion : parfois douce et tendre et pleine de satiété et de plénitude (I am very happy / So please hit me, « Je suis très content* / Alors s’il-te-plaît frappe-moi »), elle change de cadence pour se faire déclarative, triomphante (I will grow back like a Starfish, « Je repousserai comme une Étoile de mer »). Épousant les hauts et les bas des paroles, la voix d’Anohni passe du grave à l’aigu, du profond au brillant. Sa voix crée un espace en forme de vague, une mer de chant – la cadence et le rythme de son phrasé expriment des mouvements tantôt frénétiques, tantôt calmes, la périodicité ou les changements ponctués des choses et des événements, comme si l’on avait laissé des débris à la dérive dans l’espace matériel-discursif de la chanson, comme un bloom de méduses emportées par les contre-courants ou, immobilisées par un marasme, s’échouant sur des rivages de sable ou de roche. Se pourrait-il qu’Anohni chante le même chant que celui des baleines, la syncope de leurs troupeaux, la transfiguration de leurs glissades ? Poser cette question, c’est se demander, dans les parages de Gaston Bachelard [1], ce que pourrait bien être la matière littérale du sens, ou comment le ton et le choix des mots dans The Cripple and the Starfish nous mettent en contact avec des sens, des choses, des lieux et des relations auxquelles la chanson ne fait qu’allusion.

Et, en pensant ensemble les trans-formations transsexuelles et les ré-générations étoiles-de-mer qui sont suggérées dans la chanson, je me demande : quelles sont les puissances trans-formatives et re-lationelles de préfixes telles que « trans- » et « re- » ? Je veux comprendre comment « re- » (comme dans « re-tour » ou « re-nouveau ») et « trans- » (comme dans « ailleurs ») suggèrent des corporéités différentes. Sans parler de mon identité de femme transsexuelle, ni de la formation politique du sujet transgenre/transsexuel [2], je suis pleine d’incertitudes quant aux processus ontologiques qui sont en jeu dans les transformations corporelles (les miens ou ceux des autres). Comment la « ré-assignation » définit-elle la « trans-ition » pour certains sujets trans ? Et puis, je me demande si les « étoiles de mer » – « Je repousserai comme une Étoile de mer » – qu’on appelle improprement en anglais des « poissons-étoiles » (starfish), ne pourraient pas me fournir (à moi et peut-être à d’autres) de précieuses leçons en matières de préfixes, ou me servir de guides dans des questions ayant trait au langage, à la métaphore et à d’autres terrains tropologiques. Les étoiles de mer ne se régénèrent-elles pas après avoir été blessées ? L’« estropié* » de la chanson ne se répare-t-il/elle pas en se coupant ? La transformation transsexuelle n’est-elle pas, elle aussi, régénérative ? Ne suis-je pas en partie une transsexuelle au travers du re-travail et du re-pli de mon propre corps, de mes propres tissus, de ma propre peau ? En devenant transsexuelle, est-ce que je ne suis pas devenue « comme une étoile de mer », ainsi que la chanson le suggère ? Quand les métaphores et les métonymies se « répandent »-elles les unes dans les autres ? Est-ce que l’appareil analogique de la « ressemblance » (« comme une étoile de mer » ou comme une femme) est un trope rhétorique trop maladroit pour les déploiements poétiques et matériels que requièrent les transsexages/spéciations ?

Ces questions, personnelles et universitaires, ne sont pas des cartes pour explorer des territoires déjà connus. Par principe, cet essai reste un travail en cours. Avec hésitation et curiosité, j’y suggère comment le langage, la musique, les étoiles de mer et moi-même parvenons à nous rencontrer et à partager la mutualité de nos différentes matérialisations. En portant attention à la nature matérielle de ces rencontres sémiotiques et incarnées, j’espère mettre le matérialisme à son travail le plus radical et mettre ma propre chair à l’épreuve de ses frontières et de ce qu’elles contribuent au monde. C’est-à-dire je propose de porter attention au fait que « nous » (au sens de : vous et moi) sommes nous-mêmes des parties spécifiques d’un monde en constante reconfiguration ; « nous » faisons partie du monde en sa (et en notre) structuration toujours dynamique, toujours en train de se faire, en son (et en notre) devenir différentié. J’espère que cet essai jouera sa petite part dans l’entraînement de nos capacités à rendre explicites certaines des prémisses concrètes de notre participation à ce processus de constant déploiement, et qu’il encouragera une attention plus profonde et plus expansive aux manières dont la vie se compose.

Quelques notes de l’artiste

À l’occasion d’un entretien avec le Velle Magazine, Anohni, qui a fondé le groupe Antony and the Johnsons, discute de l’émergence du groupe :

Les Johnsons tiennent leur nom d’une référence à l’une de mes grandes héroïnes, Marsha P. Johnson, une activiste du milieu des années 1960 jusqu’à sa mort au début des années 1990. Marsha P. Johnson était une prostituée, une travailleuse de la rue, et une figure très remarquée de Christopher Street [NdT : le quartier gay de New York], qu’on célébrait pour sa générosité. Au point que son surnom, c’était Sainte Marsha. C’était une sorte d’outsider qui savait rassembler, et la rumeur dit que ce serait elle qui aurait jeté la première bouteille lors de l’émeute de Stonewall – honneur qui, encore aujourd’hui, fait l’objet de débats entre différentes queens new-yorkaises [3].

Marsha Johnson, ou Sainte Marsha, et Sylvia Rivera, une figure importante du mouvement pour les droits civiques transgenres alors à l’état naissant, sont aussi connues pour avoir fondé, en 1970, le STAR, ou « Street Transvestite Action Revolutionaries » [Travesties du Trottoir et Action Révolutionnaire] [4]. À lire Anohni, un héritage transgenre est donc inscrit à même le groupe ; elle qui, outsider, queen racisée, a jeté la première bouteille, qui a été assassinée en 1992, structure l’intention créative et politique du groupe. Johnson est l’héroïne d’Anohni et peut-être, mais je dis cela sur le mode spéculatif, son moi idéal.

Quant à son processus de création, Anohni insiste sur la qualité de collage impliquée dans sa musique.

Je pense que mon processus créatif a toujours relevé de ce qu’on pourrait décrire comme de l’accumulation. Je collecte quantité de débris et de pièces détachées, et je crée une chose qui me paraît avoir du sens en cherchant des relations entre elles et en les assemblant en une sorte de collage… Voilà, pour ma part, j’ai beaucoup d’attirance pour les personnes qui chantent et qui sont
chargées d’affect, qui cherchent la transformation. Ce que je veux, c’est une manière de chanter qui transforme, voilà, une manière de chanter qui commence quelque part et finit ailleurs [5].

Quand le journaliste lui demande quel genre de musique pratique Antony and the Jonhonsons, Anohni contourne la classification et parle plutôt d’une musique qui « cherche la transformation », quelque chose qui « commence quelque part et finit ailleurs ». « Trans- », un préfixe marqué par l’idée de partir de quelque part et d’arriver ailleurs, d’aller au-delà, de passer au travers (en direction d’un autre état ou d’un autre lieu – ailleurs), suggère ici l’inclassifiable. Être trans-, c’est transcender ou surpasser ce qui est reçu, empiriquement, rhétoriquement ou esthétiquement. Anohni parle de la force affective de la transformation provoquée par ses chansons et par l’acte même de chanter. Les transformations – un peu comme les personnes transgenres – sont produites en traversant des forces émotionnelles. Des débris et des pièces détachées (encore des choses brisées) sont retravaillées pour créer de nouvelles choses, des choses entières et douées de sens, même si elles restent incomplètes.

Dans un autre entretien, avec The Guardian, Anohni parle de l’album I Am a Bird Now, qui figurait dans une installation à la Biennale du Whitney en 2004 [6]. Anohni décrit l’enregistrement comme « la transcription d’une série de transformations et de survies. Il a pour caractéristique de changer d’état – vie et mort, mâle et femelle, humain et animal – à la recherche de sanctuaire et d’accomplissement [7]. » Anohni propose la transformation comme un trope pour retravailler la relation entre mâle et femelle, humain et animal. Peut-être suis-je la seule à l’entendre, mais il me semble que dans la texture de la voix d’Anohni, dans les variations instrumentales et dans les paroles elles-mêmes, les frontières des différences entre les sexes et les espèces, entre l’artificiel et l’authentique, et entre la nature et la culture sont, dans The Cripple and the Starfish, affectivement et littéralement
trans-ées.

« Trans- », tel que l’articule Anohni, dérange les pratiques de purification ; le bien-défini se trouble, à de multiples niveaux matériels et sémiotiques. Les expériences psychiques et corporelles s’entremêlent. Ainsi, le genre et la corporéité genrée sont des contingences qui peuvent tenir un temps, mais se dissiper à l’intérieur de nouveaux ensembles relationnels. Les espèces existent à l’intérieur de différences taxonomiques (Homo sapiens sapiens n’est pas Octopus vulgaris), mais les espèces sont aussi toujours déjà constitutives les unes des autres au travers des espaces et des lieux que nous cohabitons – y compris la langue et d’autres registres sémiotiques. En effet, chaque espèce est elle-même le point nodal de tout un ensemble de relations interspécifiques – la relationnalité fait des mondes. Nous ne sommes pas humain·es à nous seules – nous sommes humain·es à plusieurs. La matière n’est pas immuable, suggère Anohni, elle est discursive, elle permet aux sexes et aux espèces d’entrer dans des pratiques de trans-matérialisation. Contrairement à ce que certaines théories du désir peuvent dire, la chair et le sens des êtres humains et des étoiles de mer ne sont grevées d’aucun vide structurant, elles ne sont pas séparées d’elles-mêmes et ni les unes des autres par aucune division primordiale : elles sont sensuellement entrelacées.

Devenir avec une étoile de mer

Après avoir écouté la chanson, je me plonge dans les implications trans-espèces de mes doigts de primate = bras d’étoile de mer. Les étoiles de mer (en tant qu’objets matériels/discursifs) fonctionnent comme des figures alléchantes pour théoriser la question de la ré-incarnation (mais elles ne sont pas ici seulement pour nous permettre de penser avec elles ; elles sont aussi des « présences charnelles, matérielles autant que sémiotiques [8] »). Quelques rappels peuvent être ici utiles : les étoiles de mer ne sont pas, contrairement à ce que suggère l’anglais starfish, des poissons ; ce sont des invertébrés marins qui appartiennent au règne Animal, au phylum des Échinodermes, et à la classe des Astéries. Selon les espèces, elles sont capables de reproduction sexuée ou asexuée. Pour les espèces qui se reproduisent sexuellement, la fertilisation a lieu de manière externe, les mâles et les femelles éjectant leurs gamètes dans leur environnement – ce qu’on appelle le frai. Les embryons, une fois fertilisés, dérivent ensuite parmi le zooplancton – qui constitue la part animale de l’hydrosphère. Quant aux espèces d’étoiles de mer qui se reproduisent asexuellement, elles le font par division : un bras se détache du reste de l’étoile et se développe en un nouvel individu. La division de ces étoiles de mer leur a valu une certaine notoriété [9]. La plupart des espèces doivent conserver leur partie centrale pour être capables de se régénérer, mais certaines sont capables de reconstituer une étoile de mer entière à partir d’un seul bras.

Bien que la plupart des échinodermes ne reçoivent pas de données sensorielles bien définies, elles sont sensibles au toucher, à la lumière, à la température, à l’orientation et à la qualité de l’eau autour d’elles. Les pieds-tubes, les épines et les pédicelles qu’on trouve à la surface des étoiles de mer sont sensibles au toucher, et les points oculaires aux extrémités des bras sont sensibles à la lumière. Ainsi, les bras de l’étoile de mer d’Anohni ne se réduisent pas nécessairement à des lieu-tenants du pénis = doigt, mais pourraient bien être des interventions du phallus = vision. Et si devenir transsexuel·le implique de devenir avec une étoile de mer, alors une partie de ce devenir se fait avec des yeux-qui-touchent [10]. Pas d’yeux à proprement parler, mais des bras plein de touchers sensibles à la lumière, pleins de sentir, pleins de tacts, pleins d’êtres tactiles ; leurs bras répondent aux effets de surface, ils sont caresses. Leurs pédicelles tremblent et se déforment en mouvement : palpations, manipulations, extensions se succèdent les unes aux autres. Tout cela pour dire non pas que leur système sensoriel est visuellement-haptiquement incarné ; mais plutôt pour dire que c’est leur être tout entier qui est à concevoir comme un appareil visuo-hapticosensoriel. La chanson d’Antony and the Johnsons déploie peut-être une certaine notion de manque (une sorte de castration), mais de manière plus intéressante encore, elle reconfigure l’oculocentrisme (la fascination optique si centralement impliquée dans les dynamiques d’auto-reconnaissance) et fait ainsi la place à un devenir-avec-l’étoile-de-mer. En conséquence de quoi, le soi et l’autre cessent d’être aisément distinguables (comme dans un processus de spéciation ; puisqu’à nouveau, quantité d’espèces sont constituées par leurs rencontres avec d’autres). La vision/le toucher/le pénis/le phallus ne sont pas seulement en jeu ici sous la forme du manque/de la castration, mais aussi sous la forme de la spéciation, sous la forme des yeux-qui-touchent. Voilà la sorte de déploiement du genre/de l’animalité qui peut servir un projet de « zoontologie partagée [11] ».

Trans-capacitation

Dans The Cripple and the Starfish, la transformation est affaire de fusion entre des organismes, des énergies et des sexes. Je suis intriguée par l’expression « … me couper le doigt, et il repoussera comme une étoile de mer. » Commençons par l’acte de couper : the Cripple, « l’Estropié* » veut que « Monsieur Muscle » lui « s’il-te-plaît fasse du mal », et « l’Estropié* » ira « jusqu’à se couper le doigt ». De ce que la chanson suggère, et de ce qu’Anohni dit d’elle-même, on peut déduire que l’estropié* veut se transformer en se coupant (amputation et castration) ; l’estropié* peut être ainsi compris* comme une personne transsexuelle/transgenre MtF qui cherche à se transformer. De prime abord, le doigt coupé me mène, et peut-être aussi d’autres lecteurices/auditeurices, à penser que l’acte de couper est un acte de castration – le doigt fonctionnant comme un substitut du pénis. « L’estropié* » veut devenir une femme en se faisant couper le pénis. Et sans doute, il est vrai que certaines femmes transsexuelles se « coupent » le pénis par une sorte solidarité avec les femmes/les femelles, ou pour devenir femmes/femelles elles-mêmes, pour ne nommer que certaines formations transsexes qui conduisent à une opération [12].

Mais peut-être certain·es lecteurices s’inquiètent-ielles de ce que ma lecture du personnage de « l’Estropié* » comme sujet trans- ne soit au risque de réitérer la pathologisation des personnes trans-. De fait, pour certains sujets transsexuels/transgenres, les assignations de genre peuvent avoir un caractère incapacitant/handicapant, elles peuvent même relever d’un sentiment de blessure. Mais ce dont je veux parler ici, ce n’est pas de l’expérience traumatique de l’assignation, c’est plutôt de l’expérience potentiellement révolutionnaire et transgressive des changements de genre/de sexe [13]. En effet, si je me tourne vers mes propres savoirs incarnés – mes propres logiques charnelles – des douleurs et des possibilités, je sais que devenir transsexuelle peut passer par une entaille consentie à la chair. Cela ne m’empêche pas d’avoir des doutes concernant l’équation que je propose entre la dysphorie de genre conçue comme handicap = transformation désirée : est-ce que je ne serais pas en train de reprendre et de transcrire une compréhension naïve du handicap (ou de la dys-phorie) ? Je suis troublée. Et donc, suivant les travaux remarquables de Robert McRuer sur la queerness et le handicap, je voudrais réfléchir avec la manière dont la théorie du handicap a longtemps refusé, mais aussi relexifié la logique préfixale du « dys- [14] ». Ainsi, McRuer prend la dis-ability [l’in-capacité, l’invalidité, le handicap] comme une sorte de corporéité queer, ouvrant sur la possibilité d’une re-signification des actes de couper et d’amputer comme des formes de devenir qui n’ont pas à être pensées à partir des paradigmes de la morbidité, du fétichisme ou de la complétude. Je ne cherche pas à suggérer ici qu’à un niveau fondamental ou génétique, toute expérience « trans » doit nécessairement (ou même fréquemment) renvoyer au handicap. Mais je crois que c’est ce qu’impose de faire la chanson d’Antony and the Johnsons. Ce que suggère la chanson, c’est que même si je peux envisager mon sexe-à-la-naissance comme in-capacitant, je peux aussi considérer mon sexe-trans comme un sexe-coupure qui « estropie » mon intégrité imaginée. Je peux vouloir être « estropiée » car il se pourrait que cela me permette de vivre une vie plus vivable voire désirable (et non inférieure et répudiée). Pour ma part et en ce sens-là, j’accueille volontiers cette sorte de coupure qui laisse des sexes-cicatrices derrière elle, cette sorte coupure qui me laisse insatisfaite, parce que je suis à la recherche de manières de vivre différemment ma dys-phorie de genre et l’in-confort de mon sexe-à-la-naissance. L’estropié* désire peut-être la transformation, ou peut-être désire-t-elle se dés-aligner d’avec la dys-phorie, mais quoi qu’il en soit, l’acte corporel et l’affect qui s’attachent à la transformation (comme lorsqu’il y a coupure, par exemple) ne soignent pas sa corporéité – ils la transfigurent. Risquant ainsi une union déstabilisante, je propose le concept de trans-capacitation comme une manière de penser le sexe-coupé (et autres sortes de transitions) comme bien autre chose qu’un dispositif de remédiation curative [15].

Les préfixes de la coupure

« Coupure », « coupe », « couper », auraient-ils la caractéristique d’une onomatopée ? Une expérience haptique/acoustique, le son de l’instrument bien aiguisé qui tranche, sectionne, entaille, lacère ? Quand je lis « Le chirurgien hante mes rêves » de Susan Stryker – « Et au moment où Il me tombe dessus, je vois son couteau étinceler dans Sa main, et je sais que bientôt l’eau se colorera de rouge. Et je soulève mes hanches pour venir à Sa rencontre quand Il entre en moi, et sans doute Il verra que c’est mon désir qui L’a appelé ici [16] » –, les mots font mal à mon « sexe-coupé ».

Je ne m’intéresse pas à la manière dont la coupure, dans la chanson, signale une absence (au sens d’une castration). Bien plutôt, je m’intéresse à la manière dont la coupure ouvre sur la possibilité d’une « régénération » (il « repoussera ») et d’une guérison. L’incision donne lieu à la trans-corporéité – couper ce n’est pas nécessairement castrer, ce peut aussi être reconfigurer le soi à partir du corps coupé. Le (corps) tout (entier) et la partie (coupée) sont métonymiquement liées dans la tentative totale de trans-former. Efficaces, inconfortables, masochistes (ou pas), les phrases « couper mon doigt » et « s’il-te-plaît frappe moi » peuvent être comprises comme un désir de métamorphose de la part de « l’Estropié* ». Couper le pénis/doigt ne veut pas dire nécessairement s’amputer, mais produire les conditions pour une régénération physique et psychique. La coupure est pleine de possibilités. Pour certaines femmes transsexuelles, la coupure n’est pas tant une ouverture du corps qu’un effort génératif de ramener le corps en coupant à travers lui pour le sentir se réparer, pour se sentir pousser de nouvelles marges. La coupure n’est pas seulement une action ; elle fait partie d’une incessante matérialisation par laquelle une personne transsexuelle devient – provisoire et malléable. La coupure coupe dans la viande (opération qui n’est pas primordialement visuelle, du moins pour le sujet incarné, mais proprioceptive) ; elle crée un espace de possibilité psychique. La corporéité des femmes transsexuelles ne repose pas nécessairement sur le désir de se confondre ou de ressembler davantage à des femmes (c’est-à-dire : d’avoir un bon passing) – même si pour certaines femmes trans, c’est bien là un désir (satisfait ou pas). Le point de vue des regardeurs (de celleux qui sont susceptibles de la lire) n’est pas l’aspect le plus important de la trans-subjectivité – ce que la femme trans désire, c’est appartenir à son propre corps, c’est pouvoir parler depuis son corps à elle.

Quand je paie un·e chirurgien·ne pour qu’ielle me coupe le pénis et le transforme en néo-vagin, le mouvement que j’initie relève d’une étrange topologie : je passe à travers moi, je me traverse, mais c’est pour arriver à moi. Au moment où la chirurgien·ne insère son scalpel et coupe dans l’épaisseur des mes tissus, ma chair s’empourpre. Des semaines durant, mon aine demeure décolorée et enflée. Entre l’effort de la chirurgien·ne et la biomécanique de mon corps, ma coupure répand le sang et l’affect. Ma coupure donne lieu à une régénération de mes frontières corporelles – des frontières redessinées. Par ma coupure, je me confronte aux invocations et aux révélations ; ma coupure n’est pas passive – sa substance même (matériellement et affectivement) est générative et joue un rôle significatif dans l’incessance de ma matérialisation. Elle appartient à mon corps, elle n’est pas l’absence de certaines de ses parties. L’effort régénératif de ma coupure est discursif ; ma coupure comme transfiguration est une pratique matérielle-discursive au travers de laquelle j’appartiens à mon corps et à mon trans-moi. Mon pénis coupé implique de l’être et du faire, de la matérialité et de l’affect, de la substance et de la forme. Ma coupure est générative à l’intérieur de limites matérielles, mais sans fixités affectives ; mes tissus sont transmutables : ils viennent de moi et m’invitent à imaginer un ailleurs à ma corporéité.

Sans surprise, les universitaires, les activistes, les étudianz* et les artistes ont questionné le sens et la signification de la corporéité transsexuelle/transgenre. Dans les versions les plus simplistes, on a suggéré que les transsexuel·les pré-op se sentent enfermé·es dans le mauvais corps, qu’iels désirent un corps guéri, nécessairement articulé selon une forme mâle ou femelle. Comme Jay Prosser l’a montré [17], dans ce type de récits, l’identité transsexuelle est liée à des images d’intégrité corporelle – et au vécu d’une contradiction entre l’intérieur et l’extérieur du corps. Le corps est conçu comme un contenant – un sarcophage, un sac mortuaire dans lequel des mots, une certaine idée de soi, sont comme enfermés et tenus en ordre. Les transsexuel·les aspirent à réparer ce corps défectueux, à le rendre intact pour pouvoir s’y identifier. Du point de vue de ces expériences, il est indéniable que certain·es transsexuel·les vivent leur corporéité de cette manière, comme une désincarnation ; et il serait facile de montrer que, pour elleux, les altérations transsexuelles ne sont pas seulement choisies, qu’elles sont la transformation d’un corps invivable et fragmenté en un tout vivable et entier.

Ce qui me trouble dans cette articulation du transsexualisme, ce n’est pas l’image troublante du contenant, c’est le fait que le corps se trouve restreint à ne jouer aucun autre rôle que celui de contenant. Or se sentir à l’aise dans son corps ce n’est pas seulement se sentir restreint·e, limité·e, contenu·e ou enfermé·e dans un tout bien contenu, ce n’est pas seulement se sentir complèt·e. C’est aussi se sentir capable d’incarner les multiplicités du corps, ses vicissitudes, l’incessance de ses (de nos) processus de matérialisation. Le corps (trans ou pas) n’est pas une intégrité pure, cohérente et positive. La distinction importante n’est pas celle qui oppose de manière binaire le bon au mauvais corps, ou la fragmentation à l’intégrité. Ce qu’il s’agit plutôt de savoir, c’est s’il est possible, ou non, de vivre des interactions multiples et continues, des transformations cohérentes, des certitudes décentrées, des possibilités, aussi limitées soient-elles. Les transsexuel·les ne transcendent pas le genre ou le sexe. Nous ne créons pas nos corporéités en sortant de nos corps, mais en assumant un certain pli à l’intérieur de nous, en nous pliant (ou en nous coupant) nous-mêmes et en créant une cicatrice transformatrice de nous-mêmes. Il n’y a pas de division absolue, mais plutôt une continuité entre les réponses physiologiques et affectives de mes différents corps historiques. Encore une fois, mon corps est cela dont je suis faite, et c’est dans cette relation d’appartenance que ma transformation subjective et énergétique est possible.

Un·e transsexuel·le (moi, par exemple) n’est jamais discontinu·e entre les différents états qui qualifient sa corporéité, ou du moins : je ne saurais faire de distinction que de manière très vague et générale entre les différents états historiques de mon être [18]. Ma corporéité subjective a toujours été transgenre, simplement : ma transformation matérielle est une tentative de congeler ces différentes trans-corporéités (corps et esprit) qui me caractérisent. Ce que je veux suggérer ici quand je parle de corporéité, c’est une certaine cohérence, c’est l’expérience de toujours être faite de mes propres tissus, même quand je traverse une transformation (transformation qui n’est jamais seulement de l’ordre du visible, quelle que soit l’importance que je lui accorde).

La modifiabilité est une caractéristique intrinsèque du corps transsexuel : elle est à la fois son sujet, sa substance et sa limite. Nos corps sont pleins de cicatrices, de marques, ils sont retravaillés pour habiter un trouble dans le genre, dans le sexe : une peau accidentée, et plus vivable. Les trans-sexuel·les survivent, non pas parce que nous devenons entières, mais parce que nous incarnons l’effort et la possibilité de traverser les différentes couches de notre expérience – nous n’avons pas le choix. Le corps transsexuel, mon corps, est un corps créé par nécessité, c’est un corps qui a inventé des stratégies pour survivre et pour porter le poids de différentes identités sociales. Comme de nombreux·ses transsexuel·les, il m’arrive parfois de désirer une certaine complétude mythique, mais ce qui reste réellement intact en moi, ce dont je fais l’expérience, ce dont je suis faite, c’est mon corps – pliable, flexible à l’intérieur de certaines limites, contraint par le langage, l’articulation, la chair, l’histoire et les os.

Métaphore reformante

Quelles sont les différences entre la réfraction et la réflexion considérées comme activités contemplatives ? Comment une relation réfractaire à un texte pourrait-elle servir d’autres fonctions qu’une réflexion ? « Réfractaires » : ainsi sont définies les matières et les comportements qui s’obstinent, qui ne répondent pas, qui résistent. Évoquer ces termes, c’est donner sa place à l’entêtement, à la brutalité que peut mettre la matière à séparer l’intérieur de l’extérieur. Et, pour parler plus crûment, la réfraction renvoie aussi à la « période réfractaire » – ce temps qui suit immédiatement la stimulation, et où les tissus excités cessent de répondre aux stimuli [19]. Associée au plaisir sexuel ou à la « vie amoureuse », la période réfractaire est un moment d’expiration où l’inertie entropique gagne le corps, une sorte de retour à l’inanimé. L’immobilité qui succède à l’excitation porte en elle le résidu de l’expérience sensible. Les sens sont porteurs ; les sens sont réfractaires.

« Je repousserai comme une Étoile de mer. » Dès le départ, je remarque deux choses : d’abord, « je » s’est substitué à « mon doigt » ; ensuite, nous sommes passées de la métonymie de la coupure à une métaphore de la trans-spéciation. L’étoile de mer se présente, selon toute vraisemblance, comme un lieu-tenant de la transformation transsexuelle – l’animal apparaissant comme un instrument pour penser différentes formes d’être. N’oublions pas que la métaphore est un déplacement : un terme, un nom, est déplacé de son contexte usuel et placé ailleurs afin de mettre en lumière, par sa reconfiguration, un autre contexte. Ainsi, la relation est fondée sur une relation d’idées plutôt que d’objets – la métaphore ne doit aucune allégeance à l’objet compris au sens littéral. La « coupure », par contraste, est structurée par une métonymie de correspondance et de corrélations incarnées. La métonymie et la métaphore sont des tropes qui agissent de manières bien différentes l’un de l’autre. La métonymie rassemble deux objets qui, pris à part l’un de l’autre, constituent des tout indépendants ; elle renvoie ainsi aux conditions de leur correspondance : de la cause à l’effet, de l’instrument au but, du contenant au contenu, de la « coupure » au trans-corps.

Je me demande si l’étoile de mer est davantage qu’une métaphore (ce qui n’est pour dire que la métaphore ne se suffirait pas en elle-même). Jouant du côté du zoomorphisme, je me demande si l’être-une-étoile-de-mer ne partage pas un certain imaginaire ontologique avec le devenir trans-sexué. Je ne veux pas ici suggérer que le transsexualisme serait la même chose que la transspéciation, mais plutôt souligner que transsexualisme et transspéciation prennent part à la même matérialisation trans-figurale dont parle The Cripple and the Starfish. L’étoile de mer comme la transsexuelle « repoussent », différemment mais non sans entretenir des buts phénoménologiquement proches d’intégrité physique et de guérison. Est-il possible, et ici je fais un bond, que la force métonymique de la « coupure » pour rendre compte de la transcorporéité puisse se transposer au « comme une étoile de mer » pour penser la trans-spéciation ? Par exemple, les animaux, pris au sens littéral, font toujours partie d’animaux pris au sens figuré ; les animaux ne peuvent pas être déplacés par les mots ; mais les mots sont portés par des circuits nerveux, des rythmes, des tempos qui sont propres au littéral. Les animaux sont toujours constitutivement formés par le langage, humain ou pas, animal ou pas. Les animaux (même si les animaux ne sont sans doute pas seuls dans ce cas, mais gardons ce point pour un autre travail) sont liés au langage de telle sorte que le langage coupe à travers leurs chairs, même s’il ne dévore jamais complètement
leurs corps. La coupure littérale saigne autour du mot « coupure », et c’est en cet endroit que les conditions pour une transformation subjective émergent. De même, l’étoile de mer, une échidonerme, un corps capable de régénération, une invertébrée qui, chez certaines espèces, est capable de reproduire de nouveaux individus par division de son propre corps, excède la métaphoricité de la ressemblance parce que l’étoile de mer n’est jamais que partiellement digérée, définie, expliquée, utilisée par le langage.

Comment « l’Estropié* » désire-t-elle la régénération comme modalité de trans-formation ? « Je me couperai le doigt. Il repoussera comme une étoile de mer. » Pour moi, on a là affaire à une instance littérale de la biodynamique propre aux étoiles de mer – « l’Estropié* » se fera repousser le doigt, mais i/ elle ne se trans-formera pas nécessairement le doigt. En d’autres termes, i/elle est aussi un corps re-sexé, au moins au temps qu’il/elle devient aussi subjectivement trans-sexuée. Bien que subtile, le travail pourrait bien porter sur la manière dont les préfixes forment et reforment les prépositions au sein des discours : comment le ré- de la ré-génération implique de partir du corps mais pas nécessairement dans le corps (comme lorsqu’on parle de la corporéité trans comme « enfermée dans le mauvais corps »). Parler par « re- », c’est penser tout processus énactif (ici : la ré-génération) comme constitutivement liée à ce qui se trouvait là « avant » (même si cet « avant » est lui-même à penser comme un processus de matérialisation). « Re- » offre une approche par la « répercussion », par la résonance, qui permet de penser autrement la chair, ses limites et ses contenances. La régénérativité est un processus qui se produit au travers et par la contenance (le corps). De cette manière, la régénération est un acte ré/itératif qui consiste non seulement à faire pousser de nouvelles frontières (par un mouvement qu’on pourrait dire de ré-incarnation) mais aussi à remettre en cause les frontières statiques (par une transformation subjective). La régénération permet d’être avec le désir, le pathos, le trauma, mais aussi des modes d’intimité corporelle, de possibilité charnelle, et de manière cruciale, de ré-incorporation.

La régénération, c’est quelque chose que les transsexuel·les et les étoiles de mer ont en commun. Les transsexuel·les et les étoiles de mer s’adonnent à bien d’autres relations préfixales qui mettent en relation le dedans/le dehors, le sujet/l’objet, le prédateur/la proie, mais dans le « re- », ielles partagent une expérience phénoménologique de re-formation et de réadaptation des frontières du corps. Comment les préfixes peuvent-ils nous aider à comprendre les manières dont nous (étoiles de mer, transsexuel·les et autres) nous autonomisons et générons nos corporéités ? Re-pousser, re-différencier, restructurer, re-member [se re-membrer/se r-appeler], re-nucléer : nos structures corporelles, nos biodynamiques, sont matériellement déployées dans des relations incessantes avec le monde, et qui font partie du monde. Les transsexuel·les et les étoiles de mer questionnent les métaphores désincarnées (telles que l’identité, la ressemblance ou la similitude) et proposent des manières métonymiques d’appartenir et d’être cousues à nos substrats charnels. En d’autres termes, je ne suis pas comme une étoile de mer ; l’étoile de mer est l’étoffe dont je suis faite. Je ne suis pas enfermée dans mon corps ; mon corps est l’étoffe dont je suis faite.

Plis, vagues, ondes, encoches

Ripple

1. Une coupure légère, une égratignure ou une marque. Verbe : gratter légèrement ; écorcher, froisser.
2. Une zone d’eau peu profonde dans un fleuve où des rochers et des barrières de sable font obstruction au flux ; un banc de sable.
3. Une légère ride à la surface de l’eau, telle qu’elle peut être provoquée par une légère brise ; une vaguelette.
4. Une vague à la surface d’un fluide dont la dynamique est provoquée par les tensions superficielles plutôt que par la gravité, et qui en conséquence a une longueur d’onde plus courte que celle correspondant à la vitesse minimale de propagation.
5. Un son proche de l’ondoiement de l’eau.
6. Marquer par ou avec des ondes ; provoquer une légère ondulation.
(Oxford English Dictionnary)

Ripple, l’onde, crée des remous dans le sujet qui permet aux « saigner joyeux, bleuir joyeux » de devenir des conditions de régénération corporelle, de transformation psychique et de trans-spéciation. Ripple déchire et bricole avec l’idée que la langue/la représentation est une coupure entre le monde phénoménal et le sujet savant. Ripple dans The Cripple and the Starfish crée les fondations charnelles pour des déploiements préfixaux qui prennent la viande et la signification au sérieux. L’« estropié* » et « comme une étoile de mer » sont l’occasion d’un effondrement extrême du figural et du réel. En d’autres termes, les préfixes (trans- et re-) sont des types de relations qui font des vagues et créent des ruptures dans le champ de la représentation. L’étoile de mer et la transsexuelle pointent vers un au-delà des limites de la langue, permettant aux deux figures d’excéder toute forme de fonction palliative (comme une femme ou « comme une étoile de mer »).

La transsexuelle – à nouveau, je parle de cette expérience non pas en me plaçant du côté de mon corps, mais en raison de mon corps – soulève des vagues dans le corps, marque la viande, lui impose des ré-formes, des re-pousses, des re-formations telles que la transformation subjective a une chance de se produire : transition, transsexe, trans-être ; voilà les plis des préfixes à l’oeuvre. Le préfixe re- doit prendre la charge du corps afin de donner une chance aux devenirs trans-. L’étoile de mer, selon les espèces, est capable de faire repousser un bras endommagé. Le bras endommagé, dans certaines espèces, est susceptible de devenir un autre individu, de se déployer dans une autre sorte d’être. C’est dire que l’étoile de mer change sa biogéométrie en relation à son environnement – elle est enchevêtrée et reformée et trans-figurée par ses rencontres. C’est dire aussi que les qualités métonymiques de sa corporéité lient entre elles la matière et la sémiotique. « Étoile de mer » est une représentation avec un pied-tube digestif ; transsexuelle est une identité qui saigne et qui coupe.

L’ondoiement du « ripple » rappelle la locomotion de l’étoile de mer. Les étoiles de mer possèdent des systèmes vasculaires hydrauliques qui leur permettent de se déplacer. Les eaux salées de l’océan entrent dans le système par le madrépore (une petite valve située sur la face aborale des étoiles de mer), passent dans le système aquifère et traversent un canal minéralisé pour atteindre les canaux annelés et radiaires. Les canaux radiaires transportent l’eau jusqu’aux ampoules ambulacraires pour soutenir l’effet de succion des pieds-tubes. Les pieds-tubes se fixent aux surfaces et ondoient pour se déplacer – une partie du corps attachée aux surfaces, pendant qu’une autre relâche la succion. L’ondoiement de ripple définit ainsi la biomécanique des pieds-tubes.

Ripple, sur le plan somatique, me fait penser à ma propre vulnérabilité physique – ma propre chair transsexe. Se pourrait-il que je partage avec l’étoile de mer une même sensibilité somatique, une même capacité à me remettre de mes blessures, une même capacité à la régénération/guérison. Transsexer est un acte de guérison. Cela implique une sorte de mutualité – une sorte d’ontologie partagée. Comprendre le trans-morphisme comme un zoomorphisme : si l’on est capable de comprendre la coupure comme un acte d’amour, pourquoi ne pourrait-on pas comprendre le « comme une étoile de mer » comme la manifestation d’une trans-spéciation ? Nous, transsexuel·les et étoiles de mer, sommes des corps animés ; nous faisons l’expérience de nos corps et nous les connaissons au travers des autres corps animés que nous rencontrons. Ces mouvements épistémologiques décrivent une ontologie phénoménologique partagée. Des zones sensibles entrelacées et intercorporelles lient les corps, entre langage et expérience. Étoiles de mer et transsexuel·les partagent une sorte de monde qui est à la fois sémiotique (de l’ordre de la métonymie) et phénoménologique – une forme d’intercorporéité.

« C’est vrai, j’ai toujours voulu que l’amour fasse mal », dit Anohni dans The Cripple and the Starfish. Si, comme j’espère l’avoir illustré ici, le littéral et le figural – la matière qui signifie et la signification qui signifie – émergent à titre d’une interarticulation dynamique, l’appel à ce que « ça fasse mal » n’est pas un appel masochiste, ou en tous cas, ce n’est seulement un appel masochiste : c’est aussi le signal d’une brèche dans le langage, d’une déchirure dans la composition traditionnelle du sujet et de l’objet. Le matériau, la matière littérale de l’être fait et refait surface comme une force constitutive qui ne saurait être digérée ni par les fluides acides de l’estomac, ni par les points de vue anthropiques. L’animétaphore et la métonymie sont des figures qui fonctionnent comme des sens littéraux tout en conservant une apparence de figuralité. La phénoménologie du sujet-ondoyant que nous avons menée révèle sa capacité à dire et à articuler du sens : une fiction inter-corporelle de corps vivants – et charnels et conscients et sensibles et sentant – qui nous a permis de comprendre la chanson à la fois figuralement et littéralement.

Corrélativement, une phénoménologie de l’expérience de cette intercorporéité et de cette différenciation dans la chanson nous expose – dans les articulations métonymiques du langage – à la structure réversible et oscillatoire de l’expérience de la langue que le corps vivant traverse. Pour le dire simplement : dans l’acte d’interprétation de la chanson, la métonymie est à la langue ce que l’ondoiement est aux corps vivants. La métonymie ne pointe pas seulement vers l’écart entre les figures de la langue et les expériences littérales des corps-vivants, mais aussi, intercorporellement, elle ondoie, se répand, fait des ponts, tisse une ontologie sensible. The Cripple and the Starfish mobilise, différencie et pourtant entrelace les corps vivants et la langue. La chanson met ainsi en avant l’intercorporéité de la matière sensible et la sensualité de la signification. Considéré·es en tant que sujets zoomorphes, remorphes et transmorphes, nous possédons un savoir incarné qui nous autorise à écouter une chanson bien au-delà du cadre qui lui est imposé par la catégorie « alternative » offerte par iTune ; nous nous ouvrons à un savoir métonymique et biodynamique des limites et des origines.

Voilà ce qu’étant transsexuelle, je peux savoir de ce que c’est, qu’être une étoile de mer.

Remerciements

Quelques mots sont nécessaires ici. D’abord, je veux remercier Susan Stryker qui m’a signalé cette chanson et m’a suggéré d’écrire dessus. Son regard éditorial a été plus précieux que je ne saurais le dire. Ensuite, certaines portions de cet essai sont parues sous une forme légèrement différente dans le livre de Noreen Giffney et Myra J. Hird (dir.), Queering the Non/Human, Aldershot, Ashgate, 2008, sous le titre de « Lessons from a Starfish ». L’essai que vous venez de lire, « More Lessons from a Starfish », s’est efforcé de prolonger ces premières réflexions. J’espère notamment que les lecteurices feront un bon accueil à mes réflexions sur le handicap (ou « l’estropié* » comme dit la chanson), la somaticité trans-espèce (comment, au travers des métaphores et des métonymies, la chair et le signifiant sont conjoints), et à l’effort continu de maintenir, de manière certes encore bien approximative, une certaine animation dans mon style d’écriture.

Eva Hayward
Traduit de l’anglais par Emma B.


[1Bachelard, Gaston, L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière. Paris : José Corti, 1942.

[2J’utilise « transgenre » et « transsexuel·le » de manière interchangeable dans cet essai. Je ne le fais pas par volonté d’élider les différences significatives entre ces identités, mais pour mettre en avant les soucis et désirs que ces identités partagent à l’égard de la corporéité. Cela dit parce qu’être transgenre ne veut pas dire ne pas vouloir de changement corporel, pas plus qu’être transsexuel·le ne veut nécessairement dire faire une opération chirurgicale de réassignation.

[3Uchill, Rebecca, « Interview with Antony », Velle Magazine, January 18th, 2007, p. 49.

[4Voici quelques liens pour accéder à différents matériaux biographiques concernant la regrettée Marsha P. Johnson :
une eulogie : gender.org/remember/people/marshajohnson.html
un poème de Qwo-Li Driskill : www.lodestarquarterly.com/work/248/
Pour une biographie de Sylvia Rivera, qui malheureusement est également une eulogie, on peut se rendre sur : www.workers.org/ww/2002/sylvia0307.php

Je suggère plus haut que le STAR était une organisation politique « transgenre » : voilà une affirmation légèrement anachronique, dans la mesure où le mot « transgenre », conçu comme identité sociale, était à l’époque encore à l’état émergent. Mais, trop fréquemment, les communautés des personnes qui ne se conforment pas aux normes de genre et leurs contributions aux changements sociaux se perdent dans les historiographies gay/lesbiennes plus traditionnelles. Je
prends donc ici le risque de jouer la « mauvaise historienne » dans l’espoir d’encourager les projets d’histoire plus inclusifs.

[5Uchill, p. 50.

[6Antony and the Johnsons a collaboré avec le vidéaste Charles Atlas et treize femmes trans vivant à New York pour concevoir une installation vidéo/concert live qui s’est donné à Londres, à Rome et à Paris. À l’occasion de chaque performance appelée « turning », Antony and the Johnsons jouent de la musique tandis que Charles Atlas crée des portraits vidéos en direct de chaque modèle. Le premier « turning » a été présenté lors de la Biennale du Whitney en 2004 à New York City.

[7Peschek, David, « Boy George Wants Me ! », The Guardian, March 16th, 2005.

[8Haraway, Donna J., Manifeste des espèces compagnes. Chiens, humains et autres partenaires, (2003), traduit de l’anglais (États-Unis) par Jérôme Hansen, Paris, Climat, 2018, p. 28.

[9Une histoire d’incompréhension. Comme parfois les étoiles de mer nuisent à l’activité des pêcheurs de mollusques (dont elles sont des prédatrices), certain·es ont essayé de s’en débarrasser en les coupant en morceaux et en les rejetant à la mer. On s’est alors vite avisés que cela avait pour résultat de les faire se multiplier. Pour davantage d’information, on peut lire Vicki Pearse, Living Invertebrates (Pacific Grove, CA, Boxwood Press, 1987).

[10J’ai décrit ces « yeux-qui-touchent » ou « yeux-doigts » dans un autre travail [NdT : Hayward, Eva, « Fingeryeyes : impressions of cup corals », Cultural Anthropology, vol. 25.4, 2010], où je tentais de dresser une analogie entre le voir et le toucher : les
yeux-qui-touchent, des palpations optiques, des regards pleins de tact orientent haptiquement et visuellement le corps sensible au travers de différents milieux. Cette sorte de voir au travers/par/avec des interfaces requiert une perception qui navigue en se référant constamment au milieu qu’est l’environnement. Les yeux-qui-touchent sont des yeux qui voient de près, qui aiment la proximité, pour qui la distance n’est pas une option.

[11Wolfe, Cary, ed. Zoontologies : The Question of the Animal. Minneapolis, University of
Minnesota Press, 2003.

[12J’utilise « solidarité » ici pour suggérer quelque chose d’autre que la seule identification. Je ne veux pas suggérer que les femmes transsexuelles ne deviennent pas femmes/femelles (certaines le deviennent), mais je veux maintenir la possibilité que les femmes transsexuelles puissent devenir aussi des sortes de femmes constituées de différentes ontologies. Je veux mettre en valeur l’expérience que l’on traverse lorsqu’on devient transsexuelle comme quelque chose qui reste spécifique aux personnes transsexuelles, même si cette expérience est constitutive d’autres sexes. Cette ligne argumentaire est explorée par Sandy Stone dans son essai fondateur : « L’Empire contre-attaque : un manifeste posttranssexuel » (1991), traduit de l’anglais (États-Unis) par Kira Ribeiro, Comment s’en sortir, vol. 2, 2015.

[13Halberstam, J. Jack, In A Queer Time and Place : Transgender Bodies, Subcultural Lives, New York, New York University Press, 2005.

[14NdT : Le préfixe dis- apparaît comme un point de ralliement entre les expériences queer et handies dans la mesure où en anglais, il est utilisé à la fois pour désigner le handicap (dis-ability) et la dysphorie de genre (gender dis-phoria).

[15Il y a tant à dire sur la relation entre les subjectivités transgenres/transsexuelles et le handicap (et leurs théories correspondantes). J’espère que la lecteurice reconnaît dans ces brèves réflexions une tentative d’analyser avec tendresse cette question potentiellement explosive. Je travaille en ce moment à un essai sur la « transcapacitation » dans lequel j’essaye d’expliquer plus avant à ces « buts non-curatifs mais désirés » de la transition.

[16NdT : « The Surgeon Haunts My Dreams » est le texte d’une performance réalisée par Susan Stryker à l’occasion de The Illustrated Woman : The Second Annual Conference on Feminist Activism in the Arts, au Yerba Buena Center for the Arts à San Francisco en février 1994. Il a ensuite été publié dans Transsexual News Telegraph #6, printemps 1996, sous le titre « Pre-Operative » ; https://azinelibrary.org/trash/Susan_Stryker_ _The_Surgeon_Haunts_My_Dreams_1994.pdf

[17Prosser, Jay. Second Skins : The Body Narratives of Transsexuality. Columbia University Press, 1998.

[18Je ne suggère pas ici que le « privilège masculin » est importé dans la corporéité femelle – je ne propose en fait aucun argument socioculturel concernant l’authenticité. Le débat quant à savoir ce que les personnes MtF importent de leur socialisation en tant que membre d’une classe sexuelle privilégiée reste houleux. J’encourage les lecteurices intéressées par la question à consulter l’excellente anthologie de Susan Stryker et Stephen Whittle (dir.), The Transgender Reader, New York, Routledge, 2006.

[19Hayward, Eva, « Enfolded Vision : Refracting the Love Life of the Octopus », Octopus : A Journal of Visual Studies, vol. 1, 2005.

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N’existe pas Eva Hayward

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