TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

Français | English

Jenny, le rocher, la lune et leurs changements

« Rock Jenny » est une des huit nouvelles qui composent l’anthologie A Natural History of Transition, publiée en 2021 chez Metonymy Press, et « qui bouscule l’idée que les personnes transgenres ne peuvent avoir qu’une seule transformation ». Au travers de ses textes, Callum Angus cherche à dépasser une vision statique de la transidentité, qui prend la forme d’un passage d’un point A à un point B, ainsi que celle du « wrong body ». C’est dans l’exploration de différents devenirs qui sont autant de renouveaux que s’affirment la fluidité et le changement comme les aspects les plus magiques de l’existence.

Callum Angus est un écrivain et éditeur trans* qui vit à Portland, dans l’Oregon, où il édite la revue littéraire smoke and mold, donne des ateliers d’écriture, et travaille actuellement sur un roman. Dans son travail, Angus insiste sur la nécessité de développer des visions de l’avenir qui sont inséparables de nouvelles compréhensions de ce que la transition peut signifier.

Le premier changement de Jenny, comme celui de tout le monde, était attendu. Après les rendez-vous obligatoires avec la conseillère en genre de l’école et des volumes de journaux intimes, pesant le pour et le contre entre garçon et fille, Jenny avait fini par convoquer Jack et Queenie dans la cuisine la veille de son onzième anniversaire. Ses parenz s’assirent, impatienz, et virent leur enfant unique leur annoncer, sans trahir le cœur battant qui se cachait sous sa poitrine, qu’il avait décidé qu’il voulait être un garçon. Le trio se serra dans les bras, les larmes aux yeux – non pas de soulagement, puisque Jack et Queenie auraient tout aussi bien soutenu leur enfant unique si ol avait décidé d’être une fille à la place, mais parce qu’ielle.s étaient alors plein.es du pathos papillonnant qui accompagne le premier de ces nombreux moments qu’une famille est amenée à traverser au cours de l’existence. Queenie appela ses sœurs et le téléphone de Jenny fut bientôt envahi de yay enfin entre mecs et de wow, j’aurais cru que…, toutes choses qu’elle ignora en éteignant sa batterie et en grimpant sur le toit par la fenêtre de sa chambre : la nuit commençait tout juste et elle pouvait voir la pleine lune se lever sur la crête des montagnes, pareille à une assiette brisée, les lignes fines des cratères dessinant comme une toile d’araignée là où le satellite s’était reformé.

*

Son second changement, Jenny aurait pu le prédire. Cela ne l’empêcha pas d’essayer de l’éviter jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’autre option.
Elle joua au basket avec les autres garçons. Jack lui montra comment changer l’huile d’un moteur et lui offrit sa première voiture. Jack était l’heureux propriétaire d’un garage spécialisé dans les petits moteurs et l’affaire marchait bien parce que les autres hommes blancs dans leur petit village de Nouvelle-Angleterre lui faisaient confiance. Queenie était géologue, la première femme Noire a avoir été embauchée par l’université pour étudier les pierres, et elle aimait répéter quand elle revenait, fulminante, du travail : « On nous laisse choisir notre genre autant qu’on veut, mais il suffit qu’une femme Noire s’approche d’un sismographe et tout le monde perd sa foutue tête. » À l’heure de partir pour le bal de promo du lycée, Jenny demanda à sa maman d’appeler celle de sa petite amie pour lui dire qu’elle était malade et qu’elle ne pouvait pas y aller. Queenie raccrocha et dit, à personne en particulier : « Pourquoi devenir un garçon si c’est pour traiter une jeune femme comme ça ? »

C’est le commentaire de sa mère qui mit la puce à l’oreille de Jenny : peut-être perdait-elle son temps à essayer de correspondre à la décision qu’elle avait prise. Le temps du lycée passa dans une sorte de flou généralisé et, quand elle déménagea enfin de chez ses parenz pour vivre seule, elle se laissa pousser les cheveux, passant plusieurs semaines sans revenir à la maison, se faisant des tresses et des manucures et évitant soigneusement les textos de Queenie. Quand Jack se décida finalement à lui rendre visite, Jenny s’apprêtait à partir au travail, et leurs voitures faillirent s’emboutirent dans l’allée. Jack sortit pour présenter ses excuses à une personne qu’il imaginait être la petite amie ou la colocataire de Jenny. Jenny vit Jack s’approcher dans le rétroviseur. Il parvint à commencer à dire « Toutes mes excuses, madem… » quand soudain, leurs yeux se rencontrèrent. Jack et Jenny restèrent interdites. Puis Jack remonta dans sa voiture et partit. Jenny hyperventila, puis pleura, puis se moucha le nez et partit au travail.

Que certaines personnes changent d’avis après la grande annonce, voilà qui n’avait rien d’inédit. Onze ans, c’était bien jeune pour prendre une décision qui devait durer toute la vie – et nombreux.ses étaient les personnes dans la communauté médicale à avoir longuement lutté, sans succès, en faveur d’un recul de l’âge de déclaration de genre, précisément pour cette raison : trop de variables, trop de familles divisées quand le choix que bien des parenz croyaient définitif s’effondrait, les condamnant à des années de thérapie. Autant de remarques que Queenie fit à Jack quand il lui rapporta ce qui s’était passé plus tôt. Elle n’avait certes pas consciemment attendu une pareille révision, mais une fois que Jack lui annonça la nouvelle de leur fils à présent devenu leur fille, elle ressentit un grand soulagement. Finie l’attente inquiète de savoir si ces années de doute et d’hésitation mèneraient à quelque chose. Elle appela Jenny sur le champ et lui laissa un message qui disait, en substance, nous t’aimons toujours, et nous t’aimerons toujours, viens donc dîner qu’on en parle ensemble.

De fait, Jenny quitta son travail dix minutes plus tôt ce soir-là pour rejoindre Jack et Queenie à temps pour le dîner. Jack se triturait nerveusement la moustache, mais il utilisa le bon pronom et c’est avec enthousiasme qu’il serra Jenny dans ses bras, même si son corps était légèrement agité de tremblements. Toutefois, à mi-chemin entre le bœuf à la mode et la tarte aux pommes, plus d’efforts que Queenie n’en avait mis dans un seul repas depuis longtemps, Jenny réalisa qu’elle ne se sentait pas moins prise au piège que lorsqu’elle était montée sur le toit, la veille de ses onze ans.

*

C’est dans un bar que Jenny rencontra Zef. Ce qui les rapprocha, c’est que Zef, lui aussi, avait modifié sa déclaration initiale de genre. Il était devenu un garçon, et c’était le premier mec blanc avec qui elle soit jamais sortie. Quand elle présenta Zef à ses parenz, Queenie fit une plaisanterie : l’impression qu’elle et Jack se regardaient dans un miroir. Jenny veilla à ce que ce soit un repas de midi, dans un café avec un patio connecté à la rue d’où elle pourrait voir le ciel si elle se penchait du dessous de l’auvent. Elle n’était pas prête à se retrouver dans la maison de ses parenz avec Zef. Après le repas, tout le monde s’embrassa et le groupe se sépara : Queenie se dirigea vers son bureau, Jack vers son garage et Zef et Jenny vers leur appartement, où ols avaient récemment emménagé.
« Queenie est heureuse que je sois avec un homme, dit Jenny, boudeuse. Elle ne sait pas que tu es trans, toi aussi. »
« Est-ce qu’on devrait lui dire ? »
« Avoir l’air hétéros ! », dit Jenny. Son rire était aigu et acéré. Elle se haussa les épaules : « Je ne sais pas. J’aime le calme pour l’instant. »
Quand ols rejoignirent l’appartement, Jenny donna ses clefs à Zef et commença à courir sur place.
« Tu ne rentres pas ? », demanda-t-il. Elle secoua la tête.
« Je suis trop agitée. Je crois que je vais aller courir. »
« Et tes sandales ? »

Leurs yeux tombèrent sur ses chaussures à lanières qui remontaient à mi-cuisse. Elle s’accroupit pour en défaire les boucles argentées et remit le tas emmêlé de sangles à Zef, qui s’en saisit comme d’un cadeau fragile. Cela faisait bien longtemps qu’il n’avait eu des chaussures de femmes entre les mains, et elles l’intriguaient. Jenny courut jusqu’à l’endroit où leur ruelle se terminait en cul-de-sac, adossée à la forêt qui, à cette heure de la journée, était sombre, profonde, sans le moindre rayon de soleil. À la maison, Zef, s’assit sur le rebord du lit, les sandales dans sa main, caressant leur faux cuir et leurs coutures délicates. Jenny franchit le trottoir et s’élança sur une sente de chevreuil, marchant pieds nus sur les racines et les pierres, sentant contre son visage la gifle mouillée des feuilles qui avaient retenu la pluie de la veille. En face du miroir, toujours sur le lit, Zef laçait les lanières des chaussures autour de ses chevilles, les coinçant épisodiquement dans les poils de ses jambes. S’arrêtant là où les arbres devenaient plus rares et où les rochers donnaient l’impression d’un panorama sur la ligne de crête en cette fin d’après-midi, Jenny sentit son cœur tambouriner dans sa cage thoracique jusqu’à ses orteils, pareil à un bloc de marbre battant erratiquement la mesure. Un pic-vert la surprit de ses coups de bec rythmés. Zef se tenait au milieu de la chambre, virevoltant, examinant ses jambes délicatement enveloppées par les lanières.

Quand Jenny revint à la maison, Zef ne dit rien des brindilles qui s’étaient coincées dans ses tresses ni des griffures que les buissons avaient laissées sur ses bras, et Jenny ne mentionna rien des lignes rouges qui sillonnaient ses mollets. Ols baisèrent cette nuit-là, pareill.es à deux cafards se préparant pour la fin du monde, étreinz dans la vasque noire d’un monde tournant sur lui-même, de l’autre côté du mur du son.
Ce que Zef ne dit pas à Jenny après leur réveil et l’arrosage des plantes d’intérieur, c’est que parfois, il rêvait lui aussi d’autres options ; et malgré tout, il avait peur de perdre la Jenny qu’il connaissait si de nouveaux changements devaient advenir. Et donc, il ne dit rien et suivit Jenny dans la maison, coupant les lumières derrière elle, ne laissant plus qu’une unique ampoule briller, incandescente, dans le couloir. Plus tard, quand Jenny revint dans la salle de bain, elle éteignit la lumière avant de retourner se coucher. Zef savait qu’elle l’avait éteinte par habitude, et lui eût-il demandé de la laisser allumée, elle se serait excusée et l’aurait fait. Mais il ne voulait pas admettre qu’il avait peur.

*

Zef ne remarqua le troisième changement que lorsque Jenny revint, un peu plus grande que la veille, de l’une de ses balades. Il s’en était rendu compte alors que, chargée des odeurs des pins, elle l’avait pris dans ses bras. Il était devant la gazinière, et ols remuaient ensemble le plat d’aubergines qu’il préparait, des aubergines qui provenaient du potager de Jenny, d’un noir-pourpre comme le cosmos. Jenny avait toujours été plus grande que Zef. Mais face à la gazinière, il lui sembla que ses bras étaient plus haut sur sa poitrine qu’à l’habitude ; ses avant-bras passaient presque sous son menton, là où normalement ils s’arrêtaient au niveau de son binder, juste au-dessous du nombril. Il n’y pensa pas davantage. Il s’appuya contre elle et profita de sa solidité.

Les semaines passèrent. Quand Jenny ne put plus s’asseoir sur le tracteur de la tondeuse, Zef la remplaça. Elle brisait les chaises en plastique du patio comme des chips. Zef ne voulait pas la mettre mal à l’aise, et donc il n’avait rien dit jusqu’au jour où il lui avait demandé de lui donner un marteau alors qu’il était en train de finir une construction de contreplaqué pour leur lit suspendu au premier étage : alors qu’elle était au rez-de-chaussée, Jenny — la tête et les épaules pressées contre le plafond — avait pu lui passer le marteau sans bouger. Zef lui avait alors demandé négligemment si elle avait remarqué quelque chose de différent. Jenny s’assit par terre, ce qui fit trembler la maison.

« Je ne comprends pas ce qui m’arrive », dit-elle. Zef courut la rejoindre, s’arrêtant sur le palier pour être au niveau de ses yeux, qui avaient à présent la taille de deux soucoupes.
« Tout va bien, tout va bien. Il n’y a rien qui cloche chez toi », dit Zef en lui caressant les cheveux.
« Tu crois que c’est quelque chose que j’ai mangé ? Un nouveau détergent qu’on utilise ? » Ols passèrent en revue tout ce qui aurait pu s’apparenter à une variable : vitamines, nouveaux vêtements, vêtements usagers, sortilèges, allergies, Mercure en rétrograde, fumées d’échappement, réactions chimiques, hormones. Mais rien n’avait changé ; les cieux étaient au clair, les planètes pas plus désalignées que d’habitude, et Jenny prenait la même dose d’œstrogènes depuis des années. La seule différence, c’était Jenny.

*

Quand Jenny atteignit la taille du palais de justice voisin, elle devint très lente. Elle se déplaçait comme l’aurait fait une géante dans un monde où tout est très très petit et très très loin : le moindre geste exécuté avec précaution, à la vitesse d’un tapis de caisse enregistreuse. Elle dormait sur la pelouse parce qu’elle ne pouvait plus entrer par la porte, et elle aimait rester dans son jardin à toute heure de la journée à observer les légumes miniatures pousser et grandir. Elle en chassait les corbeaux d’un geste de la main.
À mesure que ses siestes s’allongeaient, des colonies de lichens commencèrent à lui pousser sur le dos et sur les cuisses, comme soutenues par un zéphyr qui bientôt recouvrit Jenny toute entière d’écailles bleues et grises, pareille aux vieilles pierres qu’on trouvait un peu partout dans le jardin. Un jour, Zef était allongé au soleil à côté de Jenny quand il sentit soudain le sol remuer : Jenny était en train de se lever. Des pans entiers de lichens lui pendaient des cuisses, des mottes de terre pleines d’asticots se détachaient d’elle et tombaient de son impossible hauteur, ou du moins est-ce ainsi que Zef la voyait, tout habitué qu’il était à la voir recroquevillée sur elle-même comme une petite enfant. Sa tête dépassait la cheminée, et il n’était pas facile de bien entendre ce qu’elle disait, même si Zef pouvait clairement voir ses lèvres remuer dans la caverne de sa bouche. Zef dut faire des signes des bras pour que Jenny comprenne et se mette à sa hauteur. Elle s’agenouilla et descendit sa tête jusqu’au sol. Zef aurait presque pu tenir dans son oreille.
« Qu’est-ce que nous allons faire ? », Zef demanda-t-il.
« Je ne sais pas », soupira-t-elle. Elle essuya une larme qui, en tombant, fournit autant d’eau au jardin qu’un mois d’arrosage.
« On va s’en sortir », dit Zef en s’appuyant contre ses cheveux. Une mante religieuse s’était accrochée à l’une de ses tresses et il l’en débarrassa d’un revers de main. « On s’est toujours débrouillé.es jusque-là. »
« J’ai l’impression que c’est différent cette fois-ci », dit-elle. « Cela me demande tellement d’effort de ne pas me transformer en pierre. »
« Hé bien, c’est qu’il ne faut pas que tu te résistes », répondit Zef. « Sois une pierre. Je t’aimerai toujours. »
« Mais je ne sais même pas si je serai encore capable de t’aimer en retour. Je ne sais pas si je peux avoir une famille si je suis une pierre. »
« Je me débrouillerai. On se débrouillera. Nous t’aimons, et ça, tu pourras toujours le sentir. »
Jenny s’essuya les yeux.
« J’espère que tu as raison. Dis à Queenie que je l’aime. À Jack aussi. »
Jenny se leva et s’éloigna à grands pas. Zef l’observa et attendit qu’elle trouve un endroit où s’arrêter — à un petit kilomètre de la maison, au milieu d’un tronçon d’autoroute taillé dans un dépôt de calcaire —, puis il commença à marcher dans sa direction, tout en faisant un détour par une petite épicerie qui se trouvait là. Le temps d’arriver, elle ne bougeait plus, recroquevillée contre le flanc de la montagne, occupée à absorber le soleil, un demi-sourire sur les lèvres. Avec une bombe de peinture achetée à l’épicerie, Zef commença à écrire JENNY sur la partie de sa hanche qui dépassait du sol. Rien ne laissait présager qu’elle pût sentir le chatouillis de l’aérosol sur sa peau, devenue dure comme de la roche.
Jack et Queenie hochèrent de la tête et prirent des mines sombres quand Zef leur annonça ce qui s’était passé. Jack se réfugia dans son garage. Queenie voulait savoir où sa fille s’était pétrifiée, et Zef l’y conduisit.
« Une belle roche », dit Queenie, s’abritant les yeux du soleil pour regarder Jenny.
« Oui », répondit Zef. À sa plus grande surprise, Queenie se pencha pour lécher Jenny.
« Ignée ou métamorphe ? », demanda-t-elle.
« Pardon ? »
« Je me demande quelle sorte de roche est devenue ma fille. Métamorphe signifie enterrée et sujette à d’intenses chaleurs et à de fortes pressions. Ignée veut dire qu’une force explosive a poussé de la roche solide jusqu’à des endroits insoupçonnés, ou bien l’a fait sortir du manteau terrestre. Je me demande sous quelle sorte de pression elle était. »
Zef et Queenie regardèrent Jenny attentivement : de larges blocs de roches, des petits gravillons, et même quelques traces de fossiles, le tout mélangé à sa surface.
« Sédimentaire », dit Queenie, une main posée sur la cuisse de sa fille, haute comme une maison et rugueuse au toucher. « Couche après couche jusqu’à devenir un mélange inédit. »
« Tout ce qu’elle a toujours voulu. »
Sur une suggestion de Queenie, i.elles ouvrirent un petit établissement sur le côté de l’autoroute, dont le bâtiment était adossé à l’endroit où la cheville de Jenny avait coupé la falaise. Zef vendait les tickets et tenait le magasin de souvenirs. Les week-ends, à 10 h et à 14 h, Queenie proposait des balades informatives le long de la crête formée par la colonne vertébrale de Jenny, et cependant que ses étudianz se remplissaient discrètement les poches de morceaux de roches tirées des épaules de Jenny, elle dissertait sur les tressautements du sismographe qu’elle avait construit et les traces méticuleuses des plus petites variations qu’il enregistrait. Queenie était persuadée que ce tracé rouge et irrégulier était une manière pour sa fille de communiquer avec elle. Jack finit par installer un vieux wagon où il put ouvrir un petit restaurant à côté de sa fille. Bientôt, le Rock Jenny’s devint un lieu de rendez-vous pour les ancien.nes, cell.eu.x qui avaient besoin de café noir et de bacon canadien pour commencer la journée de travail, et tous les automnes, et tous les printemps, des étudianz y débarquaient pour se dégriser en s’empiffrant de gaufres. Jack les nourrissait généreusement, pendant que Queenie et Zef dormaient à l’arrière du restaurant.

*

Plusieurs années s’écoulèrent avant que ne survînt le quatrième changement, et entre-temps, le Rock Jenny’s était devenu un repère emblématique de la région. Quand les premiers tremblements survinrent, ils brisèrent l’aiguille du sismographe. Queenie accourut sur le toit du restaurant pour enquêter. Elle tomba presque à la renverse sous le choc quand Jenny releva la tête, et fit cligner ses paupières comme de petites plaques tectoniques.
« Je boirais bien un café. »
Jack versa cafetière après cafetière dans un large tonneau qui servait à récupérer l’eau de pluie pendant que Jenny s’étirait, attentive à ne pas écraser les routes alentours. Sa tête reposait sur ses avant-bras. Zef rejoignit Queenie sur le toit.
« Zef, Maman. C’est agréable de vous voir vous entendre si bien. »
« Tu m’as manqué, ma chérie », dit Queenie, puis lançant un regard à Zef, « tu nous as manqué à toustes. »
« Je suis désolée d’avoir raté tant de choses », dit Jenny. Chaque fois qu’elle remuait la tête, elle bloquait la lumière du soleil. Elle avait l’air triste. « Je sais que vous vous dites peut-être que mes choix étaient égoïstes, mais j’espère qu’un jour vous comprendrez que tout ce que je cherche, c’est ma vérité, comme vous. La mienne est juste un peu plus difficile à trouver. »
Zef secoua la tête.
« On s’en est pas si mal sorti.es, tu sais », dit-il en pointant le restaurant, la boutique souvenir, la vie de bric et de broc qu’ielles avaient construite ensemble.
« Oui, tout est adorable ici », dit Jenny en regardant autour d’elle. Elle aspirait bruyamment le café au travers d’une gouttière en PVC.
« C’est bien pour cela que j’ai peur de vous dire », continua-t-elle, « que je crois que je me suis trompée. »
« Comment ça, trompée ? », dit Queenie.
« Hé bien… » Jenny contempla le ciel. « J’ai cru un temps que je voulais être une montagne, mais pourquoi pas la lune ? »
« Mais Jenny. Nous nous sommes installé.es maintenant. Tu ne peux pas partir. »
Jenny fronça les sourcils.
« Je sais, et je ne vous en veux pas. Vous avez bricolé ce que vous pouviez avec ce que vous aviez sous la main : une montagne qui, lorsqu’on la regardait sous la bonne lumière, avait l’air d’une jeune fille. C’était un bon angle d’attaque, et vous en avez bien profité. Et moi aussi. Mais ce n’était encore que du bricolage. J’ai l’impression que j’ai passé ma vie à ne faire que cela, bricoler. »
« Mais… tu vas me manquer ma chérie. »
« On restera en contact, Maman. »

Jenny se mit à trembler à grand fracas. Elle trembla si fort que de gros morceaux de roche se détachèrent d’elle et vinrent s’écraser au sol comme des météores. Debout, Jenny pouvait voir jusqu’au Canada. Elle s’accroupit, puis sauta en l’air et continua à s’élever jusqu’à ce qu’elle eût disparu dans le ciel. Elle laissa derrière elle un cratère de la taille de plusieurs piscines municipales.

Quelque temps après, Queenie dressa un filtre à air qui lui permit de récolter de fines particules de sable qui, disait-elle, étaient de petits morceaux de Jenny portés par le vent. Le sable était récolté sur la soie du filtre puis transféré dans un petit vase en verre. Parfois, Queenie s’en saisissait puis remuait délicatement la petite plage qui restait de Jenny – il lui semblait qu’elle pouvait ainsi entendre l’écho du rire de sa fille.

Tous les deux ou trois mois, i.elles se retrouvaient pour réfléchir à ce qui pourrait bien être fait de ce cratère — le transformer en piscine ou en lac artificiel avec plage, vendre les droits d’accès aux gaz naturels et en tirer profit — mais finalement, i.elles le laissèrent ainsi : un témoin de la disparition de Jenny et de ses nombreuses transformations. Le cratère de Jenny évolua, parsemé d’une succession d’adventices, d’herbes folles, de vesces pourpres, de pâquerettes et de cannes de jonc qui appréciaient ses fonds humides. Au bout d’un certain temps, des érables et des chênes prirent racine, et finirent par s’étoffer en un bois, impénétrable et profond.

Callum Angus

traduit de l’anglais (états-unis) par dansmalangue
et t4t – translators for transfeminism
« Rock Jenny » est une nouvelle tirée de l’anthologie A Natural History of Transition, parue chez Metonymy Press en 2021.
Crédit image : Eldaire
Relecture : G.B.

transféminisme
Rester dysphorique, devenir irrécupérables Ricardo-Maria V. Robles

Bref compte rendu du dernier ouvrage de Paul B. Preciado (Dysphoria Mundi), en lecture croisée avec d’autres auteur.e.s (Félix Guattari, Louisa Yousfi)

Transition
« police(s) du nom » : sonorités de l’identité DARDESKI

"Dire NOM, c’est errer, refuser, transformer, choisir, crier : autant de chemins qui mènent à soi et aux autres"

Déserter Cèdre

« Je ne transitionne pas, je dérive »

Transidentité
Nos corps sont vos champs de bataille - Entretien avec Isabelle Solas
Entretien -

28 février 2022

Entretien à propos de la sortie le 16 mars 2022 du documentaire "Nos corps sont vos champs de bataille".

Mon discours à Victor Frankenstein au-dessus du village de Chamonix
Manifeste -

28 Novembre 2020

Susan Stryker

Performer la rage transgenre. Par Susan Stryker.

Littérature
La littérature à l’heure de #metoo - Entretien avec Hélène Merlin-Kajman
Entretien -

28 Décembre 2020

« Ce que j’entends dans ce poème, ce que j’en reçois d’abord, immédiatement, c’est la représentation du désir féminin tel qu’un homme misogyne se le figure. »

Identité
Performer la désidentité - par José Esteban Muñoz
Analyse -

28 avril 2021

José Esteban Muñoz

« Un homme ? Où as-tu vu un homme ? »

Errance dans le genre et polices aux frontières du queer
Analyse -

28 octobre 2021

« On a l’impression de pouvoir porter tous les pronoms, et en même temps de n’en tolérer aucun. » - par Club de Bridge