L’écrivain Philippe Joanny vient de publier aux éditions Grasset son nouveau roman, "95", dans lequel il revient sur cette année fatidique de l’histoire de l’épidémie du sida puisque c’était la dernière avant l’arrivée des trithérapies. On y suit Philippe, le narrateur, décrivant les jours qui séparent la mort de son ami Alex et sa cérémonie funéraire. Le récit est entrecoupé d’enregistrements des amis de la bande (Willy, Léon, Hervé, Adam, Denis…) qui témoignent de leur rencontre avec Alex, de quelques anecdotes et de cette peur qui vivait en eux [1]. Si vous n’avez pas encore plongé dans ce livre, on ne se peut que chaudement vous inviter à le faire et en voici une lecture pour Trou Noir.
« Peu importe ce qu’il est par ailleurs, le sida compose une histoire, ou plutôt des histoires, parcourues à partir d’un récit qui, curieusement, n’existe pas : celui du corps homosexuel masculin. C’est un récit que tant de gens veulent lire – que tant de gens ont besoin de lire – qu’ils ont été jusqu’à l’écrire eux-mêmes. » Paula Treichler [2]
Parfois les dates ont cette troublante objectivité de nous rappeler à un instant T où tout a basculé. La mort d’un proche, l’arrivée d’un traitement, une chanson à la mode, un nouvel appart, une cérémonie, un nouveau livre. Le dernier roman de Philippe Joanny marque l’année 1995, un an avant l’arrivée des trithérapies, du sceau d’un basculement à la fois personnel et collectif. Personnel : Alex, un ami d’une bande de pédé parisienne vient de mourir d’une overdose. Collectif : ce deuil est rattaché à tant d’autres par une étrange « chaîne de transmission ». Je reprends cette expression à Susan Sontag qui, dans Les métaphores du sida, affirmait ceci : « La peur du sida impose à un acte dont l’idéal est l’expérience du présent pur, un rapport au passé qu’on ne peut ignorer qu’à ses propres risques et périls. La sexualité n’arrache pas les partenaires à la sphère sociale, ne fût-ce qu’un seul instant. On ne peut plus la considérer comme un simple rapport à deux ; c’est une chaîne, une chaîne de transmission qui relie au passé. » Car être séropositif en 95, c’était être rattaché non seulement à son dernier amant, mais également à tous les anciens partenaires de chacun. C’était aussi pour beaucoup une condamnation à mort. Le vertige des deuils qui s’enchaînent forment l’ouverture du roman : « Ils tombent les uns après les autres et on les laisse tomber. »
On pourrait d’ailleurs parler de « chroniques » plutôt que de roman tant les effets de littérature sont réduits volontairement à peau de chagrin. L’écriture de Philippe Joanny épouse la respiration d’une époque qui se vit au jour le jour, elle se chronicise du lundi au samedi, de la mort d’Alex à sa cérémonie funéraire. Mais un deuxième plan temporel s’immisce dans la structure du récit et vient troubler l’enfilade des jours, il s’agit d’enregistrements réalisés cinq ans plus tard de témoignages des amis du narrateur qui racontent leur lien d’amitié avec Alex et la façon dont ils ont appréhendé ce deuil. Les détails qui figurent dans le décompte des jours sont repris, réinterprétés par les témoignages et décalent en permanence leur fixation dans la mémoire. C’est à la fois une écriture simple et un sacré bordel – qui est qui, qui habite où, qui couche avec qui, qui s’est engueulé avec qui – car cette simplicité permet au bordel de s’exprimer dans toute son amplitude. Il fallait bien rendre compte de la rapidité des événements, des morts qui s’enchaînent sans qu’un quelconque sens apparaisse, de la vie qui continue, des amis passent et repassent, des idées qui tournent en boucle, de rester en vie pendant que les autres meurent, des recherches d’appart, des cannettes à acheter et à boire, des cendriers qui débordent, des moments de calme et des points d’interrogation qui flottent au-dessus de la tête de tous ces gens.
Il y a notamment un passage que j’aime beaucoup parce qu’il rappelle ces moments où on prend le temps de regarder un ami en train d’accomplir un geste très banal. Chaque détail compte, même les plus insignifiants, surtout les plus insignifiants car ils donnent un peu de souffle dans le tournis des affects. Le narrateur est affalé dans le canapé chez Lucien, et après avoir bu une gorgée de Heineken il décrit son ami : « Les coudes plantés sur ses genoux, le cou tendu et le dos voûté, il roule une feuille entre ses doigts pour former avec application un fin boudin de tabac. Il fronce les sourcils en léchant la bordure collante du papier, qu’il rabat et lisse en le vrillant sur lui-même jusqu’à obtenir un cône au galbe le plus régulier qu’il soit. Il tortille son extrémité, il le tourne et le retourne pour l’examiner, en secouant la tête pour approuver le résultat. » Le deuil se cache dans les détails, donc.
95 est aussi l’histoire d’un dénuement dans Paris, dans le Marais, dans le 10ème arrondissement, des quartiers qui ont bien changé depuis. La galère pour choper un appart, les petits boulots pour acheter les cannettes et la dope, et puis comme il n’y a plus vraiment de plan sur l’avenir, on se fait une vie avec moins d’ambition : « Certains bossent dans des fast-foods, ils sont vendeurs, serveurs ou plongeurs. D’autres font du télémarketing, des sondages ou des enquêtes téléphoniques. Les plus enragés préfèrent encore aller tapiner, au moins au bois ils ramassent un maximum de thunes. La nuit, tout ce petit monde se retrouve au club, où il est évidemment interdit d’évoquer le sujet. » Une ambiance de pédés prolos qui côtoyaient des amis mieux lotis sur lesquels s’appuyer aussi. Ça pousse à une forme de solidarité, à l’art de la débrouille dans la capitale de toutes les tentations, où tant de pédés viennent y chercher un peu de jouissance. Il y a quelque chose du corps homosexuel masculin dont personne ne veut : sa pulsion folle. Elle s’exprime à plein régime dans les paragraphes de ce livre malgré le sombre horizon. Cette longue chaîne de transmission des corps entre eux, du virus, des témoignages de deuils, des cérémonies funéraires, est aussi bizarrement une transmission d’amitié et de solidarité. Affronter collectivement l’absence de sens de ce qui arrive ce n’est pas rien, cela mobilise des affects qu’on préfère en général éviter, car on se retrouve non pas avec ce que la société maintient dans ses marges, mais avec ce qu’elle a enfoui dans les sous-sols de sa petite conscience, c’est moins reluisant. La littérature pédée offre cette possibilité d’entrer dans les entrailles d’une libido folle et amoureuse des précipices, de ces amis qui sont aussi des précipices, au bords desquels on installe nos pénates, puisque c’était la fin.
Mickaël Tempête.
[1] Expression que l’on retrouve dans un film de Lionel Soukaz projeté à l’exposition "Exposé·es" au Palais de Tokyo : "Ce n’est pas nous qui vivons dans la peur, c’est la peur qui vit en nous".
[2] Paula Treichler, « Le sida, l’homophobie et le discours biomédical : une épidémie de signification », in October, 1987.
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