Comment organiser la convergence des luttes ? Face aux alliances que les néofascismes sont en train d’inventer (entre colonialisme génocidaires et capitalisme racial, entre destructions écologiques et ruines des systèmes de santé, entre paniques de genre et technoféodalismes), pourrions-nous trouver des points nodaux par lesquels les luttes climatiques, les luttes queers, inter & transféministes, les luttes antivalidistes, les luttes anticoloniales et les luttes anticapitalistes se retrouvent à agir ensemble ?
Les quatre textes rassemblés ci-dessous, récoltés à l’occasion de la parution récente d’Écotransféminismes de Clovis Maillet et Emma Bigé (LLL 2025), ainsi que celle d’Éropolitique de Myriam Bahaffou (Le Passager Clandestin 2025), témoignent de cette effervescence théorique et militante. Ces textes cartographient les zones de contact entre écologie politique et transféminisme, révélant comment les mêmes logiques de domination – coloniales, capitalistes, hétéropatriarcales – organisent simultanément l’exploitation des vivants et la régulation violente des corps et des identités. Du Manifeste transanimal d’Eunuca aux réflexions d’Eva Hayward sur la convergence des luttes, de la fondation du S.T.A.R. en 1970 aux histoires médiévales de rencontres entre espèces, ces fragments dessinent une généalogie de résistances qui refuse de séparer la défense des milieux de vie de celle des vies précaires.
Merci à Myriam Bahaffou, Emma Bigé, Clovis Maillet et Mabeuko Oberty pour les textes et les traductions.
Image de couverture : photogramme tiré de Ecosex : A User’s Manual d’Isabel.le Carlier (2018 / édité par Anima, 2025).
Il paraît qu’en raison des pressions climatiques, de plus en plus d’espèces hybrides apparaissent ces derniers temps : des cowolves (mi-coyotes, mi-loups), des pizzlis (mi-ourses polaires, mi-grizzlis), et quantité d’autres créatures composites se multiplient au temps des extinctions. C’est que, quand les milieux de vie sont comprimés, les espèces se mettent à se rencontrer et à trouver des manières de survivre autrement. Des vies auparavant séparées les unes des autres se rendent ainsi capables de créer des parentés et des formes de solidarités imprévues.
Il se pourrait bien que les activismes humains aient besoin de fomenter des créatures hybrides de la même sorte : « écotransféminismes » est une des agglutinations qui nomment ces coalitions ; une alliance entre les luttes écologistes et les luttes pour la diversité des genres et des sexualités. Ces derniers mois, à l’occasion de conversations autour d’un livre qui porte ce nom coalitionnel (Écotransféminismes, aux éditions LLL), certain·es d’entre nous se sont retrouvé·es à parler de ces alliances dans différentes villes, à Paris, à Genève, à Lyon, à Grenoble, et à voir des personnes qui n’ont pas trop l’habitude de se rencontrer, inventer des convergences : des activistes écologistes et des activistes trans, mais aussi, des activistes Folles et handies, des spécialistes des écofascismes, des militantes travailleureuses du sexe et des militantes queers en exil.
Ces alliances ne sont pas nouvelles. Elles ont de longues histoires derrière elles, qui plongent leurs racines dans la solidarité entre la transphobie et le projet capitaliste-impérialiste de maîtrise des populations colonisées. Comme le montre génialement Jules Gill-Peterson dans Une brève histoire de la transmisogynie. Pour une lecture anti-impérialiste de la transféminité (récemment traduit par Mihena Alsharif et Nesma Merhou chez SHED), les colons mobilisent depuis longtemps les paniques morales transphobes (et les trans/féminicides) pour asseoir leurs projets de régulation du genre humain. Pas de surprise, dès lors, si l’on trouve dans l’histoire trans des moments où anticapitalisme et transféminisme se rejoignent, s’entre-expliquent, et parfois, s’engagent sur la voie d’une lutte contre l’écocide colonial en cours.
Ci-dessous, on trouvera quatre petits bouts de ces histoires de rencontres, au travers de textes qui n’avaient jusque-là pas été traduits en français. Des munitions pour se donner à sentir l’épaisseur des articulations qui traversent nos luttes.
MANIFESTE TRANSANIMAL
Si les études animales en France sont à peine considérées dans le champ de la théorie politique, les études animales critiques sont encore plus inaudibles, tant elles sentent la révolte et font fi de toute politique de la respectabilité : c’est bien normal, les mouvements sociaux qui l’agitent se composent de trans, gros∙ses, handi∙es, racisé∙es et (ex) colonisé∙es qui nous parlent de dessous l’humanité, et d’un antispécisme qui n’a pas « la cause animale » comme objet mais la catastrophe systémique que constitue le grand partage humain/animal au sein de la modernité capitaliste, validiste, coloniale et hétéropatriarcale.
Dans ce paysage, Valentina Trujillo Rendón, chercheuse, artiste et activiste, conjoint antispécisme et transféminisme et travaille entre la Colombie, l’Argentine et l’Espagne à travers des productions universitaires, des performances postporn ou des interviews. Elle invite à penser la transition de genre et d’espèce ensemble, et réaffirme la nécessité de se révolter contre la mise au ban de l’humanité de toustes celleux qui subissent aujourd’hui sa violence, dans une veine écotransféministe antispéciste propre au contexte latino-américain. Avec sa complice Analú Laferal, elles produisent au sein de leur collectif Eunuca ce manifeste qui rappelle l’urgence à travailler politiquement la catégorie d’espèce et à reconnaître l’animalité comme un point de rencontre pour davantage de justice inter-espèces.
I. Nous sommes les pédé*es, les travesti*es, les dégenré*es, les inhumain*es – déshumanisé*es, sauvages et féroces. Nous sommes les irrévérent*es, les ingouvernables, les apatrides, les marginal*es et les sudaméricain*es. Nous sommes celleux qui dérangent et incommodent, assassiné*es et violé*es pour satisfaire aux plaisirs et aux conforts humains, nous sommes mouches, rats, cafards, vaches, truies, poules, renards, chèvres. Nous faisons partie de celleux qui sont fatigué*es, endolori*es et désespéré*es par les injustices et les violences naturalisées envers les espèces animales non humaines, et envers toutes les vies qui ne rentrent pas dans le spectre étroit de la masculinité.
II. Nous nous reconnaissons comme animal*es et mammifères. On nous a allaité*es à la naissance et nous avons dû nous nourrir et chier toute notre vie ; nous nous reconnaissons comme des êtres sentients, mais nous reconnaissons aussi les autres qui depuis d’autres espèces habitent ce monde ; nous nous comprenons depuis l’habitat, depuis le tout et depuis le besoin que nous avons de nous équilibrer et de nous accompagner dans des vies profondément bonnes, et c’est pourquoi nous miaulons, hennissons, aboyons, mugissons, hurlons, car nous comprenons la voix depuis les voix, et non depuis les langages anthropocentriques qui ont façonné un faux pouvoir, celui d’appartenir à cette maudite espèce humaine.
III. Nous parlons depuis le transféminisme antispéciste, nous voulons déstabiliser les oppressions, mettre sur les tables féministes le débat sur les privilèges d’espèce ; et sur les tables antispécistes les privilèges de genre. Nous voulons importuner et être impertinent*es, car dans ce monde apathique et anesthésié, seul ce qui dérange se voit, et si on ne nous voit pas, nous continuerons à mourir sous le commandement de l’oppression sexiste et spéciste ; et si on ne nous voit pas, si on ne nous écoute pas, il y a toutes les chances pour que nombre de celleux dont les luttes coïncident avec les nôtres continuent à se sentir seul*es. Nous appelons les parias à se joindre à la meute, à la horde, à l’avalanche, car nous ne sommes pas seul*es et il faut construire des réseaux, tisser des liens et devenir rhizome pour être plus fort*es et prendre soin les un*es des autres.
IV. Nous sommes ici pour faire appel à l’empathie, à travestir l’espèce, à se défaire de la domestication des corps, à questionner les privilèges et à défier ce qui est établi par la violence du capitalisme, de l’anthropocentrisme et de l’hétérocissexualité.
V. Nous galopons dans la chaosphère, nous reconnaissons que ces mers, ces terres, ces vents et ces flammes ne sont pas nôtres, ni exclusives aux êtres humain*s ; nous refusons qu’on nous chevauche, aucune espèce au-dessus d’une autre ! Toutes entrelacées, assujetties au devenir désordonné des équilibres propres au sauvage. Rien ne nous appartient, nous faisons partie du tout.
Texte original : Eunuca (Val Trujillo et Analú Laferal), « Manifiesto transanimal », https://www.tumblr.com/eunuca/183576928902/manifiesto-transanimal, 20 mars 2019
Traduction : Myriam Bahaffou et Emma Bigé
Quand Occupy Raleigh rencontre le TDoR
La philosophe Eva Hayward (dont on a déjà fait paraître sur Trou noir le très bel article « Encore des leçons à apprendre auprès des étoiles de mer ») est une pionnière des intersections écotransféministes. Il y a une quinzaine d’années, elle écrit une chronique pour IndyWeek, « De la gratitude face à la cruauté », où elle retrace la convergence de trois luttes, anticapitalistes, transféministes et autochtones. L’histoire : à l’occasion du TDoR, des activistes trans de Raleigh, en Caroline du Nord, s’invitent au campement du Occupy Wall Street local, tandis que quelques jours plus tôt, des activistes autochtones s’étaient elleux aussi joint·es aux anti-capitalistes qui protestaient contre la prédation de la finance sur les vies de toustes. Deuil trans, mouvement anti-colonial et lutte contre le capitalisme extractiviste se retrouvaient ainsi mêlés dans une même géographie.
Il y a quelques semaines, je me suis rendue à Raleigh avec mon mari pour assister à une veillée tenue par l’association Equality North Carolina à l’occasion de la Journée internationale du souvenir transgenre ou TDoR. L’événement se tenait en face du Capitole. À notre arrivée, j’eus la bonne surprise de découvrir que la veillée occupait la même portion de rue que les activistes d’Occupy Raleigh.
La Journée du souvenir transgenre commémore les personnes tuées par la violence anti-trans. Tenue tous les ans en novembre, elle honore Rita Hester, une femme transgenre africaine-américaine, tuée à Allston dans le Massachussets, le 28 novembre 1998. Bien que le nom officiel parle du souvenir transgenre, elle inclut les personnes transsexuelles, travesties et variantes de genre. J’ai assisté à de nombreuses veillées au fil des années, et ce ne sont jamais des moments faciles. Mais ce sont aussi des moments d’espoir, comme lorsqu’on voit apparaître des jeunes pousses sur des troncs d’arbre déracinés par une tempête.
Nous avons formé un cercle, et lentement, la circonférence s’en est agrandie. Chaque personne présente portait une bougie, et le nom de toustes les mortes de l’année était lu à voix haute : Luisa Alvarado Hernández, Krissy Bates, Tyra Trent, Shakira Harahap, Ramazan Çetin… En écoutant ces noms et chacune de leurs histoires, on ne peut s’empêcher de remarquer combien les personnes trans vivons à l’intersection de nombreuses oppressions sociales. Toutes les femmes nommées vivaient dans des conditions économiques défavorisées, et un grand nombre devait aussi affronter la discrimination raciale. Cette année, la majorité des victimes reconnues venaient d’Amérique latine et du Sud, des États-Unis, d’Inde, d’Europe, d’Indonésie et de Turquie.
La majorité des femmes assassinées cette année venaient du Honduras, un pays avec lequel les États-Unis entretiennent des relations bilatérales. Il est peut-être trop simpliste de suggérer une corrélation entre l’implication états-unienne et la vulnérabilité économique de ces femmes, mais il est sans doute aussi erroné de ne voir la politique états-unienne au Honduras que sous l’angle de la promotion de la démocratie et des droits humains. Assurément les États-Unis tirent profit de leur relation avec ce pays. Avec pas moins de cent cinquante entreprises et franchises états-uniennes dominant l’économie locale, le Honduras est, de facto, une colonie. Plutôt que de favoriser la diffusion de la démocratie, les États-Unis soutiennent le maintien d’inégalités économiques entre les pauvres et les riches, ce qui fragilise notamment un grand nombre de femmes trans.
Les meurtres sont sinistres : des corps poignardés à vingt reprises ou plus, des corps brûlés, décapités. Comme si leurs assaillants avaient cherché à oblitérer ces femmes. Ou peut-être les meurtriers ne les reconnaissent-ils même pas comme humaines, les voyant plutôt comme des « choses » indéterminées, non-humaines, pour ainsi dire.
L’atmosphère s’alourdissait quand un petit groupe d’Occupy Raleigh vint rejoindre nos rangs. Les bougies se sont mises à circuler dans le cercle, illuminant les visages de certaines, laissant d’autres retourner à l’ombre. Un exemple bien vivant, aussi momentané fût-il, de nos solidarités et des potentiels de nos énergies politiques rassemblées. C’était beau : des activistes d’Occupy, protestant contre les crimes du capitalisme mondial et rejoignant un groupe d’activistes transgenres et leurs alliées. Quand la veillée prit fin, les membres de notre groupe raccompagnèrent les activistes d’Occupy pour parler politique, genre et économie.
Quelques jours plus tard, encore illuminée par cette soirée, j’assistais à un dîner de Thanksgiving. Pour être honnête, cela fait un moment que j’accumule des sentiments ambivalents, voire franchement rabat-joies, à propos de cette fête et de sa célébration du massacre des dindes et du football américain. (Même si « massacre » est un euphémisme pour nommer le sort que l’industrie agroalimentaire réserve à ces oiseaux.) Mais mes ami‧es avaient accepté avec joie d’inclure des options véganes : des carottes au piment, de la sauce aux champignons, un « rôti » végan au romarin et une magnifique tarte aux pommes. La dinde était toujours au menu : une occasion pour moi de revenir sur le pardon accordé par Obama à « Liberty » [une dinde qui, cette année, ne serait pas tuée], et sur la manière dont la consommation de dinde consolide l’identité nationale. De fait, la production en masse de ces volailles, leurs conditions de vie extrêmes et l’artificialité de leurs chairs peuvent être compris comme autant de signes sinistres de la banqueroute morale du capitalisme.
Véganes et omnivores rassemblé‧es, nous nous sommes adressé‧es nos gratitudes : merci pour la nourriture, merci pour l’automne. Une part importante de l’histoire des origines de Thanksgiving est un festin célébré, à Plymouth, en l’honneur des récoltes de l’automne 1621 entre les Wampanoag [un peuple autochtone rassemblant cinq tribus du Nord des États-Unis actuels] et les Pilgrims [un groupe de colons anglais ayant fui la persécution religieuse]. Mais l’histoire est cousue d’or : une célébration du fantasme états-unien du melting-pot. Une autre origine de Thanksgiving, souvent oubliée, est la proclamation en 1637 par le gouverneur du Massachusetts John Winthrop d’une journée officielle de gratitude pour commémorer le massacre des Pequots à Mystic, dans le Connecticut. Malheureusement, la première histoire masque la seconde, si bien que la gratitude exprimée se transforme en stratégie d’oubli.
Se souvenir, c’est garder quelqu’un ou quelque chose en mémoire, souvent en faisant des offrandes sous forme d’objets ou de victuailles. Se souvenir, c’est une manière d’exprimer sa gratitude. Et se souvenir peut être un acte ambivalent, parce que cela peut impliquer le deuil, le rappel de massacres, le besoin de faire honneur aux mort‧es.
En novembre, j’essaye de me souvenir que les personnes trans vivent courageusement au milieu de temps dangereux, dans un pays où notre jour de gratitude nationale naît de la colonisation, et où les dindes se retrouvent à payer, par leur souffrance, le prix de la gratitude. J’ai peut-être l’air d’insister sur les points négatifs, et de fait, empiler les malheurs n’a rien de très nourricier. Alors, comment maintenir la gratitude face à la cruauté ?
Une partie de la réponse vient pour moi dans ce lien qui s’est fait entre les occupant·es d’Occupy Raleigh et les deuilleuses du TDoR. Gratitude et souvenir avaient là un foyer commun. Le mouvement Occupy Wall Street forme une charnière intéressante, autant pour les activistes transgenres que pour les activistes autochtones. Inspiré par les soulèvements en Égypte et en Tunisie, OWS s’appuie sur une critique stimulante des systèmes bancaires et des multinationales et de leur emprise sur les processus démocratiques. Défendant la lutte pour la justice économique, OWS nous donne des outils pour décrire la manière dont le capitalisme effréné intensifie la vulnérabilité de populations entières.
Bien que le verbe « occuper » évoque malencontreusement l’effort colonial de conquête des Amériques, et bien que les occupant·es occupent encore effectivement une terre volée, cela n’a pas empêché des activistes autochtones de se joindre à OWS à l’occasion de Columbus Day [le jour qui commémore l’arrivée de Christophe Colomb dans la Caraïbe] pour dénoncer les liens entre le colonialisme et la cupidité des grandes entreprises. De la même manière, bien qu’un certain nombre de femmes trans à l’intérieur du mouvement Occupy ait fait l’objet d’exclusions transphobes de la part de certaines OccupantEs « féministes radicales », OWS a fait de la sécurité de ses membres LGBT une priorité.
OWS n’est pas un mouvement utopique ; il a ses problèmes ; mais il a le mérite de pointer les effets de l’exclusion économique. Et on ne peut douter de l’impact des injustices économiques tant sur les personnes trans, que sur les personnes qui vivent aux Honduras, que sur les personnes autochtones d’Amérique, que sur les citoyen‧nes états-unien‧nes qui croulent sous leurs dettes, que (si vous permettez) sur les dindes. Nous avons encore et toujours besoin de formes de gratitude pour célébrer les feuilles des arbres et leurs couleurs changeantes, les plants de tomate et leurs corps rabougris après nous avoir nourri‧es tout l’été, et la fourrure de nos chats qui s’épaissit à mesure que le froid arrive. Mais on ne peut pleinement goûter cette gratitude sans en même temps s’efforcer de se souvenir. Faire l’épreuve de l’entrelacement des luttes est une forme de respect et construire des coalitions entre des questions apparemment disparates est une pratique du souvenir et, selon moi, aussi un acte d’amour.
Texte original : Eva S. Hayward, « Gratitude in the Face of Cruelty », IndyWeek, 12 juillet 2011
Traduction : Mabeuko Oberty et Emma Bigé, pour la collective t4t
Manifeste S.T.A.R., dans les sous-sols d’une danse interdite
L’histoire se passe en 1970. Nous sommes à Manhattan, une année après les émeutes de Stonewall, où les queers de New York ont mis le feu aux rues suite à une enième descente de police dans un bar gay, le Stonewall Inn, sur Christopher Street. Pour célébrer ce moment où les vies homosexuelles et trans ont fait l’épreuve de leur puissance politique et musculaire à même les rues de New York, plusieurs groupes militants décident d’organiser une Marche (ce sera l’origine de la Pride), mais aussi, et c’est moins connu, des Bals pour récolter de l’argent.
Parmi eux, Sylvia Rivera et Marsha P. Johnson (les deux meufs trans racisées qu’on crédite habituellement pour avoir jeté la première pierre de l’émeute) sont censées aller au bal qui se passe dans les sous-sols de l’université de New York. Le doyen de la fac a d’abord accepté que le bal s’y déroule, mais au dernier moment, il se ravise, après avoir appris qu’il s’agissait de « danses gays » : il craint, dit-il, que le bal ait une mauvaise influence sur les jeunes étudiants « particulièrement impressionnables ». Entendez, il a peur que ces danses ne sèment l’homosexualité dans le corps étudiant. Une histoire de contagion : par la danse et par l’homosexualité.
Ne se laissant pas abattre, Silvia Rivera propose une occupation. Il en existe une image [ci-dessus], conservée aux archives GLBT de San Francisco, où l’on voit Rivera, en tenue de soirée, entourée d’autres personnes très très sexy et torse nu.
C’est à l’occasion de cette occupation que Rivera et Johnson fondent le Street Transvestite Action Revolutionaries, une des premières collectives trans* dédiées à aider les jeunes trans à la rue, les travailleureuses du sexe et les queers racisé·es, dont le S.T.A.R. MANIFESTO est une des expressions (une autre sera la fondation de la S.T.A.R. HOUSE que Silvia et Marsha loueront à la mafia avec leurs salaires de travailleuses du sexe pour accueillir celleux qui n’ont pas de quoi se loger).
Et c’est ainsi que dans les sous-sols d’une danse interdite, les vies queers et trans inventent des contre-mondes.
MANIFESTE S.T.A.R.
L’oppression contre les travesti*es quels que soient leurs sexes naît de valeurs sexistes et cette oppression se manifeste aussi bien chez les hétéros que chez les homos, hommes ou femmes, sous diverses formes : exploitation, humiliation, harcèlement, passages à tabac, viols, meurtres.
À cause de cette oppression, la majorité des travesti*es sommes contraint*es à la rue. Et c’est dans la rue que nous avons formé une alliance solide avec nos sœurs et nos frères gays qui y vivent. Nous faisons partie de celleux que nous représentons ; nous faisons partie des armées RÉVOLUTIONNAIRES qui luttent contre le système.
1. Nous voulons le droit à l’autodétermination sur l’usage de nos corps ; le droit d’être gay, n’importe quand, n’importe où ; le droit sur simple demande au changement physiologique et à la modification du sexe, gratuitement ; le droit à l’habillement et à la parure libres.
2. La fin de toute discrimination à l’emploi contre les travesti*es des deux sexes et contre les personnes gays à la rue basée sur leurs tenues vestimentaires.
3. La fin immédiate de tout harcèlement policier et de toute arrestation de travesti*es et de personnes gays à la rue, et la libération des travesti*es et des personnes gays à la rue de toutes les prisons ainsi que de toutes les autres personnes prisonnières politiques.
4. La fin de toutes les pratiques d’exploitation par les médecins et psychiatres qui travaillent dans le champ du travestissement.
5. Les travesti*es qui vivent en tant que membres de l’autre genre devraient pouvoir obtenir une identification correspondant à ce genre.
6. L’éducation, la sécurité sociale, les vêtements, la nourriture, les transports et le logement devraient être gratuits pour les travesti*es et les personnes gays de la rue, ainsi que toutes les personnes opprimées.
7. Les travesti*es et les personnes gays de la rue devraient se voir accorder des droits pleins et égaux à tous les niveaux de la société, et leurs voix dans la lutte pour la libération de toutes les personnes opprimées devraient être pleinement entendues.
8. Une fin à l’exploitation et à la discrimination contre les travesti*es au sein du monde homosexuel.
9. Nous voulons un gouvernement révolutionnaire par et pour le peuple, où les travesti*es, les personnes à la rue, les femmes, les homosexuel*les, les portoricain*es, les autochtones, et toutes les personnes opprimées sont libres, et non pas entubées par ce gouvernement qui nous traite comme la lie de la terre, nous dégomme les unes après les autres comme des mouches et nous jette en prison pour nous y laisser pourrir. Ce gouvernement qui dépense des millions de dollars pour aller sur la lune et laisse les Américain*es pauvres mourir de faim.
LE POUVOIR AU PEUPLE S. T. A. R.
Texte original : « S.T.A.R. Manifesto », New York, 1970 ; reproduit dans Zagria, « Sylvia Rivera Part III : Street Transvestite Action Revolutionaries », zagria.blogspot.com, 10 septembre 2017 ; lire aussi Morgan Artyukhina, « “Our armies are rising :” Sylvia Rivera and Marsha P. Johnson », liberationschool.org, 13 octobre 2020.
Traduction : Mabeuko Oberty et Emma Bigé, pour la collective t4t
QUAND UN MOINE TRANS FAIT ALLIANCE AVEC UN CROCODILE ET DES BREBIS (LA VIE DE THEODORA*OS)
Theodora*os de Pergé est un* saint* de la Turquie actuelle (de l’empire byzantin médiéval) assez atypique. On connait son histoire comme celle d’une femme mariée qui s’interroge sur les relations extra-conjugales. Demandant conseil à une voisine, elle-même conseillée par le démon ou le goût pour le sexe libre, elle lui dit : on ne peut pas le faire le jour, mais la nuit, pas de problème. Theo couche alors avec son amant, et au petit matin se demande si Dieu n’a pas quand même un peu vu ce qui s’était passé. Réponse : oui. Conclusion inattendue : Theo se coupe les cheveux met un manteau d’homme et rentre dans un monastère en tant qu’eunuque (la troisième catégorie de genre de l’époque). Et là, devenu frère Théodoros, mais toujours joli cœur, il attire encore l’amour, mais d’une fille cette fois. La fille est enceinte et dit que l’enfant est de lui. Résultat, il est chassé du monastère, et adopte l’enfant. Heureusement, dans cette longue série de discussions sur ce qui était acceptable en termes de genre, de sexualités et de parentalité, Théo est aidé par un crododile, et une chèvre, sans quoi il n’aurait pas pu affronter les visions étriquées de son temps. Est-ce que ce n’est pas ainsi qu’on pourra survivre au monde réactionnaire dans lequel nous vivons ? En entamant véritablement la discussion des alliances possibles avec les créatures qui nous entourrent ?
Or il y avait là près du monastère un port, mais personne ne pouvait jamais s’y rendre à cause de ce qui se trouvait là, parce qu’un crocodile sauvage surgissait du lac et s’emparait des hommes et du bétail et les mangeait. Et Grègorios, le préfet de la ville, avait établi là des soldats pour empêcher ceux qui s’approchaient de passer à côté. L’archimandrite, voyant que Théodore était jugé digne de grâce, lui dit : « Mon enfant Théodore, prend la jarre et va puiser de l’eau au lac ». Lui étant parti entra dans la partie inaccessible de ce port, les soldats lui dirent : « Va puiser ailleurs, sinon, tu meurs ». Il répondit : « L’archimandrite m’a dit de puiser ici ». Ils continuèrent à l’en empêcher, mais el* partit en courant et voilà que le crocodile l* prit sur son dos et elle remplit sa jarre au milieu du lac et la remit sur le dos du crocodile. Et à nouveau la bête la ramena sur la terre ferme. Elle se retournant, dit au crocodile : « Ne mange plus d’homme ! ». [...]
Et ceux de l’Énaton montèrent à l’Oktokaidekaton et s’en prirent à l’abbé, disant : « L’abba Théodore a forcé la jeune fille et elle a couché avec lui et elle est grosse ». L’abbé ayant fait venir la bienheureuse Théodora, il lui (féminin) dit : « Dis-moi pourquoi tu as forcé la jeune fille et (p. 36) et as-tu ainsi péché avec une femme ? » Elle lui répondit : « Pardonne-moi, père, car je ne suis pas responsable ».
Ceux de l’Énaton s’en retournèrent dans leur monastère. Et après trois mois, comme l’enfant était né, ils le prirent et le posèrent au milieu du monastère et s’en retournèrent. L’abbé ordonna que la bienheureuse Théodora soit expulsée hors du monastère. Et ils la jetèrent dehors, en lui confiant aussi l’enfant. La bienheureuse, prenant le nouveau-né, chercha à obtenir auprès des bergers du lait et de la laine pour faire reposer l’enfant. Et chaque jour elle circulait et faisait allaiter l’enfant aux mamelles des brebis. Elle resta 10 ans hors du monastère. [...] Et el* mangeait des herbes sauvages et buvait de l’eau de mer et el* accomplissait toutes ses prières. Durant la nuit, el* restait éveillée chantant des hymnes à Dieu. Les bêtes sauvages vivaient en paix avec elle et les oiseaux lui apportaient des herbes et elle mangeait. El* ne s’éloigna pas du monastère de sorte que ceux qui entraient et sortaient admiraient le fait qu’el* ne se décourage jamais. Et tous ceux qui s’approchaient d’el* admiraient sa résistance et que jamais ses yeux n’allaient et venaient mais que sans cesse ils répandaient des larmes. Sa prière était celle-ci : « Seigneur, pardonne-moi mes fautes, Toi qui seul es sans péché ».
Traduction inédite de Nathalie Delierneux, que nous remercions, modifiée par Clovis Maillet, d’après le texte répertorié en Bibliotheca Hagiographica Graeca 1727, 1728 et 1729, édité dans K. WESSELY, Die Vita s. Theodorae, Fünfzehnter Jahresbericht des K. K. Staatgymnasiums in Hernalis, Vienne, 1889, p. 25-44.
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