TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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Solidarités rabat-joies. Conversation avec Sara Ahmed

À l’occasion de la triple sortie du Manuel rabat-joie féministe (La Découverte), de Vandalisme queer (Burn Août) et de Vivre une vie féministe (Hors d’atteinte), Sara Ahmed était à la librairie Les Mots à la Bouche dans le 11ème arrondissement à Paris. La librairie était pleine à craquer, les corps au contact les uns des autres et la joie de rencontrer la philosophe bien vive sur les visages. C’était l’occasion pour Sara Ahmed de lire quelques extraits de ses livres et de discuter avec deux de ses traducteurices, Mabeuko Oberty et Emma Bigé.

Image : Dessin inspiré du Killjoy Kastle (2019) une « maison hantée féministe lesbienne » créée par Allyson Mitchell et Cait McKinney.
Trou Noir remercie Emma et Mabeuko, et nos cher.ères ami.es des Mots à la Bouche.


Mabeuko Oberty : En guise d’introduction, pourrais-tu nous parler un peu des figures qui apparaissent dans tes écrits les plus récents, et qui sont notamment mobilisées dans les traductions qui sortent en ce moment ? Je pense en particulier à la rabat-joie mais aussi au concept de vandalisme queer.

Sara Ahmed :
Tout d’abord, je voudrais exprimer ma solidarité rabat-joie à toutes les personnes venues ici. Merci d’être là et de faire le travail que vous faites.
J’écris sur les féministes rabat-joies depuis longtemps et je crois que je suis une féministe rabat-joie depuis encore plus longtemps que ça. Mais ce n’est pas moi qui l’ai inventée. Certaines personnes m’ont suggéré que je devrais la copyrighter… mais bon. Je n’en suis pas là. C’est vrai, cela dit, que je me suis emparée de la féministe rabat-joie et que j’en ai fait autre chose que ce qu’elle était : la féministe rabat-joie a en effet commencé sa carrière comme un stéréotype négatif attaché au féminisme. Elle est l’image de la féministe malheureuse qui fait du malheur sa mission.
Le malheur n’est pas notre mission. Mais si notre travail cause le malheur, nous sommes prêtes à le causer. Autrement dit, une partie du travail consiste à revendiquer la négativité qui est attachée à la féministe rabat-joie, à la retourner et à en faire un outil pour attaquer les institutions qui nous oppriment. De la même manière, on peut penser à queer qui a lui aussi été revendiqué : un terme qui était d’abord une insulte, qui était d’abord fait pour salir la personne à qui il était adressé, et que nous utilisons pour nos propres fins, que nous retournons pour faire de l’espace pour nous mêmes.
Dans le Manuel rabat-joie féministe qui vient de paraître, je propose une série d’engagements rabat-joies. Et l’engagement principal, c’est : « Je suis prêt.e à causer le malheur. » Il y a aussi cet autre engagement, qui est lié à une autre figure que j’ai introduite plus tôt dans mon travail : celle de la vandale queer. Le vandalisme est souvent décrit comme « la destruction volontaire du vénérable et du beau ». Or la vandale queer, c’est celle qui est prête à causer des dommages aux institutions. Mais cela ne veut pas dire que causer des dommages aux institutions est à proprement parler notre but. Beaucoup de nos activités sont lues comme vandales, même si elles n’ont pas pour mission de faire cela. Par exemple : décoloniser les programmes d’enseignement est jugé comme une activité ruineuse pour les institutions. Élargir l’institution, ouvrir les portes, voilà la mission que nous nous donnons et ce que nous sommes prêt.es à faire.
Suite à cette petite introduction, je vous propose un extrait de ce petit livre jaune, Vandalisme queer :

Lorsque nous réveillons les potentiels d’une matière, lorsque nous refusons d’utiliser les choses de la bonne manière, il y a de fortes chances pour que nos actions soient considérées non seule­ment comme des dégradations, mais encore comme des dégradations intentionnelles. L’usage queer des choses, leur usage oblique ou détourné, peut ainsi être interprété comme une forme de vandalisme, une « destruction volontaire du vénérable et du beau ».
La famille nucléaire est parfois considérée comme une source de respectabilité et de beauté. Dans The Promise of Happiness [la promesse du bon­heur] (2010), j’ai exploré la manière dont l’image de la famille est maintenue par une activité permanente de polissage :au sein de la famille, un important tra­vail de maintien des apparences et de sourires forcés s’emploie à masquer tout ce qui ne correspond pas à l’image du bonheur. Ce travail de polissage s’assimile à un dispositif d’hétéroredressement :en cherchant à polir l’image de la famille, en cherchant à élimi­ner les taches et les aspérités, on élimine parfois du même coup les traces des existences queers. Quand nos désirs sont interprétés comme dommageables, il n’y a qu’un pas pour en faire des actes de défiance : comme si nous étions activement à la recherche de stratégies pour gâcher la belle image de la famille, ou comme si notre intention était de rabaisser les valeurs familiales en n’y adhérant pas. Ne pas s’ali­gner sur la famille revient ainsi à vouloir la briser. Queer, clac, clac : sous prétexte qu’i·els ne suivent pas les pointillés des lignes familiales, on en vient à pen­ser que les queers veulent tailler la famille en pièce. Ne pas s’aligner = détruire : voilà la formule qui in­terprète les existences queers comme destructrices. Mais nous pouvons retourner cette interprétation, et faire de la destruction une pratique volontaire :nos désirs sont jugés comme dommageables à la famille ? Hé bien, peut-être devenons-nous donner dans la dégradation ! Peut-être devenons-nous nous donner pour mission de détruire la famille nucléaire et le mariage, puisque telle semble être la condition pour vivre nos vies de manière oblique.
[…] Il arrive qu’on utilise le mot famille pour décrire nos alliances queers. Voilà un usage queer des mots : les réutiliser et leur donner un sens nou­veau. Je pense à la manière dont Susan Stryker (1993 [2020]) décrit ce qui est devenu possible pour la « famille queer [qu’elle et sa compagne] ont com­mencé à construire » à la naissance de leur enfant. Elle écrit :« C’était entre nous une sorte de blague. Nous nous disions que nous étions des “pionnières à l’envers” : parties à l’aventure au cœur de la civi­lisation elle-même, nous revendiquions le droit à la reproduction biologique contre sa capture hétéro­sexiste, nous cherchions à la libérer de ses usages. » Elle ajoute : « Nous étions féroces ; dans un monde de “valeurs familiales traditionnelles”, nous n’avions pas le choix. » Quand les choses sont utilisées par celle·ux auxquelles elles n’étaient pas destinées, l’effet peut être queer. On peut en faire des blagues. Ces blagues sur les effets queers de nos usages ne sont pas sans lien avec la rage qui nous anime contre la machine de la famille qui considère nos enfants comme dévian󴤰, voire monstrueu󵟀. Et cette rage peut être transformatrice. Comme le dit Stryker : « par l’opération de la rage, le stigmate lui-même devient une source de pouvoir transformateur. » Cela demande un certain travail de revendiquer la reproduction biologique « pour nos propres usages », réoccuper la famille, rendre le familier étrange. De même, cela demande un certain travail d’organi­ser nos corps autrement et de nous organiser entre nous autrement. Stryker nous livre l’histoire de ses propres réorganisations. Elle nous apprend à donner une nouvelle figure à la manière dont les corps trans­genres s’incarnent :une affinité avec les monstres, avec les personnes qui ont été considérées comme monstrueuses – une réponse à Frankenstein forgée dans la rage. L’usage oblique, l’usage queer : quand nous cherchons à briser ce qui tente de nous contenir.

Emma Bigé : Alors partant de ce texte, la première question que je voulais te poser part d’une formule d’un.e ami.e, A* Livingstone, qui est un peu une réponse à ta figure de la « vandale queer ». C’est l’idée de « tendresse comme vandalisme ». La tendresse vandale, on pourrait dire, c’est toutes les formes de manifestations ou d’actions directes qui mobilisent ce qu’on pourrait appeler des formes d’intimité insurrectionnelle. De la frivolité tactique des carnavals queers aux kiss-in du mouvement sida, toute une famille de gestes qui consistent à s’embrasser dans la rue à opposer l’intimité à un espace public hétéronormé qui ne veut pas des présences queers. Et je pense aux Usages de l’érotique d’Audre Lorde, qui est une figure importante pour toi, et qui a beaucoup théorisé cet usage transformateur de l’éros : qu’arrive-t-il quand on libère l’érotique de sa capture patriarcale, et quelles puissances politiques pouvons-nous en tirer ?

Sara Ahmed : Alors d’abord, je voudrais dire que c’était très touchant de vous entendre lire ensemble ce texte et d’avoir été traduite par vous deux. Cette forme d’intimité queer qui est en jeu dans une co-traduction, voilà je crois, une autre sorte de tendresse comme vandalisme : la manière dont nous prenons soin les mots les un.es des autres, la manière dont nous nous assurons qu’ils passent dans les mains les un.es des autres. Et Audre Lorde m’a effectivement beaucoup appris sur ce soin à prendre des mots des autres, sur la manière dont ces mots nous aident à nous conduire dans la vie.
Mais avant de répondre à la question, je voudrais encore ajouter quelque chose sur la tendresse. C’est le fait que beaucoup de formes de violence ne sont pas enregistrées comme des formes de violence, précisément parce qu’elles sont masquées sous la forme de la tendresse. Et un des soucis que j’ai, une des questions qui m’habite, c’est la manière dont, quand un enfant queer, ou un enfant trans, sort du placard, se révèle à ses parenz, l’oppression des parents peut souvent prendre la forme du soin pris à l’enfant, du soin pris à la destinée de l’enfant. Autrement dit, les parenz vont peut-être formuler des soucis pour l’enfant, pour son bien-être. Mais ce que les parenz disent en réalité, c’est : quand tu dévies du chemin straight, quand tu dévies du droit chemin, tu t’exposes au malheur. Déclaration qui est précisément ce qui produit le malheur de l’enfant.
Je veux aussi répondre à ta question plus directement. Dans Vivre une vie féministe, je formule les choses de la manière suivante en disant qu’il nous faut ruiner ce qui est ruineux, détruire ce qui est destructeur. Et détruire peut prendre plein de formes, y compris des formes qui n’ont pas l’air d’être des formes destructrices. On peut ruiner un état de choses simplement en persistant dans nos manières d’exister en tant que personne queer ou en tant que personne trans. On peut ruiner un état de choses simplement en refusant de ne pas exister. On peut ruiner en refusant de baisser le volume, en refusant de ne pas créer de l’inconfort chez les autres, en se refusant de diminuer ce qui crée la différence.
Et je pense effectivement à cette longue tradition de l’activisme queer qui a consisté à occuper l’espace public et à le remplir de signes d’amour. Comme ce vieux slogan : WE’RE QUEER, WE’RE HERE, GET USED TO IT [nous sommes queer, nous somme là, va falloir vous y faire]. Autrement dit : on ne partira pas, et on est fucking là pour rester.

*

Présenter la rabat-joie comme projet queer, c’est penser les différentes manières par lesquelles on peut dire non aux relations de pouvoir. Il y a un chapitre dans le Manuel qui est dédié à la rabat-joie féministe comme poète (ce que je ne suis pas ; ni philosophe d’ailleurs). J’ai été influencée par beaucoup de poétesses, notamment ma tante Gulzar qui, au Pakistan, était une poète et une militante. Et si beaucoup des écrivaines et des militantes qui m’ont inspirée sont aussi des poétesses, c’est parce que je pense qu’il est important de trouver d’autres manières de dire pour exprimer ce que nous sentons ; exprimer, c’est-à-dire faire sortir de soi quelque chose qu’il est difficile de dire.
Le passage que je vais lire parle précisément de cela, sous la forme d’une maxime : get loose, c’est-à-dire, lâche-toi, mais aussi desserre, dévisse, laisse passer.

MAXIME RABAT-JOIE
LÂCHE-TOI !

Il est possible que notre écriture se lâche davantage lorsque nous refusons de nous plier à l’exigence de nous exprimer d’une certaine façon. Je pense à la manière dont ma propre manière d’écrire a changé avec le temps. Tandis que je travaillais davantage sur les rabat-joies féministes, avec elles, pour vous les faire connaître, ma langue s’est détendue. J’ai commencé à prêter une oreille plus attentive aux mots, à l’importance de leur matière, leur sonorité, utilisant les rimes et les répétitions, afin de pouvoir, au moins par le langage, respirer. Peut-être allégeons-nous une charge en relâchant les mots. Ce manuel, un manuel rabat-joie féministe, n’est un manuel que de manière un peu lâche. J’ai assoupli sa forme ; pas d’itinéraire balisé, pas de recettes. Oui, on peut décevoir les attentes en assouplissant une forme. Être une rabat-joie féministe consiste justement à transformer nos attentes, faire d’une déception une ouverture, une opportunité. Et donc, nous ponctuons nos textes de points de suspension, les laissant s’agiter et s’effilocher. Nous écrivons, comme nous aimons, comme nous vivons. Nous contons des histoires, nous traçons des sentiers. Nous laissons derrière nous des cailloux par milliers, des traces qui permettent de facilement nous trouver. Et quand je dis nous, je veux dire les unes les autres.
Me revient en mémoire le Pansy Project de l’artiste queer Paul Harfleet. Harfleet a planté des pensées dans tous les lieux où il savait que des agressions et insultes homophobes s’étaient produites. Les pensées, pansies au pluriel, sont des fleurs ; le mot pansy au singulier est aussi utilisé comme insulte. Nous créons en réorientant ce qui a été utilisé contre nous. Être poète rabat-joie, c’est semer quelque chose, une possibilité, une floraison d’un nouveau genre, c’est marquer l’emplacement de la violence, nous raconter ce qui s’est passé là. Le lieu où se produit la violence est le lieu où se conteste la violence, où on lui dit non. Les pensées, ces petites fleurs, des petits poèmes, que l’on sème un peu partout.


Mabeuko Oberty :
Alors, à partir de cet extrait sur la rabat-joie comme poète, je voulais te demander : Dans le Manuel, tu évoques le fait que ton écriture a changé, par rapport à tes écrits précédents notamment. Peux-tu nous en dire davantage sur ton processus d’écriture ici ? En particulier, quelle a été la place de la poésie ? Et comment tu décrirais l’évolution de ton écriture par rapport à tes livres précédents ?

Sara Ahmed : La meilleure réponse que je puisse donner à cette question, c’est en expliquant d’abord pourquoi j’ai fini par écrire ce Manuel rabat-joie féministe. Une des raisons pour lesquelles je l’ai écrit, c’est parce que j’ai dû quitter l’université, et que l’université n’était donc plus l’endroit dans lequel j’allais faire circuler mon travail. Du coup, je voulais écrire quelque chose qui pouvait atteindre les lecteurices sans utiliser l’université comme intermédiaire. Et j’ai choisi de parler de la rabat-joie féministe parce que je me suis retrouvée face au fait que ce mot-là avait permis à tout un ensemble de personnes de venir témoigner auprès de moi, de leurs propres expériences.
En même temps, j’avais aussi un peu l’impression que j’avais déjà beaucoup écrit sur la rabat-joie féministe et je me demandais : mais comment est-ce que je vais bien pouvoir écrire quelque chose de plus sur elle ? Alors bien sûr, c’était un peu une question idiote. Mais voilà, c’était là. Et puis, un jour, j’étais en train de me balader avec mes chiennes, comme je le fais très régulièrement, et j’étais en train de penser au fait qu’un certain nombre de phrases qui étaient apparues dans d’autres livres pouvaient se présenter comme des sortes de vérités rabat-joies, c’est-à-dire des sortes de formules qui pourraient être densifiées, épaissies, rendues plus fortes en revenant sur elles. Et du coup, c’est ce à quoi je me suis employée : retraverser ce chemin que j’avais déjà traversé. Une manière de densifier ces mots pour leur donner une nouvelle vie.
Dans ce sens là, la poésie ne compte pas seulement dans le chapitre qui s’appelle « la rabat-joie féministe comme poète ». J’aime beaucoup cette image qu’Audre Lorde propose dans ce poème qui s’appelle « Pouvoir » et qui parle d’une tâche de la poésie consistant à ne pas laisser notre pouvoir « sans vie comme un câble électrique débranché ». J’aime cette image parce qu’elle me paraît parler de la langue comme une forme d’électricité, comme une manière de rester connectées les unes aux autres. Snap, snap, sizzle. Ça craque, ça craque, ça électrise. Voilà, c’est ça le langage poétique : une tentative d’électriser les mots.

*

Mabeuko Oberty  : Dans le dernier passage qu’on va lire, il est fait mention d’une démission. Pourrais-tu partager avec nous le contexte et les raisons de cette démission qui a été une sorte d’onde de choc dans la vie intellectuelle britannique ?

Sara Ahmed : Alors il y a quantité de raisons pour lesquelles j’ai démissionné. Mais ce que je peux dire, c’est d’abord que j’ai démissionné de mon poste comme professeure dans une université en raison d’un refus de l’institution dans laquelle je travaillais de reconnaître une série de cas de harcèlement sexuel qui s’y produisaient. J’ai démissionné parce que je n’en pouvais plus. J’avais travaillé depuis plusieurs mois, plusieurs années même, avec un groupe de six doctoranz pour que l’institution reconnaisse ces problèmes de harcèlement sexuel. Tout ce que nous demandions, c’est qu’il y ait une reconnaissance du fait qu’il y avait eu des enquêtes sur la question du harcèlement sexuel dans cette institution. Et tout ce que nous recevions, c’était un silence permanent, comme si l’université s’efforçait d’effacer, de produire un trou de mémoire, un blanc de mémoire autour de ce qui était arrivé. Dans mon prochain livre, qui portera sur la plainte à proprement parler, je parle d’un moment où un.e masterant.e vient me voir, choqué.e d’apprendre qu’il y avait eu ces enquêtes sur le harcèlement sexuel alors qu’ielle-même venait de déposer une plainte contre un des professeurs qui était justement en cause.
Je pense ce silence comme un mur qui nous empêchait de passer, qui empêchait l’information de passer. En démissionnant, je me suis donné une manière non seulement de sortir de l’université mais aussi de faire sortir cette information-là, de créer une fenêtre dans le mur pour que l’information circule.

J’ai remarqué plus haut qu’en partageant publiquement les raisons de ma démission, mon action a été traitée comme dommageable par l’institution et par certaines de mes anciennes collègues féministes. Ce n’était pas la conséquence la plus importante. Ma démission publique a fait l’objet d’une large couverture médiatique à l’échelle nationale. J’ai été émue et inspirée par la quantité de personnes qui m’ont contactée pour exprimer leur solidarité, leur rage et leur sollicitude. J’ai reçu des courriers de quantité de personnes qui me racontaient leurs expériences de porter plainte, et d’autres qui partageaient avec moi leur décision de quitter leurs postes ou leurs professions à la suite d’une plainte qu’iels avaient déposée. Une histoire révélée au grand jour peut mener à la révélation d’autres histoires.

ÉQUATION RABAT-JOIE
UNE BRÈCHE = UN POINT DE FUITE FÉMINISTE

En ouvrant une brèche, en fuitant, je suis devenue facile à trouver ; quantité de personnes sont venues me voir avec leurs histoires, parmi lesquelles une bonne partie des récits rabat-joies que je partage dans ce manuel. Ce que nous laissons éclater au-dehors est ce qui mène les autres à nous. La poète rabat-joie se lâche. La survie rabat-joie exige de ne pas nous accrocher à la rabat-joie féministe (Stratégie de survie rabat-joie #5) : déchaînée, elle devient un électron libre ; et plus elle est détachée, plus elle cause de dégâts. Avec la rabat-joie féministe comme activiste, nous apprenons que le déchaînement n’est pas seulement affaire d’expression, même si l’expression compte : le déchaînement est aussi une technique de démantèlement, un desserrement des vis et des boulons des institutions. Il suffit de créer une petite ouverture pour que ça sorte avec abondance. Un non peut être une telle ouverture. Faire sortir un non, le rendre public, est une manière de faire circuler une information qui, autrement, serait tenue secrète. C’est aussi la manière de signifier aux autres votre présence.
Je pense à une conversation que j’ai eue avec une étudiante autochtone vivant au Canada. Elle s’était plainte, de manière informelle, de la manière dont la suprématie blanche agissait dans ses cours : utiliser ce terme pour décrire ce que tu rencontres dans des institutions qui se pensent progressistes et engagées envers la diversité a de quoi te causer des ennuis ; elle le savait bien, mais cela ne l’a pas empêchée de le faire. Elle est devenue, dans ses propres termes, « un monstre », et il lui a fallu terminer son doctorat en dehors du campus. Elle m’a parlé du « petit cadeau inattendu » que cela a représenté quand d’autres étudianz ont commencé à venir lui parler : « Elles savent que tu es là et elles peuvent venir te voir. » Les plaintes que nous formulons peuvent paraître ne nous mener nulle part, ne laisser aucune trace. Mais en disant non, nous gardons l’histoire vivante ; nous ne lâchons rien. Et parfois, c’est ainsi que nous tenons, en transmettant un non.

Emma Bigé : Merci à nouveau pour ce texte. En lien avec lui, ma question porte sur ce que tu appelles la joie rabat-joie. Il y a dans ton travail toute une critique puissante du caractère obligatoire du bonheur, de toutes ces instructions qui nous disent : même au milieu de l’oppression, souriez !, et puis soyons optimistes, on va finir par en finir avec la brutalité, non ? pourquoi est-ce que vous ne pouvez pas voir le bon côté des choses ? À cela, tu opposes un non et tu proposes au contraire de nous installer dans la négativité, de ne pas avoir peur d’elle. En même temps, tu produis aussi une théorie générale de la joie rabat-joie, et j’y pense maintenant parce que tu as beaucoup parlé du fait de recevoir ces témoignages, et du poids que cela doit représenter de s’efforcer de leur survivre. Alors, c’est quoi cette joie rabat-joie et est-ce qu’elle est un antidote au poids de la brutalité ?
Sara Ahmed : Je pense la joie rabat-joie comme la joie qui est impliquée dans l’élaboration de mondes différents, des mondes dans lesquels on peut respirer plus facilement. Le deuxième chapitre du livre s’appelle « Survivre en tant que rabat-joie féministe » et je le mentionne maintenant parce que je pense qu’une partie de la joie rabat-joie est liée à la survie. Ma première stratégie pour survivre en tant que rabat-joie féministe, c’est d’en devenir une. Autrement dit : rejoins les rangs, devenons plus nombreux.ses. D’autres stratégies sont en ce sens liées à la collectivité impliquée dans les vies rabat-joies. Quand on rabat la joie, on trouve d’autres rabat-joies à ses côtés. L’une des stratégies rabat-joies est aussi un rappel : « Tu ne peux pas tout faire ». Autrement dit, on ne peut pas tout endosser, tout simplement parce qu’on ne peut pas tout avaler. Et la dernière stratégie est : « Ressens tout ! ». Ressentir tout, ça inclut la joie, la joie rabat-joie. Et si je le dis, et si j’insiste, c’est pour dire que le projet de rabattre la joie n’est pas de ressentir le malheur (vous serez peut-être heureux.ses de l’apprendre). Cependant, l’une des fâcheuses conséquences de l’affirmation selon laquelle la vie queer est associée au malheur, c’est qu’on se sent constamment obligé.es de montrer bonne figure, celle du bonheur, pour contrer cette affirmation. Et ça, ça peut créer une distance à l’égard de nos propres affects. Mais je pense aux affects, aux sentiments, comme ce qui nous informe, ce qui nous donne des leçons sur le monde.
Et la joie fait partie intégrante de ces affects créateurs de mondes. Simplement, elle n’est pas le but du travail que nous faisons. Le but du travail que nous faisons, c’est de faire en sorte que des vies soient possibles, c’est de créer des conditions pour survivre à l’intérieur de ces institutions vieilles et périmées que sont la blanchité et le patriarcat. En ce sens, la joie rabat-joie est liée à la joie queer : la joie de se connecter avec des personnes qui voient quelque chose en toi parce que tu vois quelque chose en elles. Autrement dit, la joie d’y voir un peu plus clair. Je dis à un moment que s’engager à rabattre la joie, c’est indissociablement s’engager à se rabattre sa propre joie pour voir les formes obligatoires que prend le monde autour de toi. Là-dedans, il y a des choses qui peuvent être difficiles à avaler, comme par exemple l’expérience du racisme dans ton enfance. Mais une fois que tu as des mots comme racisme à portée de main, ils peuvent devenir des poignées, des entrées, pour pouvoir relire ce que tu as vécu, et réaliser que tu n’étais pas la cause du malheur qui te tombait dessus, que la cause c’était le racisme. Alors bien sûr, il y a de la douleur dans cette clarté. Mais dans cette clarté, il y a aussi de la joie, de la joie à voir les choses ainsi illuminées. Et pour ma part, je considère qu’il y a de la joie dans cette compréhension qui peut se porter sur les phénomènes, dans le fait de trouver des noms pour nommer ce qui nous est arrivé. Et ça peut être compris comme une forme de poésie : nous changeons notre relation à nous-mêmes, à nos passés, au monde. Autour de nous, c’est l’ouverture de possibilités. Et c’est là-dedans que la rabat-joie trouve sa joie.

*

Questions du public

Personne 1 : Je suis une chercheuse racisée et à ma première réunion doctorale, nous étions un petit groupe, uniquement de personnes racisées, et il y avait quelque chose de fort et de puissant dans cette réunion, où nous nous disions : voilà ce que nous avons réussi à créer au sein de l’institution blanche. Et je demande : est-il possible de trouver de la joie et de se battre à cet endroit-là, à l’intérieur de l’institution (universitaire) ? Ou, est-ce qu’il n’y a rien à faire avec l’université, à part la brûler ?

Sara Ahmed : Merci pour la question. Assurément une partie de la joie rabat-joie a à voir avec le fait de créer des espaces, de pousser les murs pour trouver des espaces, y compris dans des institutions blanches, des espaces où on peut traîner entre nous, juste être ensemble. Dans toute ma carrière universitaire, ce sont ces espaces-là que j’ai contribué à créer à Lancaster et à Goldsmith, dans des laboratoires d’études féministes. Et assurément, une part importante du travail était de créer cette petite poche dans laquelle nous allions pouvoir respirer ensemble plus facilement.
Mais je pense que le processus de porter plainte a révélé des tas de choses, y compris ma relation à cette petite poche. Ce n’était pas inévitable pour moi de partir, mais ce qui s’est passé a fait qu’il n’était plus possible pour moi de rester. De plus, je percevais à ce moment-là la possibilité d’emprunter un autre chemin, notamment un chemin qui me permettrait d’exposer la violence institutionnelle. Et ça, ça requérait pour moi d’être en-dehors de l’institution, car de là je pourrais plus facilement mettre la lumière sur cette violence. Mais depuis que j’ai quitté ma vie universitaire, je n’ai pas pour autant cessé de travailler à la transformation des conditions de travail universitaire. Même si je ne travaille plus pour une université, je travaille sur elle.

Personne 2 : La question portait sur l’écart entre rabattre la joie et tuer la joie, qui est la traduction littérale de killjoy. Est-ce que ce n’est pas un peu euphémiser que de dire « féminisme rabat-joie » et est-ce qu’on ne devrait pas utiliser des expressions comme féminisme casse-couille, ou féminisme tue-la-joie ?

Mabeuko Oberty : Alors oui la question s’est posée, de quelle manière traduire la partie kill de l’expression killjoy, et justement dans le Manuel, nous avons souvent choisi d’utiliser les deux termes tuer et rabattre, alternativement, lorsqu’ils apparaissaient sous forme de verbe. Pour le terme rabat-joie, ce n’était pas seulement par fidélité à la traduction courante de killjoy, c’était aussi question de sonorité, parce que cette expression sonne parfois mieux, et qu’elle est répétée tellement souvent dans le Manuel. En général, on a aussi préféré rabat-joie parce qu’il s’agissait de montrer que c’est une figure reconnaissable, donc c’était plus efficace d’utiliser un terme existant, facile à mémoriser et à utiliser ; et à l’intérieur du manuel, comme elle est beaucoup décrite cette figure, elle prend tout son volume et sa signification. D’ailleurs, entre le début et la fin de la traduction, le signification du mot rabat-joie a complètement changé pour moi.
Ceci dit, il y a effectivement des moments où, pour donner plus de force aux actions rabat-joies, on utilise le terme de tuer en alternance avec celui de rabattre.
Emma, tu voulais ajouter quelque chose ?

Emma Bigé : Oui, un simple fait d’histoire lexicale : killjoy, c’est la traduction du français rabat-joie (et pas l’inverse) ; autrement dit, lexicographiquement, le français vient d’abord, rabat-joie, et ensuite les Anglais exagèrent et traduisent en tue-la-joie.
Du coup ça a doublement posé cette question. À quoi est-ce qu’on est fidèle ? À cette première origine, plus fréquente en français, ou à la retraduction anglaise ?

Mabeuko Oberty : En tous cas on peut aussi se rappeler que dans rabattre, il y a abattre…

Personne 3 :
Alors ma question, c’est plus sur le début de l’intervention sur la famille, notamment la famille nucléaire. Moi j’ai l’impression d’être entourée de lesbiennes qui veulent fabriquer des familles nucléaires. J’ai l’impression que enfin, justement, vous parlez de sourires forcés et moi j’ai l’impression de voir ça. Et je me pose la question personnellement sur ma vie, enfin, est-ce qu’on va toutes foncer là-dedans ? J’ai l’impression que du coup je me demande si on n’est pas en train de se fondre dans ce modèle dont on sait qu’il est plein de violences.

Sara Ahmed : Oui. Je veux dire : oui. C’est une très bonne question et voilà la réponse.

Personne 1 : J’ai plus en tête et je n’ai pas mon téléphone donc je ne peux pas vérifier, mais il y a une autrice française qui a parlé de « relations hétérosexuelles en non-mixité » pour décrire les lesbiennes qui se conforment à l’hétérosexualité.

Personne 4 : J’avais une question sur le lien que vous faites entre la famille et l’université, qui sont deux institutions dominantes dans la société. On dit souvent que la famille biologique nucléaire est plus originaire que les autres institutions comme si elle était avant toute forme d’institution, mais ça n’empêche qu’elle soit aussi défendue par d’autres institutions : comment ça se passe ? Et, deuxième question, est-ce que vous avez envie d’écrire sur d’autres institutions, comme l’État par exemple ? Par exemple, de réfléchir à des manières de pas seulement squatter l’université ou squatter la famille, mais aussi squatter l’État, pour en faire autre chose ?

Sara Ahmed : Alors, c’est une grosse question. Donc la première partie de la question, je vais y répondre avec un exemple. Je parle avec une femme racisée, une lesbienne, qui porte plainte pour plagiat de la part d’un collègue qui est un homme racisé. Il s’avère au cours de la plainte que cet homme avait déjà fait l’objet de différentes plaintes pour inconduite, notamment sexuelle. Quand elle est allée porter plainte au département, on lui a répondu que sa plainte ne mènerait nulle part parce qu’il avait une famille. Ce qui était présumé là, c’était qu’elle, en tant que lesbienne, n’avait pas de famille et aussi que les seules personnes qui méritaient protection étaient celles qui avaient une famille. Et en ce sens là, je pense qu’effectivement l’université et la famille peuvent fonctionner main dans la main pour rendre capables certaines personnes et en empêcher d’autres.
Sur la question des autres institutions : je crois que j’ai toujours été intéressée par les institutions comme telles, et par la manière dont les institutions s’arrangent pour rendre coûteuse toute résistance à leur reproduction. Depuis que j’ai écrit mon livre Complaint !, il y a quantité de personnes qui sont venues me voir et me dire : « mais tu sais Sarah, il n’y a pas que dans les universités que tout ça se passe », et c’est justement le projet du Manuel de la plainte que de rassembler ces témoignages. Même si je n’ai pas pu faire de recherche empirique ailleurs, dans d’autres institutions, comme j’ai pu le faire avec l’université (tout simplement parce que je n’ai pas accès à ces institutions), je vais partager un certain nombre de ces éléments qui m’ont été livrés par des personnes, des lanceur.euses d’alerte, différentes personnes qui ont dénoncé le fonctionnement d’autres institutions.
Une des vérités rabat-joies du manuel est très simple - la plupart de ces vérités sont très simples d’ailleurs. Elle affirme : « Le pouvoir fonctionne en rendant difficile la remise en cause de la manière dont le pouvoir fonctionne. » Voilà, c’est contre cela qu’on se bat.

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