Quel est l’étrange point commun qui réunit l’orientation spatiale, l’orientation sexuelle et l’orientalisme ? Comment notre expérience intime de l’espace comme orienté et nos peurs de désorientation jouent-ils sur nos manières d’appréhender les dissidences de genre et de sexualité ? Autant de questions que la Queer Phenomenology [1], la phénoménologie transpédégouine de Sara Ahmed explore en examinant ce qui permet de penser ensemble les expériences de la désorientation (spatiale), de la dissidence d’orientation (sexuelle) et de la provenance (géographique/raciale).
Dans ce texte, qui s’interroge plus spécifiquement sur les rapports entre non-conformité de genre et désorientation spatiale, nous avons choisi de rendre queer tantôt par « queer », tantôt par « transpédégouine », tantôt par « déviant·e ». Ce dernier mot est affectivement chargé : il rappelle à l’imaginaire l’orthopédie médico-psychiatrique et à ses délires de redressement des dissidences de genre dont nos espaces hétéronormés continuent d’hériter. Il nous paraissait nécessaire de le motiver pour faire sentir que c’est contre cette logique discursive hétéronormative que le texte d’Ahmed nous apprend à revendiquer le queer comme une forme de désobéissance.
***Crédit photo : Meg Lavender Avec : Stephen Thompson Hermine Dominique Pétrin Dans : Culture Administration & Trembling (2014) par Livingstone/ Lacey / Thompson/ Pétrin
Que signifie « être orienté·e » ? Comment peut-on trouver son chemin dans le monde ? Comment s’orienter dans un monde si instable qu’au moindre virage, il ne cesse de changer d’aspect ? Savoir où l’on en est (même après un virage), voilà ce que signifie être orienté·e. C’est avoir ses repères. C’est savoir comment se rendre d’un lieu à un autre. Mais s’orienter, ce n’est pas seulement savoir où l’on est : c’est aussi avoir une orientation, une inclination pour certains objets. Des objets qui précisément nous aident à nous orienter, des objets dans lesquels nous nous reconnaissons, des objets dont la fréquentation détermine notre orientation. Ces objets se rencontrent dans notre environnement et ils constituent l’environnement au sein duquel nous pouvons nous rencontrer les un·e·s les autres. Cela pose la question de savoir : comment suis-je affecté·e par mes orientations envers telle ou telle chose ?
Mon intérêt quant à la question très vaste de l’orientation est motivé par un intérêt quant à la question plus spécifique de l’orientation sexuelle. Qu’est-ce que cela signifie, pour la sexualité, d’être vécue comme orientée ? Qu’est-ce que cela change d’être orienté·e vers telle ou telle personne ou tel ou tel objet quant à la direction de notre désir ? Si l’orientation pose la question de savoir comment nous habitons l’espace, alors l’orientation sexuelle pourrait bien elle aussi renvoyer à la question de l’habiter. Elle pourrait bien elle aussi soulever la question de savoir comment nous habitons nos espaces et avec qui ou quoi nous les habitons. C’est ainsi que les géographes transpédégouines nous ont montré la manière dont les espaces sont sexualisés [2]. Si nous plaçons le concept d’orientation au premier plan, nous avons une opportunité : celle de rethéoriser la sexualisation de l’espace et la spatialisation du désir sexuel. Qu’est-ce que cela pourrait faire aux études transpédégouines de poser la question de l’orientation dans l’orientation sexuelle comme une question phénoménologique ?
Cet article se confronte au concept d’orientation dans l’idée de mettre les études transpédégouines en dialogue avec la phénoménologie. J’y propose une approche de la manière dont les corps prennent forme à travers l’attention qu’ils portent à certains objets « à-portée-de-la-main », c’est-à-dire disponibles dans leurs horizons corporels. Cette approche est informée par ma confrontation avec la phénoménologie, même si à proprement parler mon approche n’est pas phénoménologique (et sans doute, peut-on se réjouir de ce succès de la phénoménologie transpédégouine que d’échouer à être « proprement » une phénoménologie). Et pourtant vous pourriez me demander, comme certain·e·s l’ont fait : pourquoi m’engager ainsi sur une voie phénoménologique ? Je commence aux côtés de la phénoménologie parce que la phénoménologie a fait de l’orientation un point clef de sa théorie de la conscience. Pour la phénoménologie, la conscience est en effet toujours dirigée vers des objets, toujours située dans le monde et incarnée. Ainsi, elle met l’accent sur l’expérience vécue que nous avons d’habiter nos corps, ce que Husserl appelle « le corps vécu » (Leib) [3]. C’est la raison pour laquelle la phénoménologie peut offrir des ressources pour les études transpédégouines : parce qu’elle met l’accent sur l’expérience vécue, sur l’intentionnalité de la conscience, sur l’importance de ce qui se trouve à-portée-de-la-main et sur le rôle des actions répétées et habituelles dans la formation des corps et des mondes.
Une phénoménologie transpédégouine peut se tourner vers la phénoménologie non seulement en examinant le concept d’orientation dans la phénoménologie, mais plus encore en s’interrogeant sur l’orientation de la phénoménologie elle-même. Ainsi cet article considère-t-il l’importance des objets qui apparaissent dans l’écriture phénoménologique et le rôle qu’ils jouent comme boussoles pour la phénoménologie. D’un même geste, faire une phénoménologie déviante implique ainsi de faire dévier la phénoménologie. En d’autres termes, la déviance n’a pas une relation d’extériorité avec cela avec quoi elle entre en contact. Une phénoménologie déviante peut ainsi révéler ce qui est déviant dans la phénoménologie et utiliser ces aspects de la phénoménologie pour en tirer de nouvelles idées. Le fait est que la phénoménologie est pleine de moments de désorientation, de moments qui impliquent non seulement « l’expérience intellectuelle du désordre, mais l’expérience vitale du vertige et de la nausée qui est la conscience et l’horreur de notre contingence [4] ». Merleau-Ponty rend compte de la manière dont nous nous remettons de ces moments de désorientation, dont les corps se réorientent grâce à la « verticalisation » de leur perspective [5]. Une phénoménologie transpédégouine pourrait impliquer une orientation différente vis-à-vis de ces moments : il se pourrait même qu’elle trouve une certaine joie ou un certain plaisir dans l’horreur qu’ils suscitent.
En proposant une phénoménologie transpédégouine, je suis redevable au travail des universitaires féministes qui se sont confrontées, avec créativité et distance critique, à la tradition phénoménologique. Je pense notamment aux philosophes féministes du corps, telles que Sandra Bartky, Judith Butler, Rosalyn Diprose, Elizabeth Grosz, Iris Marion Young et Gail Weiss [6]. Grâce à ce corpus de textes, j’ai pu apprendre à penser la manière dont la phénoménologie peut avoir tendance à universaliser l’expérience à partir de manières spécifiques d’habiter le monde avec un corps ; mais j’ai aussi appris ce qu’une telle critique permet d’inventer, de penser et de faire de nouveau. En effet, ce que nous montré les philosophes féministes, c’est la manière dont les différences sociales ont des effets sur la manière dont les corps habitent leurs espaces avec d’autres corps et elles ont mis l’accent sur l’intercorporéité de cet habiter.
En considérant la nature orientée de l’habiter, mon but dans cet article n’est pas de prescrire la forme qu’une phénoménologie transpédégouine devrait prendre. D’autres que moi mettraient en scène la même rencontre de manière bien différente. C’est que les études transpédégouines aussi bien que la phénoménologie impliquent des histoires intellectuelles et politiques diverses, histoires qu’on ne saurait stabiliser en deux systèmes clos qu’on pourrait simplement confronter l’un à l’autre. La tâche que je me propose est plus modestement de travailler à partir du concept d’orientation tel qu’il a été élaboré dans la phénoménologie et de faire de ce concept le lieu d’une rencontre avec les études transpédégouines. Que se passe-t-il si on commence par là ?
Orientations
Si nous commençons par la question des orientations, nous pouvons commencer par remarquer que les orientations mettent en jeu des points de départ. Comme Husserl le remarque dans le second volume des Ideen :
« Si nous considérons la manière dont le corps propre et dont les choses se présentent, nous trouvons l’état de choses suivant : tout ego a son domaine de perceptions chosique et il perçoit nécessairement les choses dans une certaine orientation. Les choses apparaissent et elles le font sous telle ou telle face et dans ce mode d’apparition est inclus, sans qu’on puisse jamais l’abolir, le rapport avec un « ici » et ses directions fondamentales [7]. »
Les orientations concernent la manière dont nous commençons et la manière dont nous partons d’« ici ». Husserl relie la question des « côtés » de l’apparaître au « ici », qu’il décrit également comme le point zéro de l’orientation, le point à partir duquel le monde se déploie et qui fait que ce qui se trouve « là » est bien « là-bas » et non « ici ». C’est en fonction de ce point de départ qu’on peut faire la différence entre les faces d’un objet. C’est seulement à partir de l’endroit où nous nous trouvons que le proche et le lointain sont vécus comme des signes relatifs de distance. Alfred Schutz et Thomas Luckmann décrivent également l’orientation comme relevant de la question du point de départ : « l’endroit où je me trouve, mon ‘‘ici’’ présent, est le point de départ de mon orientation dans l’espace [8] ». Le point de départ pour l’orientation est le point à partir duquel le monde se déploie : le « ici » du corps et le « où » de son habiter.
À partir d’où le monde (de Husserl) se déploie-t-il ? Et jusqu’à quel point ce monde se déploie-t-il ? Commençons là où Husserl commence, au premier volume de ses Ideen, c’est-à-dire avec le monde donné depuis « le point de vue de l’attitude naturelle ». Ce monde est le monde où nous nous trouvons. C’est le monde où les choses prennent place autour de moi et sont placées autour de moi : « j’ai conscience d’un monde qui s’étend sans fin dans l’espace [9] ». La phénoménologie nous propose de devenir conscient·e·s de ce qui se trouve « autour ». Et ce monde qui se trouve « autour » est déjà doté de certaines formes, et spécifiquement : la forme du « plus ou moins » familier. Voilà la description qu’en donne Husserl :
« Pour moi des objets réels sont là, porteurs de déterminations, plus ou moins connus, faisant corps avec les objets perçus effectivement, sans être eux-mêmes perçus, ni même présents de façon intuitive. Je puis déplacer mon attention, la détacher de ce bureau que je viens de voir et d’observer attentivement, la porter, à travers la partie de la pièce que je ne voyais pas, derrière mon dos, vers la véranda, dans le jardin, vers les enfants sous la tonnelle, etc., vers tous les objets dont je ‘‘sais’’ justement qu’ils sont à telle ou telle place dans l’environnement immédiatement co-présent à ma conscience [10]. »
Le monde familier commence à la table de travail, qui se trouve dans « la pièce ». Cette pièce est probablement le bureau de Husserl, là où il écrit. C’est de là que le monde se déploie. Il commence à la table de travail et puis se tourne vers d’autres parties de la pièce, celles qui se trouvent derrière lui. Nous voilà rappelé·e·s au fait que ce qu’il peut d’abord voir dépend de la direction à laquelle il fait face. Les choses qui se trouvent derrière lui sont aussi derrière la table à laquelle il fait face : bien sûr, il tourne le dos à ce qui se trouve derrière lui. (On pourrait imaginer, soit dit en passant, qu’une phénoménologie transpédégouine, c’est-à-dire une phénoménologie déviante, serait une phénoménologie dont la tâche serait de faire face à cela : à ce qui se trouve derrière. Ce serait une phénoménologie qui examinerait les coulisses « derrière » la phénoménologie, qui hésiterait à la vue du dos d’un·e philosophe.) Mais quoi qu’il en soit, ayant commencé ici, c’est-à-dire à cet endroit qui se partage entre une face avant (qui se trouve en face de la face) et une face arrière (qui se trouve derrière le derrière), Husserl se tourne vers d’autres espaces, qu’il décrit comme différentes pièces dont il « sait » qu’elles sont présentes. Ce sont des espaces qui lui apparaissent au sens où ils lui sont donnés par sa mémoire. Ces espaces, ces autres pièces, sont co-perçues : elles ne sont pas singularisées, elles ne font pas l’objet de son attention, même lorsqu’il les évoque pour le·la lecteur·ice. Elles nous sont simplement rendues disponibles comme des arrières-plans du paysage domestique que décrit Husserl.
Dans l’écriture de Husserl, ce monde familier se glisse dans le monde familial : la maison est une maison de famille, une résidence qui est habitée par des enfants. D’une certaine manière, les enfants, qui sont « au loin », pointent vers ce que la mémoire (ou les savoirs habituels) peuvent rappeler : iels sont senti·e·s comme étant là, derrière lui, même s’iels ne sont pas vraiment vu·e·s par lui à ce moment. La maison familiale fournit, comme telle, l’arrière-fond sur lequel un objet (la table de travail) apparaît dans le présent, en face de lui. La maison familiale n’est à ce titre jamais que co-perçue et c’est elle qui permet au philosophe de faire son travail.
Si on les lit attentivement, les objets qui apparaissent dans l’écriture de Husserl peuvent donner une idée de la manière dont l’orientation envers certains objets plutôt que d’autres enveloppe, potentiellement, une orientation générale envers le monde. La direction à laquelle on fait face n’est pas accidentelle. Selon que nous regardons dans telle ou telle direction, d’autres choses et même d’autres espaces sont relégués à l’arrière-plan : ils ne sont alors jamais que co-perçus. Être orienté·e en direction de la table de travail non seulement relègue d’autres pièces de la maison à l’arrière-plan, mais dépend peut-être aussi du travail qui est fait pour garder la table de travail propre, c’est-à-dire tout le travail domestique qui est sans doute nécessaire pour que Husserl puisse faire de la table un objet philosophique. Certaines choses sont reléguées à l’arrière-plan pour soutenir une certaine direction, en d’autres termes, pour conserver l’attention dans la direction de cela qui se trouve en face de nous. La perception implique de tels actes de relégations, qui sont oubliés à la faveur de la préoccupation qui nous attache à ce qui se trouve en face de nous.
On peut poser des questions simples : qui fait face à la table ? La table de travail a-t-elle une face qui appelle certains corps à elle plutôt que d’autres ? En lisant Husserl, on peut penser à ce que d’autres écrivain·es ont pu écrire à propos de l’écriture. Considérons par exemple la manière dont Adrienne Rich parle de son processus d’écriture :
« Dans les années 1950 et au début des années 1960, je me souviens d’un cycle. Il commençait au moment où j’ouvrais un livre ou essayais d’écrire une lettre... L’enfant avait beau être absorbé par ses occupations, par ses mondes imaginaires, dès qu’il me sentait passer dans un monde qui ne l’incluait pas, il venait prendre ma main, demander mon aide, taper sur les touches du clavier. Et je sentais bien comment ces désirs, dans ces moments-là, avaient quelque chose de malhonnête, comme une tentative gratuite de me dérober l’opportunité de vivre ne serait-ce que quinze minutes où j’aurais pu être moi [11]. »
On peut voir, du point de vue d’une mère, qui est aussi une écrivaine, une poétesse et une philosophe, que donner son attention aux objets de l’écriture, faire face à ces objets, devient impossible : même s’i·els sont derrière vous, les enfants vous détournent littéralement de votre occupation. Cette perte du temps de l’écriture est ressenti comme une perte d’un temps à soi, puisque ce temps est réorienté vers le travail qui consiste à donner de l’attention aux enfants. On pourrait ainsi renvoyer à l’économie politique de l’attention : il y a une distribution inégale du temps d’attention entre celle·ux qui arrivent à la table de travail, ce qui affecte ce qu’i·els peuvent y faire lorsqu’i·els y arrivent (et bien sûr, nombreu·ses sont celle·ux qui ne l’atteignent même pas). Pour certain·e·s, avoir le temps d’écrire (ce qui signifie : avoir le temps de se mettre en face de certains objets par lesquels l’écriture arrive) relève d’une orientation impossible étant données les tâches permanentes d’attention et d’attachement qui les lient à d’autres êtres. Ainsi la question de savoir si l’on peut soutenir notre orientation en direction de la table de travail dépend d’une autre question : celle des orientations sociales qui affectent les objets en face desquels nous pouvons nous situer à tel ou tel moment.
De ce point de vue, considérons la manière dont ce qui se situe à l’arrière-plan affecte ce qui entre dans notre champ visuel, et comment cet arrière-plan est aussi ce qui permet à ce qui est vu d’être vu. Dans les Ideen, la relégation de certaines portions non-perçues et de certaines pièces à l’arrière-plan qui constituent la frange du familier est suivie d’un second acte de relégation. Car bien que Husserl dirige notre attention vers ces autres pièces, ne serait-ce que comme arrière-plan de sa table de travail, il suggère également que la phénoménologie doit « mettre entre parenthèse » ou « mettre hors circuit » ce qui est donné, ce qui est rendu disponible à la perception ordinaire [12]. Si la phénoménologie doit voir la table, suggère Husserl, elle doit la voir sans l’attitude naturelle, qui nous maintient à l’intérieur de ce qui nous est (plus ou moins) familier. En mettant de côté le familier, c’est-à-dire en laissant le monde se déployer depuis la table de travail, Husserl recommence sa description et réoriente notre attention en direction de la table comme cela qui est vu :
« (…) Je ferme les yeux. Par mes autres sens je n’ai pas de rapport à la table. Je n’ai plus d’elle aucune perception. J’ouvre les yeux et la perception reparaît de nouveau. La perception ? Soyons plus exacts. En reparaissant elle n’est à aucun égard individuellement identique. Seule la table est la même : je prends conscience de son identité dans la conscience synthétique qui rattache la nouvelle perception au souvenir. La chose perçue peut être sans être perçue, sans même que j’en aie cette conscience simplement potentielle (sous le monde de l’inactualité décrit précédemment) ; elle peut être sans changer. Quant à la perception elle-même, elle est ce qu’elle est, entraînée dans le flux incessant de la conscience et elle-même sans cesse fluante : le maintenant de la perception ne cesse de se convertir en une nouvelle conscience qui s’enchaîne à la précédente, la conscience du vient-justement-de-passer ; en même temps, s’allume un nouveau maintenant [13]... »
L’argumentation husserlienne suggère que la table en tant qu’objet est donnée comme identique à elle-même. La table relève d’une donation qui prend forme dans le flux de la perception. Et en effet, telle est l’idée de Husserl : l’objet est constitué par l’intentionnalité perceptive. Comme Robert Sokolowski le dit : « lorsque nous percevons un objet, nous ne faisons pas seulement l’expérience d’un flux de profils ou d’une série d’impressions ; à travers eux, nous avons affaire à un seul et même objet, et l’identité de cet objet se donne dans l’acte intentionnel [14] ». Dans ce cadre, l’histoire de l’identité de l’objet à lui-même implique tout un éventail d’absences et de non-présences. Car en dépit de l’identité de l’objet à lui-même, je ne le vois pas identique-à-lui-même. Je ne le vois jamais comme tel ; ce qu’il est ne peut être appréhendé, de même que je ne peux pas voir la table de tous les points de vue et d’un seul coup. La nécessité de faire le tour de l’objet, d’en saisir plus d’un profil, montre que les autres faces de l’objet me sont inaccessibles de là où je le vois, et c’est pourquoi je dois le viser intentionnellement.
Husserl enchaîne alors sur une affirmation tout à fait extraordinaire : seule la table reste la même. La table est donc la seule chose qui permette au flux de la perception de ne pas partir en tous sens. Or je voudrais proposer d’ajouter à l’étrangeté de cette proposition en créant sorte d’alliance queer entre cette thèse de Husserl sur l’intentionnalité d’une part, et le concept de « derrière » d’autre part. Husserl parle du caractère spectral de la mêmeté : si la table est la même, c’est parce que nous faisons apparaître en elle les côtés que nous ne voyons pas actuellement. Cette situation pourrait se traduire ainsi : si la table est la même, c’est parce que nous faisons apparaître en elle son derrière. Et ce qui se trouve derrière l’objet, ce ne sont pas seulement les côtés que je ne vois pas actuellement, c’est aussi son historicité, les conditions qui ont contribué à son arrivée ici devant moi.
Husserl suggère que le monde familier est ce qui sert d’arrière-plan à l’action : quand je vis dans le familier, les choses s’y retirent de telle sorte que je ne les vois plus. L’arrière-plan constitue ainsi un « horizon obscurément conscient de réalité indéterminée [15] ». Plutôt que de penser à cette table comme se retirant dans l’arrière-plan, plutôt que de penser l’arrière-plan comme se trouvant autour de la table, j’aimerais nous proposer de considérer la manière dont la table a par elle-même un arrière-plan. On peut se souvenir des différentes significations de ce mot : arrière-plan. L’arrière-plan peut se référer aux « parties qui se trouvent à l’arrière » (comme on parle des pièces d’une maison qui se trouvent à l’arrière) et par extension aux parties d’une image dotée de profondeur, auquel cas l’arrière-plan permet à ce qui se trouve au premier plan de prendre sa forme, comme figure ou comme objet. Ces deux significations font état de la dimension spatiale de l’arrière-plan. Or on pourrait aussi penser à sa dimension temporelle. Quand on raconte l’histoire de quelqu’un·e par exemple, il peut nous arriver de donner des informations sur ses origines [NdT : en anglais, littéralement : son background, son arrière-plan social] : en ce sens, on parlera bien de ce qui est « derrière » elle·lui, où « l’arrière » en question se réfère à ce qui est dans le passé ou à ce qui s’est passé « avant ». On peut aussi parler du contexte [NdT : à nouveau, background] familial, qui sert de contenant à l’arrivée de l’individu dans le monde, et au travers duquel la famille se constitue en donnée sociale primaire. Ainsi, les événements aussi ont un arrière-plan : un arrière-plan qui peut rendre compte des conditions d’émergence ou d’arrivée de telle ou telle chose dans le présent.
Donc si la phénoménologie consiste dans l’attention donnée à l’arrière-plan, il se pourrait qu’elle implique de rendre compte des conditions d’émergence des choses qu’elle examine, conditions qui ne sont pas nécessairement disponibles dans la manière dont les choses se présentent d’elles-mêmes à la conscience, et qui ne se présentent jamais que d’un côté. Si nous ne voyons pas (mais visons) l’arrière de l’objet, il se pourrait très bien également que nous ne voyions pas (mais visions) son arrière-plan temporel. Pour examiner ce que l’« attitude naturelle » a en vue, il nous faut faire face au derrière de l’objet, qu’on peut concevoir non seulement comme l’ensemble des conditions qui concourent à l’émergence de l’objet (comment est-il arrivé là ?) mais aussi comme l’ensemble des conditions qui concourent à l’acte de percevoir cet objet, qui dépendent notamment de l’arrivée du corps qui les perçois. De nombreuses arrivées doivent coïncider pour que l’on puisse se trouver face à un objet. L’arrière-plan de la perception implique cette intrication d’histoires d’arrivées, qui devraient avoir pour tâche d’expliquer comment Husserl s’est retrouvé dans la position qu’il occupe face à sa table, qu’il peut prendre tour à tour comme support pour écrire et comme objet autour duquel sa phénoménologie s’écrit. Après tout, la phénoménologie elle-même a son propre « arrière-plan », ses propres conditions d’émergence, qui incluent peut-être jusqu’aux conditions matérielles d’existence de cette table qui s’est un jour trouvée en face de Husserl.
Orientations corporelles
Revenons-en à la table. Nous savons que l’attention de Husserl flotte, partant du bureau, pour se porter sur d’autres parties de la pièce, espaces invisibles plongés dans la pénombre. Ce qu’il voit dépend de la direction qu’il a déjà prise : ce qui lui est disponible, devant lui et à sa portée, dépend de cette direction. Réciproquement, ce qu’il y a derrière lui, disponible à l’arrière-plan de sa vision, prend forme sur fond de ce qu’il y a devant lui. Ainsi donc, il pourrait fixer son regard sur le papier devant lui, étant donné qu’il est assis à son bureau et non à un autre type de table, comme par exemple une table de cuisine. Un autre genre de table ne serait sans doute pas adapté au travail de l’élaboration philosophique. Le genre de table approprié pour lui, c’est le bureau ; une table qui fournit une surface horizontale adéquate pour les philosophes. Ann Banfield observe ainsi dans son formidable livre The Phantom Table [La table fantôme] : « Les bureaux et les chaises, les objets les plus à portée de main du philosophe sédentaire (qui recevra peut-être un jour une chaise/chaire de philosophie à l’université), sont les meubles de cette “chambre à soi” depuis laquelle le monde réel est observé [16] ». Les tables, comme les chaises, sont à portée de main, en tant que meubles garantissant la place elle-même de la philosophie. Notre rapport aux tables montre précisément l’orientation de la philosophie en indiquant, en partie, ce qui est à proximité du corps des philosophes, ou ce qui entre en contact avec lui.
Autrement dit, nous sommes orienté·e·s vers les objets en tant que choses dont nous nous servons pour “faire des choses”. Il n’est pas anodin que Martin Heidegger se tourne vers la table lorsqu’il soulève cette question de l’occupation, de l’objet précis de notre occupation. Dans son Ontologie. Herméneutique de la factivité, Heidegger distingue deux manières de décrire une table. Dans son premier modèle, la table se manifeste comme « objet dans l’espace—comme une chose spatiale ». Il fait certainement référence à la description de « la table » de Husserl, même si Husserl n’est pas nommé, du moins à ce moment-là. Il parle ainsi de la manière dont « les différentes faces de l’objet se révèlent et s’ouvrent à nous de façons toujours nouvelles tandis que nous tournons autour de lui [17] » et suggère que cette description est inexacte, non parce qu’elle est fausse (la table se manifeste peut-être bien de cette façon), mais parce qu’elle ne rend pas compte du fait que la signification des objets n’est pas simplement « dans » les choses, mais est plutôt une « caractéristique de leur être ». Pour Heidegger, ce qui fait que la table est elle-même, et non autre chose, c’est ce que la table nous permet de faire. Il s’ensuit une des plus riches descriptions phénoménologiques de la table vécue du point de vue de celle·ux partageant l’espace qu’elle habite :
« Ce qui se trouve dans cette pièce-là où je vis c’est la table (et non « une » table parmi d’autres tables qu’on trouve ailleurs, dans d’autres pièces et dans d’autres maisons), table à laquelle je m’assois pour écrire, manger, coudre ou jouer. Tout à chacun·e le perçoit d’ailleurs immédiatement si l’on me rend visite : ceci est un bureau, ceci une table pour le dîner, ceci une table pour coudre—et telle est la manière primaire selon laquelle la table comme telle est rencontrée. Cette caractéristique du « en vue de faire quelque chose » n’est pas simplement imposée à la table quand nous entrons en relation avec elle ; nous ne l’assimilons pas, dans nos relations, à quelque chose qu’elle n’est pas [18]. »
En d’autres termes, ce que nous faisons de la table, ou ce que la table nous permet de faire, est essentiel à la table. Nous utilisons la surface de la table, ce qui rend la table ce qu’elle est et conditionne son apparition. La formation de la table s’articule autour du support qu’elle fournit. Elle fournit une surface autour de laquelle se rassembler : Heidegger décrit « sa femme » lisant à la table, et « les garçons » s’occupant autour de la table. Autrement dit, la structure « en vue de » de la table signifie que les personnes autour de la table rendent la table ce qu’elle est, et non autre chose. On pourrait d’ailleurs noter que ce que les corps font autour de la table implique une modalité d’occupation genrée.
Ainsi, la signification de la table est non seulement en rapport avec son apparition, mais avec ce qu’elle nous permet de faire. En sélectionnant le bureau, Husserl distingue le bureau, et y associe sa propre occupation, ce qu’il fait lorsqu’il s’assied à son bureau. Ce geste implique une intime cohabitation de l’espace par corps et objets. Néanmoins, cela est loin de signifier que les corps sont simplement des objets aux côtés d’autres objets ; au contraire, c’est à partir d’eux que le monde se déploie. Merleau-Ponty montre bien que le corps propre n’est pas « simplement un des objets du monde [19] », c’est plutôt « notre point de vue sur le monde ». Aussi, dans le second volume des Ideen, Husserl se concentre-t-il sur le corps, ce qu’il appelle le corps vécu, et l’intimité du toucher. Sans surprise, la table réapparaît. Mais c’est cette fois une table très différente, notre inclination vers elle est modifiée. À ce moment, ce sont nos mains plutôt que nos yeux qui tendent vers la table : « la main repose sur la table. J’éprouve la table comme quelque chose de solide, de froid, de lisse [20]. » Husserl exprime la proximité entre corps et objets, en tant que choses dépassant la matière : corps et objets peuvent être sentis, pressentis et touchés, créent et laissent des impressions. Le corps est « un objet touchant-touché [21] ».
La phénoménologie montre donc comment la surface de nos peaux est marquée par l’impression des objets et d’autrui. L’objet tactile est ce qui est proche de moi, ou ce qui est à ma portée. Lorsque l’objet est touché, il ne se détache pas ; l’objet est senti par la peau et même sur la peau. Autrement dit, nous ne percevons l’objet comme tel (comme une chose qui a sa propre intégrité et qui est située dans l’espace) que parce que nous hantons cet espace, que parce que nous l’habitons avec lui, de sorte que la frontière entre les cohabitants de cet espace se brouille. En plus de contenir, la peau met en relation. La non-opposition entre le corps se déplaçant autour d’objets et objets autour desquels les corps se meuvent montre comment différentes orientations supposent au moins un mouvement à double sens, ou le “plus d’un” de la rencontre. Les orientations sont tactiles et impliquent plus d’une surface épidermique : en nous approchant d’une table ou d’une autre, nous sommes aussi approché-e-s par la table, qui nous touche lorsque nous la touchons : telle que la décrit Husserl, si sans doute la table est froide et lisse, je ne peux sentir l’état de sa surface qu’une fois que je m’en approche. Ni l’objet ni le corps ne sont intègres : ils ne sont pas les mêmes choses selon qu’ils sont ensemble ou séparés l’un de l’autre. Corps et objets prennent forme à travers leur orientation les uns envers les autres, cette orientation pouvant être vécue comme cohabitation ou partage de l’espace.
Le contact avec autrui et les objets alentours donne forme aux corps. Les corps sont informés par leur rencontre avec “les choses” assez proches pour être à leur portée. Ceux-ci à leur tour peuvent prendre forme par cette rencontre, ou prendre la forme même de cette rencontre. La proximité dépend de ce que font les corps, et réciproquement, conditionne ce qu’ils peuvent faire. La proximité entre le philosophe et le papier, l’encre et le bureau n’est pas seulement ce qui qualifie le lieu de travail du philosophe, ou l’espace qu’iel habite, comme si ce lieu pouvait être séparé de ce qu’iel y fait. Précisément « cela » même qu’iel fait place certains objets à sa portée. Nos orientations sont les directions que nous prenons qui placent certaines choses à notre portée, et d’autres pas.
On peut garder l’exemple de la table. En tant qu’objet, la table fournit un espace, qui est lui-même un espace d’agir, adapté à certains types de travaux. Comme nous le savons, la table de Husserl au premier volume des Ideen est un bureau, et son orientation vers celui-ci, et non vers d’autres tables, montre l’orientation de sa philosophie, au moment même où le bureau s’estompe. Autour de la table, l’horizon ou les marges de la perception s’appréhendent « obscurément ». L’horizon indique ce qui est « autour », alors que le corps s’occupe à sa tâche : comme l’écrit Don Ihde, « L’horizon appartient aux frontières du champ environnemental vécu. Tout comme les extrémités du champ visuel, les horizons situent ce qui est explicitement présent, tandis que dans l’expérience des phénomènes eux-mêmes, l’horizon recule [22]. » L’horizon n’est pas un objet que j’appréhende : je ne le vois pas. L’horizon donne aux objets leurs contours et permet même de les atteindre. Les objets sont contenus dans mon horizon ; l’acte de tendre « vers eux » les rend disponibles comme objets pour moi. L’horizon corporel démarque la « ligne » vers laquelle les corps peuvent tendre, ce qui est à leur portée, en distinguant aussi ce qu’ils ne peuvent pas atteindre. Le corps prend forme comme corps, disposant de surfaces et de frontières, par la démarcation des limites de ce qu’il peut faire.
La phénoménologie permet d’explorer la formation historique des corps, qui s’effectue à travers les comportements, les postures, et les gestes corporels. Après tout, Husserl et Merleau-Ponty qualifient tous deux l’horizon corporel comme une « histoire sédimentée [23] ». Sociologues et philosophes ont repris ce modèle de l’histoire comme sédimentation corporelle. Pierre Bourdieu définit l’histoire par l’habitus, formé de « systèmes de dispositions durables et transposables [24] », intégrant les expériences passées dans une « matrice de perceptions, d’appréciations et d’actions » nécessaires pour l’accomplissement « de tâches infiniment différenciées ». Pour Judith Butler [25], c’est précisément par sa mise au jour du rôle de la sédimentation historique dans la répétition d’actes corporels que la phénoménologie s’avère utile pour la pensée féministe. Les tendances habituelles des corps ne sont pas originaires, mais sont des conséquences historiques.
On pourrait dire que l’histoire « se produit » précisément par la répétition de gestes, qui confère aux corps leurs dispositions ou leurs tendances. Notons ici que l’effort sous-tendant ces répétitions est dissimulé par l’effort lui-même : travailler assidûment à une tâche crée une apparence de facilité. C’est par ce paradoxe— l’effort génère l’illusion d’une absence d’effort— que l’histoire s’efface au moment même où elle se produit. La répétition de l’effort permet l’effacement de cet effort même. Il est important de considérer non seulement ce qui est répété, mais aussi comment la répétition d’actes nous oriente dans certaines directions. Nous nous orientons aussi vers certains objets plus que d’autres, notamment des objets matériels (comme différents types de tables), mais aussi des objets de pensée, d’émotions, de jugement, et des objets au sens de buts, d’aspirations et d’objectifs. Je peux par exemple m’orienter vers l’écriture, non seulement en tant que travail (bien que ce soit un travail, qui nécessite par ailleurs certains objets) mais aussi comme objectif : l’écriture devient alors une activité à laquelle j’aspire, assimilable même à une identité (devenir auteure). Ainsi, c’est aussi en tenant une position que nous aspirons à occuper, que l’objet visé, celui que nous avons en vue, nous devient visible : l’action cherche à satisfaire l’identité comme marque d’accomplissement(l’auteur-e devient auteur-e par l’action d’écrire). On peut s’interroger sur les objets vers lesquels les corps ont tendance à se tendre, et comment ces tendances informent la direction dans laquelle les corps se tendent.
Les corps acquièrent donc une orientation en répétant certains actes plutôt que d’autres, dans la mesure où l’acte vise un objet particulier, qu’il soit matériel et nécessaire à l’accomplissement d’une tâche (le bureau, le stylo, le clavier) ou l’objet idéal d’une identification. La proximité de tels objets, leur disponibilité à l’intérieur de mon horizon corporel, n’est pas fortuite : je ne les trouve pas simplement là, par hasard. Les corps tendent vers certains objets plutôt que d’autres, en fonction de leurs tendances. Ces tendances ne sont pas originaires ; ce sont des effets de répétition de l’action de “tendre vers”.
Devenir hétéro·te
Que signifie être orientée “sexuellement” ? D’abord, on pourrait suggérer qu’une telle orientation prend du temps. En paraphrasant Simone de Beauvoir [26], on pourrait commencer par avancer : « on ne naît pas hétéro·te, on le devient ». Que signifie définir l’hétérosexualité en termes de devenir, plutôt qu’en termes d’être ? Qu’on puisse poser une telle question rappelle que la question de l’orientation ne devrait pas être abordée comme une simple question spatiale. On peut ici noter que “l’habitation” renvoie non seulement au processus de résider quelque part, ou ce que Heidegger appelle un « aménagement [27] » de l’espace, mais aussi au temps : être habité par quelque chose signifie s’attarder sur cette chose, même être ralenti·e ou suspendu·e par elle. Si l’orientation relève de la manière dont nous occupons ou dont nous nous retirons de nos espaces familiers, alors l’orientation doit bien se dérouler progressivement. L’orientation nous permet d’occuper l’espace, dans la mesure où le processus d’orientation prend du temps. Même lorsque l’orientation semble se rapporter à notre direction présente, celle-ci nous dirige également vers l’avenir. Espérer changer de direction, c’est toujours ignorer où certaines voies peuvent nous mener ; risquer de dévier du linéaire et de l’étroit rend possible de nouveaux avenirs, qui impliquent la possibilité de s’égarer, de se perdre, ou même de devenir queer.
La temporalité de l’orientation nous rappelle que les orientations sont les effets de ce vers quoi nous tendons, au sens où le « vers » signale un espace-temps presque, mais pas tout à fait, disponible dans le présent. Dans le cas de l’orientation sexuelle, ce n’est pas aussi simple que d’avoir une orientation spatiale. Devenir hétérosexuel·le ne signifie pas seulement devoir se tourner vers les objets qui nous sont donnés par la culture hétérosexuelle, mais aussi devoir se détourner des objets qui nous font dévier de cette trajectoire. Le sujet queer au sein de la culture hétérosexuelle dévie donc, et se manifeste socialement comme sujet déviant. Ce qui est présent à nous dans le moment présent n’est pas un hasard ; comme il a été déjà été dit, nous n’adoptons pas simplement nos orientations par la rencontre fortuite d’objets ici et là. Au contraire, certains objets nous sont disponibles en conséquence des trajectoires que nous avons déjà empruntées : nos parcours de vie suivent une certaine séquence, en fonction des directions que nous suivons, ou du fait d’avoir été dirigé·e·s dans une certaine direction (par la naissance, l’enfance, l’adolescence, le mariage, la reproduction, la mort), comme Judith Halberstam le montre dans sa réflexion sur la « temporalité » de la famille et la dépense du temps familial [28]. Le concept d’orientation permet de mettre au jour la direction de la vie précisément par l’exigence que nous suivions la trajectoire nous étant déjà donnée. Pour qu’une vie compte comme une “bonne” vie, celle-ci doit régler la dette de son existence en prenant la direction affichée comme bien social, ce qui implique d’imaginer son futur en l’articulant autour de certains points repères d’un parcours de vie. Ces points s’accumulent, créant ainsi l’illusion d’une ligne droite. Suivre cette trajectoire peut être une façon de devenir hétérosexuel·le, par l’abstention de déviance en tout point.
La relation entre l’adoption d’une trajectoire et les conditions d’émergence d’une trajectoire est souvent ambiguë. Qu’est ce qui vient en premier ? J’ai toujours été marquée par l’expression “un sentier battu”. Un sentier est créé par la répétition de passages sur le sol. On peut envisager le sentier comme trace de voyages passés, faite d’empreintes, de traces de pieds qui marchent, et qui en marchant, créent une ligne dans le sol. Si l’on s’arrêtait de marcher, peut-être le sentier disparaîtrait-il ? Lorsque nous apercevons devant nous une ligne tracée au sol, nous avons tendance à marcher dessus : la trace dégage pour nous un chemin. Ainsi nous empruntons le sentier devant nous sans l’interroger, mais celui-ci n’existe devant nous qu’en conséquence d’avoir été emprunté. Le paradoxe de l’empreinte émerge : des lignes sont créées parce qu’on les suit et on les suit parce qu’on les crée. De cette façon, les lignes qui nous dirigent, lignes de pensée autant que de mouvement, sont performatives : elles dépendent de la répétition de normes et de conventions, de routes et de chemins déjà suivis, mais elles apparaissent aussi en conséquence de cette répétition. Dire que les trajectoires sont performatives, c’est dire que nous trouvons notre chemin, nous savons dans quelle direction nous nous dirigeons, seulement en conséquence d’un effort souvent dissimulé. Ainsi, en suivant les instructions, j’arrive à destination, comme par magie.
Les directions se centrent donc sur la magie de l’arrivée. D’une certaine façon, l’effort pour arriver à destination s’oublie dans la sensation de la magie de l’arrivée même. L’effort consiste à suivre les directions ; nous arrivons à destination lorsque nous les avons suivies correctement : les mauvaises interprétations ne pourront simplement pas nous y emmener. Suivre ces trajectoires implique également des formes d’investissement social. Ces investissements entraînent la promesse d’un retour (si l’on suit cette trajectoire, alors ceci ou cela s’ensuivra), ce qui peut soutenir la volonté de maintenir l’effort. Par de tels investissements en vue d’un retour, les sujets reproduisent les trajectoires qu’iels suivent. Parler d’une politique de la ligne hétéro permet de repenser la relation entre l’héritage (les trajectoires données comme point d’arrivée dans l’espace familial et social) et la reproduction (l’exigence que nous remboursions le don de la trajectoire en préservant la ligne). La reproduction de notre héritage ou sa conversion en objets de possession n’est pas automatique. Cela demande que l’on prête attention à la pression exercée sur nous d’opérer de telles conversions. Rappelons ici les différentes significations du mot pression : la pression sociale de suivre un certain parcours, de vivre un certain genre de vie, et même de reproduire cette vie, peut être ressentie comme une pression physique sur la surface du corps, qui crée certainement ses propres impressions. Nous sommes pressé·e·s à l’intérieur de lignes, et ces lignes sont l’accumulation de moments de pression, ou ce qu’on pourrait appeler des “points de pression”.
Considérons la pression ou l’effort de devenir hétérosexuel·le à travers une anecdote. Je suis, encore une fois, assise à une table. Cette fois, c’est une table de salle à manger, une table autour de laquelle un “nous” se rassemble. Cette table fonctionne très différemment d’un bureau : non seulement parce qu’elle permet un type d’activité différent, mais aussi parce qu’elle oriente vers des rassemblements collectifs ; elle se démarque du monde solitaire de l’auteur·e à sa table d’écriture. La table de salle à manger est une table autour de laquelle les corps se regroupent par la médiation de sa surface, en partageant la nourriture et les boissons sur la table. Hannah Arendt évoque ce rôle de la table comme médiateur du regroupement des corps dans sa Condition de l’homme moderne : « Vivre ensemble dans le monde : c’est dire essentiellement qu’un monde d’objets se tient entre ceux qui l’ont en commun, comme une table est située entre ceux qui s’assoient autour d’elle [29] ». Loin d’être neutres, les rassemblements sociaux sont donc prescriptifs. Lorsque nous sommes rassemblé·e·s, il peut nous être demandé de suivre certaines lignes. Ainsi, quel effet est produit lorsque la famille, ou d’autres groupes sociaux, se rassemblent autour d’une table ? Quelles directions prenons-nous lorsque nous nous rassemblons de cette façon ?
Je suis assise à la table autour de laquelle ma famille se rassemble. Nous mangeons et discutons. Nous accomplissons le « travail familial », c’est-à-dire que nous suivons l’inclinaison des corps qui les fait tendre vers l’accomplissement de la tâche domestique. Ma sœur fait une remarque qui me retire de cet état d’occupation domestique. Elle dit : « Regardez, voilà un petit John et un petit Mark. » Elle rit, tout en pointant du doigt. John et Mark sont les prénoms des maris de mes sœurs, les pères de leurs enfants. Nous regardons et les garçons nous apparaissent comme version miniature de leurs pères.
En entendant cet énoncé, nous suivons tous·tes sa main, qui pointe vers l’objet désigné. Ainsi, en suivant la direction de sa main, nous nous retournons, pour faire face à l’objet de son énoncé : deux petits garçons assis côte à côte, proches de la table, sur la pelouse. Nous sommes dirigé·e·s par le geste qui oriente notre attention vers un objet commun ; en outre, l’action de pointer du doigt de ma sœur est un don par lequel l’objet devient partagé. Tout le monde rit à son commentaire. Nous voyons donc les deux fils comme version miniature de leurs pères, ce qui produit un effet à la fois comique et sérieux. Un garçon au teint plus foncé, l’autre au teint plus clair, un mari au teint plus foncé, l’autre au teint plus clair. La différence entre les garçons devient un héritage partagé, comme si la différence s’établissait par leur adoption de la ligne paternelle. Dans de tels rassemblements, les rassemblements familiaux, le rire partagé, où il s’agit souvent de rendre le rire par le rire, implique de partager une direction, ou de suivre une ligne. La répétition du geste exprime une idée, idée qui s’imprime dans celleux qui sont assis·e·s à la table autour de laquelle le geste est répété.
Cet exemple incite à repenser la fonction de la ligne hétéro. L’anecdote exprime la relation entre les deux lignes, horizontale et verticale, de la généalogie conventionnelle. Pensons à l’arbre généalogique, composé de lignes verticales « illustrant » les liens du sang (des lignes de descendance qui nouent entre eux les parents et les enfants) et de lignes horizontales qui montrent le lien entre mari et femme et frères et sœurs. L’espoir de l’arbre généalogique, autrement dit, la volonté de reproduction, c’est que la ligne verticale produise une ligne horizontale, depuis laquelle de nouvelles lignes verticales seront dessinées. Le point de rencontre entre les lignes est, après tout, le point de reproduction même.
L’énoncé « Regardez, voilà un petit John et un petit Mark » exprime cet espoir comme une volonté, en traçant une ligne du père au fils. Le garçon prend sa place dans la ligne en étant reconnu comme reproduction de l’image de son père et il est même imaginé comme étant un point sur une autre ligne, pas encore formée, puisqu’il deviendra peut-être père de fils futurs. Ce récit du « devenir père » signifie que l’on imagine déjà l’avenir du fils suivant les pas de son père : cette direction exige de former une ligne horizontale (le mariage) depuis laquelle de nouvelles lignes verticales se formeront. On peut donc envisager cet énoncé comme effectuant un travail d’alignement : l’énoncé désigne l’enfant comme adulte à venir, en alignant sexe (le corps masculin) et genre (le caractère masculin) avec l’orientation sexuelle (l’avenir hétérosexuel). Par cet énoncé, les sujets qui ne sont pas encore, celles et ceux qui sont encore à venir, sont intégré·e·s à la ligne par l’attribution d’un futur dans l’alignement de la lignée familiale. Ce qui est intrigant ici n’est pas tant la manière dont le sexe, le genre et l’orientation sexuelle peuvent dévier, ce qui peut certainement arriver, mais la manière dont ils sont maintenus dans l’alignement, souvent par force, si bien que tout non-alignement produit un effet de déviance.
On peut repenser le processus de devenir hétérosexuel en prenant en compte la manière dont l’orientation, la direction (prise) envers les objets et envers autrui, peut devenir obligatoire. Et l’on peut convoquer, pour cela, le modèle que propose Adrienne Rich dans La contrainte à l’hétérosexualité [30]. L’obligation pour les sujets de tendre vers certains objets plutôt que d’autres est une condition de l’amour familial et social. Pour que le fils suive la lignée familiale, il « doit » s’orienter vers les femmes comme objets de son amour. Pour que la fille suive la lignée familiale, elle « doit » prendre les hommes comme objets d’affection. C’est la présupposition que l’enfant doit hériter de la vie des parents qui produit l’exigence que l’enfant adopte la ligne hétérosexuelle.
Bien sûr, lorsque nous héritons, nous héritons aussi de la proximité de certains objets, disponibles à nous en tant qu’ils nous sont donnés par la maison familiale. Ces objets ne sont pas seulement matériels : il peut s’agir de valeurs, de capitaux, d’aspirations, de projets et de styles. Dans la mesure où nous héritons de ce qui est suffisamment proche pour être disponible au sein du foyer, nous héritons également d’orientations, c’est-à-dire que nous héritons de manières d’occuper et d’évoluer dans l’espace. L’exigence même que l’enfant suive la ligne paternelle place certains objets, et non d’autres, à sa portée. Ainsi, l’enfant tend vers ce qui est assez proche, au sens de la proximité entendue comme ce qui « réside » déjà au sein du foyer.
En tendant vers les objets à sa portée, l’enfant acquiert ses tendances, qui à leur tour, inscrivent l’enfant dans la lignée. Les corps deviennent hétérosexuels en tendant vers des objets hétérosexuels, si bien qu’ils acquièrent ainsi leurs tendances, générées par leurs inclinaisons. Les orientations sexuelles sont ainsi performatives : en dirigeant leur désir vers certains autres, au détriment d’autres autres, les corps prennent forme à leur tour.
Considérons les objets dont les personnes s’entourent au sein d’un foyer familial traditionnel, et considérons ces objets comme autant d’objets hétérosexuels. Et suivons Butler lorsqu’elle dit que « les genres hétérosexuels se constituent dans le renoncement à la possibilité de l’homosexualité. Cette forclusion produit à la fois un champ d’objets hétérosexuels et un ensemble d’êtres impossibles à aimer [31]. » Cet exemple montre comment la proximité d’objets d’affection n’est pas accidentelle : nous ne tombons pas simplement sur des objets par hasard. L’exigence même que l’enfant suive la ligne paternelle place certains objets, et non d’autres, à sa portée. L’hétérosexualité obligatoire produit un « champ d’objets hétérosexuels » par l’exigence même que le sujet abandonne la possibilité d’aimer d’autres objets.
Il est intéressant d’interroger ce que Butler veut dire par le « champ d’objets hétérosexuels ». Comment la saisie de ces objets conditionne-t-elle leur apparition ? On peut d’abord interroger la signification du terme « champ ». Défini comme terrain ouvert ou dégagé, un champ contenant certains objets renverrait donc à la façon dont certains objets deviennent disponibles par le dégagement, la délimitation de l’espace comme espace réservé à certaines choses plutôt que d’autres, au sens où l’on peut aussi « faire » certaines de ces choses et pas d’autres. D’une certaine façon, l’hétérosexualité devient un champ, un espace qui fournit un fondement à, ou même qui fonde l’action hétérosexuelle par la renonciation à ce qu’elle n’est pas et aussi par la production de ce qu’elle est. Comme Michel Foucault le montre si remarquablement, il y a une « incitation aux discours [32] », par laquelle les objets sont nommés, et se réalisent à travers l’exigence même de leur donner une forme, plutôt que par l’interdiction. Autrement dit, on pourrait avancer que l’obligation et l’interdiction sont toutes deux génératives ; elles créent leurs objets et leurs mondes propres. L’hétérosexualité ne se situe donc pas seulement dans l’objet, comme une simple propriété de l’objet ; l’hétérosexualité n’est pas simplement question des objets que l’on aime, ou de la délimitation des objets disponibles à aimer, bien que ces objets aient leur importance. La signification des « objets hétérosexuels » ne se limite pas non plus aux objets représentant l’hétérosexualité comme bien social et sexuel, bien que ces objets-là aient aussi leur importance. Plutôt, l’hétérosexualité serait un effet du rassemblement stratégique d’objets dégageant le terrain, de la configuration d’un arrière-plan par l’agencement des objets.
Nous pouvons en revenir à Husserl et son bureau. Rappelons-nous qu’Husserl se tourne vers son bureau, qu’il lui fait face, ce qui place par conséquent d’autres objets derrière lui. En se tournant vers le bureau, certaines choses apparaissent sur fond de l’objet : l’encrier, le crayon, et cætera. Ces objets sont proches de ce qu’il y a devant lui, bien qu’ils ne soient pas tout à fait les objets de son attention. La proximité de ces objets est le fruit d’une coïncidence ; leurs apparitions doivent coïncider, bien que le fait qu’elles soient visibles ne soit pas une coïncidence. L’action (l’écriture) rapproche les objets les uns des autres, et inversement, l’action (l’écriture) dépend de la proximité de ces objets. L’enjeu ici porte non seulement sur la relation entre le corps et son “alentour”, mais aussi sur la relation entre les éléments de cet entourage. La présence de l’encrier sur la table, par exemple, se rapporte au fait que l’encrier et la table s’orientent dans la même direction. Les orientations sont nouantes, au sens où elles nouent les objets entre eux. Ce qui rapproche les objets dépend des histoires, de la manière dont les choses apparaissent, et de la manière dont celles-ci se se lient par leur disponibilité commune, en tant que choses servant à faire des choses.
Le champ des objets hétérosexuels est produit par l’effet de répétition d’une certaine direction, qui prend la forme d’un « arrière-plan », et se personnalise en devenant « mon arrière-plan », ce qui me permet d’apparaître et de faire des choses. Je pense par exemple à la maison familiale. Certains objets se distinguent ; ils attirent mon attention. Je pense encore à la cuisine et à la salle à manger. Chaque pièce comporte une table autour de laquelle la famille se rassemble : une pour les repas de tous les jours, l’autre pour les occasions plus solennelles. La table de cuisine est en bois clair, couverte par une nappe en plastique. Nous nous rassemblons autour d’elle chaque matin et chaque soir. Nous y avons, chacun·e, notre place. La mienne est à la tête de table, en face de mon père. Mes sœurs sont toutes les deux à ma gauche, ma mère à ma droite. À chaque fois, nous nous rassemblons ainsi, comme si cette disposition assurait plus que notre place. Pour moi, faire partie de la famille consiste à occuper une place déjà donnée. Je me glisse dans mon siège et j’occupe cette place.
La table de la salle à manger adopte la forme de la pièce. C’est une table solennelle, en bois poli et sombre. Elle est couverte d’une nappe en dentelle qui recouvre tout juste le bois, de façon qu’on entrevoit le bois sombre à travers. Nous nous servons de cette table quand nous avons des invité·e·s. Cette table est formée par ce que nous en faisons, elle prend la forme de ce que nous faisons : elle a moins de marques, comme nous l’utilisons moins. Sa surface polie nous offre, à nous et aux autres, le reflet de la famille : la famille comme image et la famille imaginée. L’impression créée par la table illustre le spectacle de la famille se donnant en spectacle. Cette pièce a toujours une atmosphère froide et sombre. Vide. Et pourtant, elle est pleine d’objets. Derrière la table, si l’on fait face à la pièce depuis la porte ouverte, on aperçoit le buffet. Dessus, se réunissent des objets. L’un d’entre eux se distingue et me vient immédiatement à l’esprit. C’est un appareil à fondue. Je ne me souviens pas d’avoir jamais utilisé cet appareil. Mais, malgré tout, c’est un objet important. C’est un cadeau de mariage. Un cadeau donné pour marquer l’occasion d’un mariage, un événement public où des cadeaux sont offerts au couple hétérosexuel, par lequel la femme est offerte au mari en présent et le couple même est offert en présent aux autres, qui sont les témoins de cet échange de don. L’objet acquiert sa force par cette transmission de cadeaux, qui donne au couple sa forme, par lequel le couple devient un donné et un don.
Ensuite, il y a des photographies couvrant les murs. La photographie de mariage occupe la position centrale. En dessous se trouvent les photographies de famille, certaines officielles (prises par des photographes), d’autres plus informelles. Quoi que je me remémore, même lorsque ma mémoire faillit, tout me rappelle combien la maison familiale met en avant des objets prenant mesure de la vie sociale par le biais du don hétérosexuel. L’affichage de ces objets, leur projection du fantasme d’une bonne vie, repose sur l’acquiescence donnée à cette direction par un « oui » ou même par gestes d’amour ou encore par la reconnaissance personnelle de ces objets comme champ privilégié d’intimité pour soi. Ces objets ne font pas que transmettre ou enregistrer le cours d’une vie ; ils demandent un retour. Non seulement exigent-ils un retour, mais aussi doit-on se rapporter à eux, en adoptant ces objets comme matérialisation de nos propres histoires, comme don de nos vies elles-mêmes. La proximité de ces objets (tables, appareil à fondue, photographie) nous rapporte à l’arrière-plan familial, et nous fait tanguer vers les côtés, par la proximité des objets entre eux, vers les contours autour desquels s’articule la famille.
Au sein du foyer familial traditionnel, apparaître implique de suivre une certaine ligne, la ligne familiale directrice du regard. Le couple hétérosexuel prend place sur la ligne qui est donnée à l’enfant comme héritage ou arrière-plan. Cet arrière-plan n’est pas seulement “derrière” l’enfant : on exige de l’enfant qu’iel tende “vers” lui. L’arrière-plan, entendu de cette façon, peut nous orienter vers l’avenir : il s’agit du site vers lequel on invite l’enfant à diriger son désir en acceptant la ligne familiale comme héritage propre. Il y a une pression à hériter de cette ligne, pression qui peut s’exprimer dans le langage de l’amour, du bonheur, du soin, et qui entraîne l’enfant vers certains chemins. Nous ignorons ce qui pourrait advenir de nous sans ces points de pression, qui nous promettent le bonheur, à condition de faire ceci ou cela. Et pourtant, ces points de pression ne signifient pas que nous restons toujours aligné·e·s ; à certains points, vécus comme points de rupture, il nous est possible de refuser notre héritage. Souvent, nous ignorons ce qui exactement se rompt en ces points.
L’hétérosexualité n’est pas simplement une orientation vers autrui, c’est aussi un objet autour duquel nous sommes orienté·e·s, même lorsqu’il s’efface de notre vision. Le sujet hétérosexuel n’a pas à se détourner des objets queer pour accepter le don parental de l’hétérosexualité : un tel détournement est rendu inutile par l’hétérosexualité obligatoire (même si devenir hétérosexuel·le peut être vécu comme un tel détournement). Les objets déviants ne permettant pas au sujet d’imiter la forme du couple hétérosexuel ne sont peut-être pas suffisamment proches pour se manifester comme objets d’orientation possible. Le corps agit sur ce qui est à sa portée, ce qui allonge l’étendue atteignable par le corps, tout en gardant d’autres objets hors de portée.
Penchants
En tendant vers certains objets à l’exclusion de certains autres, des « tendances hétéros » se produisent, c’est-à-dire que se produit une certaine manière d’agir dans le monde qui voit dans le couple hétérosexuel une sorte d’évidence sociale. De telles tendances favorisent certaines actions plutôt que d’autres, au sens où elles permettent aux corps hétéros et au couple hétéro de prendre leur place dans l’espace. La déviance, du point de vue de ces tendances, est un échec d’orientation : le corps déviant ne peut pas prendre place dans un tel espace, puisque cet espace a pour fonction de faire la place à la forme du couple hétérosexuel. Le couple déviant, dans un espace hétéro, apparaît ainsi parfois comme un couple qui penche du mauvais côté : c’est un couple oblique. Asseyez-les à une table sagement l’un en face de l’autre—rien à faire : dans bien des cas, les couples déviants auront toujours l’être de ne pas être à leur place. Que se passe-t-il si l’on commence à examiner les potentiels de déviance que recèle l’oblique ?
Merleau-Ponty a donné un compte-rendu détaillé d’une expérience où le monde, justement, devient oblique :
« Si l’on s’arrange pour qu’un sujet ne voie la chambre où il se trouve que par l’intermédiaire d’un miroir qui la reflète en l’inclinant de 45° par rapport à la verticale, le sujet voit d’abord la chambre ‘oblique’. Un homme qui s’y déplace semble marcher incliné sur le côté. Un morceau de carton qui tombe le long du chambranle de la porte paraît tomber selon une direction oblique. L’ensemble est ‘étrange’ [33]. »
Ainsi se produisent, dans la Phénoménologie de la perception, des moments de déviance, des moments où le monde n’a plus l’air de tenir debout, où les choses penchent, tombent à l’oblique. À la suite de cette description, Merleau-Ponty se demande comment la relation du sujet à l’espace se trouve réorientée : « Après quelques minutes, un changement brusque intervient : les murs, l’homme qui se déplace dans la pièce, la direction de chute du carton deviennent verticaux [34]. » Cette réorientation, qu’on peut décrire comme une re-verticalisation de la perspective, implique que la déviance soit surmontée et que les objets du monde cessent d’apparaître décentrés ou penchés. En d’autres termes, ce que Merleau-Ponty étudie, c’est la manière dont les sujets redressent la déviance de certaines orientations. Et ce qu’il interroge, c’est ce que cette tendance au redressement suggère de la relation des corps à l’espace. Pour répondre à cette question, Merleau-Ponty conçoit un modèle de l’espace dont la forme n’est pas déterminée par des coordonnées objectives (où le haut et le bas existeraient indépendamment de l’orientation corporelle) mais par l’intentionnalité du corps. Pour Merleau-Ponty, le corps fait des choses dans l’espace, et l’espace prend la forme de son champ d’action : « Ce qui importe pour l’orientation du spectacle, ce n’est pas mon corps tel qu’il est en fait, comme chose dans l’espace objectif, mais mon corps comme système d’actions possibles, un corps virtuel dont le ‘lieu’ phénoménal est défini par sa tâche et par sa situation. Mon corps est là où il a quelque chose à faire [35]. »
Ceci implique que les moments de déviance (ces moments dans lesquels les objets apparaissent penchés, dans lesquels les axes verticaux et horizontaux sortent de leurs gonds) doivent être surmontés non pas parce qu’ils contredisent les lois qui gouvernent l’espace objectif, mais parce qu’ils empêchent l’action corporelle : ils inhibent le corps, ils l’empêchent de prendre sa place dans l’espace. Ainsi, bien que Merleau-Ponty aperçoive la tentation qu’il y aurait à affirmer que « la verticale est la direction définie par l’axe de symétrie de notre corps [36] », sa phénoménologie embrasse plutôt un modèle de l’espace corporel dans lequel les directions ne se dessinent qu’en relation avec les actions du corps dans et sur le monde. En d’autres termes, pour Merleau-Ponty, si le corps redresse son point de vue sur le monde, c’est pour pouvoir y prendre place.
Nous pourrions être tenté·e·s, à la lumière de la discussion merleau-pontyenne de ces moments de déviance, de reconsidérer la relation entre normativité et verticalité. Considérons la norme comme le résultat d’actions corporelles qui se répètent dans le temps et qui produisent par là ce que j’ai appelé un « horizon corporel », un espace d’action, qui place certains objets plutôt que d’autres à portée de main. On peut décrire cette dimension normative dans les termes de notre problème : la norme est un processus par lequel le corps est redressé—il s’aligne. Les choses sont redressées (sur leur axe vertical) quand elles sont alignées, c’est-à-dire : quand elles sont alignées sur d’autres lignes. Plutôt que de présupposer la ligne verticale comme un simple donné, on pourrait ainsi considérer la ligne verticale comme l’effet de processus d’alignements. Pensez à un papier-calque. Les lignes qu’on y dessine disparaissent quand elles sont alignées avec les lignes du modèle : quand il y a alignement, il n’y a plus qu’une seule ligne. Si l’on envisage que les lignes sont tracées les unes sur les autres, alors il faut considérer que leurs alignements sont rendus possibles par des dispositifs de redressement, des dispositifs qui maintiennent les êtres dans le rang, en partie en maintenant les choses à leur place. Les lignes disparaissent quand elles s’alignent, c’est pourquoi quand elles se désalignent les unes des autres, elles peuvent faire l’effet d’un « dérangement ».
En d’autres termes, pour que les choses s’alignent, il faut corriger les moments où les orientations apparaissent comme étranges ou dérangées. On pourrait décrire l’hétéronormativité comme un tel dispositif de redressement, qui traduit et redresse le « penchant » du désir déviant. Une anecdote, à nouveau, me vient ici à l’esprit. J’arrive à la maison. Je gare ma voiture et je marche vers la porte d’entrée. Une voisine m’interpelle. Elle marmonne des choses que je ne comprends pas, et puis demande : « c’est ta sœur ou ton mari ? » Je ne réponds pas, et me presse de rentrer chez moi. Examinons cette double question et ce qu’elle recèle d’extraordinaire. Condition initiale : deux femmes vivent ensemble, elles partagent un même foyer. La première partie de la question interprète les deux femmes comme des sœurs, et les place donc sur une même ligne horizontale. En interprétant leur relation comme une sororité, la question considère les deux femmes sous les espèces de la ressemblance, de la gémellité. De cette manière, l’interprétation à la fois évacue la possibilité du lesbianisme et en même l’instancie, puisqu’elle répète, sous une forme détournée, la construction du couple lesbien comme sororité (les lesbiennes étant souvent réputées avoir des ressemblances de famille entre elles). Le fantasme de la ressemblance des sœurs (qui est un fantasme dans la mesure où l’on cherche la ressemblance comme signe du lien familial qui les unit) prend ici place dans un autre fantasme : celui de la ressemblance des lesbiennes entre elles.
Mais c’est le passage de la première question à la seconde, sans marquer de pause, sans attendre de réponse, qui est vraiment extraordinaire. Si ce n’est pas ta sœur, c’est donc ton mari. Le deuxième terme vient au secours de la locutrice (moi) en changeant de présupposé : ma partenaire n’est pas une femme (ce qui, même sous la forme de la sœur, pourrait toujours me faire courir un risque qu’on n’ose pas nommer), mais un homme. La figure de « mon mari » opère ici comme altérité légitime : c’est un partenaire qu’on peut afficher en public. Mais peut-être n’était-ce pas ce que voulait dire ma voisine ? Peut-être essayait-elle de produire une certaine connivence entre nous, en disant « ton mari » non pas au sens de « ton homme », mais au sens de « ta butch ». Seulement, dans un tel cas, la butch n’aurait alors de place que sous les traits du mari : ce n’est pas tellement différent. Car dans l’une ou l’autre de ces interprétations, ce qui opère dans la double question de ma voisine, c’est une traduction de la forme oblique du couple lesbien, son hétéroredressement [37] : par la traduction, le couple lesbien en vient à apparaître comme un couple hétéro. Et c’est même plus que cela, car les deux phrases ne prétendent pas même hétéroredresser la déviance. Dans leur séquentialité, les deux phrases donnent deux lectures déjà hétéro du couple lesbien : si vous n’êtes pas des sœurs, alors vous êtes mari et femme. Autrement dit, le couple lesbien est invisibilisé—et d’ailleurs moi aussi, je disparais : derrière la porte de ma maison. On peut ainsi voir le fonctionnement ordinaire de la perception hétéroredressante : en un clin d’œil, le penchant du désir lesbien s’hétérosexualise.
À partir de là, considérons la manière dont les orientations fonctionnent comme des dispositifs d’hétéroredressement. Les orientations ne sont pas simplement les effets de la manière dont les corps agissent dans l’espace : elles sont les résultantes d’alignements entre des espaces et des corps. Pour le dire autrement, les espaces sont orientés autour des corps hétéroredressés, et c’est ce qui permet à ces corps de s’étendre dans l’espace. Comme le dit Gill Valentine, « les performances répétées d’identités asymétriques de genre et de désirs hétérosexuels hégémoniques finissent par se solidifier et par produire une apparente évidence : l’espace public comme espace normalement hétérosexuel [38]. » Les espaces sont redressés et c’est ce qui permet aux corps qui se tiennent droits d’y prendre place, si bien que l’axe des corps et l’axe vertical se confondent en une seule ligne.
C’est pourquoi les orientations comptent. Certain·e·s critiques ont suggéré qu’il faudrait remplacer les termes d’orientation sexuelle par celui de sexualité parce que le premier se focaliserait trop sur la relation du désir à son objet : « nous utiliserons ici le terme de sexualité plutôt que celui d’orientation parce que la sexualité implique une autonomie et une fluidité par rapport à l’idée d’orientation envers l’un ou l’autre sexe [39]. » Pour ma part, je dirais que la manière dont nous sommes orienté·e·s compte, et elle compte précisément en raison de la manière dont les espaces sont déjà orientés, et ménagent une place pour certains corps à l’exclusion de certains autres. Les orientations affectent ce que peuvent les corps : ce n’est pas tellement que l’objet cause le désir, c’est plutôt qu’en désirant certains objets, une certaine organisation de l’espace s’ensuit, suivant la manière dont le social est lui-même déjà organisé. Il y a une différence dont les femmes qui sont sexuellement orientées envers les autres femmes font l’expérience, et cette différence ne concerne pas seulement leur relation à leurs objets de désir. Autrement dit, les objets que nous élisons comme objets de désir affectent la manière dont nous sommes en relation avec les autres choses que nous faisons. C’est-à-dire qu’il y a une certaine viscosité caractéristique des objets que nous désirons : ils « collent », si bien que lorsque nous nous orientons vers nos objets de désir, d’autres choses s’agglutinent, surtout si nos objets de désir ne suivent pas des lignes hétéroredressées.
Pour changer d’orientation, pour passer d’hétérote à lesbienne par exemple, il est nécessaire de réapprendre à habiter son corps—car ce changement d’orientation implique que je cesse de faire corps avec l’espace, que je me détache de l’enveloppe du social. C’est en ce sens que le sexe de l’objet élu par le désir ne concerne pas seulement l’objet de ce désir, même quand le désir n’est orienté que vers lui : il affecte aussi le répertoire d’actions qui nous sont disponibles, celui des lieux où nous sommes susceptibles d’aller, des manières dont nous sommes perçu·es, et quantités d’autres choses. Ces différences touchent, indissociablement, à la manière dont je dirige mon désir et à la manière dont les autres me regardent, m’affectent et affectent en conséquence mes schémas relationnels les plus profondément enracinés. Et je ne veux pas dire par là qu’en changeant d’orientation sexuelle, nous transcendions ou fassions table rase de nos histoires. Ce que je veux dire, c’est qu’un tel basculement d’orientation ne peut être vécu comme une simple continuité avec la ligne de vie qui le précède, car la bascule n’affecte pas seulement le désir, mais toutes les choses que le corps est susceptible de faire.
Cela étant dit, nous pouvons nous tourner vers la distinction proposée par Teresa de Lauretis entre les lesbiennes qui « ont toujours été comme ça » et celles qui « deviennent lesbiennes ». Cette distinction n’implique pas que les lesbiennes qui ont toujours été « comme ça » n’aient pas à devenir lesbiennes ; simplement, cela indique qu’il est possible qu’elles aient à le devenir d’une manière différente. Chaque processus par lequel une personne devient lesbienne implique une temporalité spécifique, et même les lesbiennes qui ont toujours été « comme ça » doivent devenir lesbiennes, c’est-à-dire qu’elles doivent assembler en elles certaines tendances et leur donner des formes sociales et sexuelles spécifiques. De tels assemblages requièrent, comme dit Lauretis, un « changement d’habitudes [40] » : ils requièrent une réorientation du corps telle que d’autres objets (des objets qu’on ne peut atteindre en suivant les lignes verticales et horizontales de la généalogie conventionnelle) se présentent à portée de main. C’est du temps et du travail que de devenir un corps lesbien ; l’acte de tendre vers d’autres femmes a besoin d’être répété, le plus souvent dans un contexte d’hostilité et de discrimination, pour pouvoir assembler ces tendances et leur donner des formes pérennes. Comme telles, les tendances lesbiennes n’ont pas d’origine qu’on pourrait identifier en dehors du contact que nous avons avec les autres—contact qui à la fois est informé par nos tendances et leur donne leurs formes.
En d’autres termes, il faut passer de l’autre côté, peut-être même passer par derrière, pour atteindre ces lieux qui refusent de s’aligner avec la ligne hétéroredressée du désir. Les désirs lesbiens nous font déraper. Changer d’objet de désir, c’est changer d’objets à portée de main, c’est entrer en contact avec d’autres corps et d’autres mondes. Ces contacts nouveaux impliquent de suivre de nouvelles lignes de connexion, de nouvelles associations, de nouveaux échanges, car ces lignes sont invisibles aux yeux des autres. En ce sens, cela ne devrait pas être une surprise : devenir lesbienne, c’est souvent s’ouvrir à un autre monde.
Le désir lesbien peut ainsi être repensé comme un espace d’action, une manière pour le corps de prendre place différemment dans l’espace, à partir de certaines tendances envers les « autres femmes ». Comme Elspeth Probyn en témoigne, le désir est « productif, il lubrifie la peau du social [41] ». Après tout, le désir n’est-il pas ce qui colle les corps les uns aux autres ? Comme Elizabeth Grosz le suggère, « les orientations sexuelles touchent et contribuent à des relations autres que sexuelles—les relations entre l’écrivain·e, sa plume et son cahier, entre la·le culturiste et ses poids, entre la·le bureaucrate et ses fichiers [42]. » L’intimité du contact donne forme aux corps dans leurs orientations les uns envers les autres et opère à différents niveaux. En nous orientant vers d’autres femmes, les désirs lesbiens rapprochent de nous des objets particuliers, notamment des objets sexuels mais aussi de tous autres types d’objets, qui sans cela ne se seraient peut-être pas présentés comme à-portée-de-la-main dans l’horizon corporel prescrit par le social. Sortir du placard, du point de vue du désir, ce n’est pas seulement sortir-de, c’est aussi aller-vers : se rapprocher d’autres corps, entrer en contact avec eux et commencer avec eux une histoire depuis laquelle un nouveau monde s’ouvre. Les désirs lesbiens créent des espaces, qui sont souvent des espaces temporaires, qui apparaissent et disparaissent au rythme des va-et-vient des corps qui les habitent.
Il y a de la déviance dans cette sorte de précarité caractéristique de l’existence lesbienne. Et en effet, si l’on songe aux manières alternatives de faire des mondes qui caractérisent les cultures transpédégouines, à leurs manières particulières de tracer des lignes, on peut remarquer que ce sont rarement des lignes qui visent à maintenir les choses en place. Comme Lauren Berlant et Michael Warner le suggèrent, « le monde queer est un espace d’entrées, de sorties, d’alliances non-systématisées et de lignes erratiques, d’horizons projectifs, d’icônes emblématiques, de routes alternatives, de blocages, de géographies incommensurables [43]. » Il est important que nous n’idéalisions pas ces mondes queer, ou que nous ne nous contentions pas de les reléguer à des espaces alternatifs. Car le fait que ces espaces que nous occupons soient précaires, le fait qu’ils nous suivent dans nos va-et-vient, est au moins autant un signe de la manière dont l’hétérosexualité établit les contours de ce qui peut être un espace habitable, qu’une promesse de la manière dont la déviance peut les contester. C’est parce que ce monde est déjà en place comme il l’est que les moments queer, ces moments où les choses cessent d’être bien alignées, ne peuvent qu’être précaires. Or, vis-à-vis de cela, notre réponse n’a pas besoin d’en passer par une recherche de permanence : il s’agit peut-être simplement d’être à l’écoute de ces moments précaires et de « cela » qui y apparaît.
Or qu’est-ce que la désorientation, sinon justement une sorte de précarité ? N’est-ce pas précisément ici qu’il y a intersection entre le queer et la phénoménologie ? Peut-être est-il temps, à ce propos, de souligner l’intérêt qu’il y a à utiliser ces mots « queer », « déviant·e » et « transpédégouine », dans des sens distincts qui cependant ne cessent de glisser les uns dans les autres. J’ai utilisé le mot queer/déviant·e pour signaler l’oblique : ce qui ne se tient pas droit, ce qui ne s’aligne pas, ce qui apparaît dérangé·e. Mais j’ai aussi utilisé le mot queer/transpédégouine pour décrire les pratiques sexuelles non-hétéro—et en particulier le lesbianisme—comme autant de formes sociales et sexuelles du contact entre les corps. Je pense qu’il est crucial de conserver les deux sens de ce mot queer, « déviant·e » et « transpédégouine », qui après tout sont historiquement liés, même s’ils sont irréductibles l’un à l’autre. Cela implique notamment de se souvenir de ce qui permet de qualifier certaines pratiques sexuelles comme queer : c’est-à-dire le fait qu’elles sont considérées comme étranges ou tordues. Ainsi la racine du mot queer en anglais, renvoie à un mot grec qui signale ce qui se trouve en travers, ce qui est oblique, ce qui est adverse [44]. Ces mots—queer, transpédégouine, déviant·e—nous donnent une chance : celle de sinuer entre les registres sexuels et sociaux sans chercher à les aplatir ou à les réduire l’un à l’autre. En jouant sur cette polysémie, nous nous exposons au risque de perdre la spécificité que représentent les vies queer comme vies impliquées dans la déviance sexuelle. Mais dans le même temps, cela nous permet d’examiner la signification de cette déviance pour elle-même, et ainsi d’envisager sa contribution aux vies queer.
Faire dévier les choses, c’est perturber un certain ordre du monde. Or puisque le monde est organisé autour de certaines formes de vie (certains temps, certains espaces, certaines directions), les effets d’une telle perturbation s’y distribuent inégalement. Il est important d’introduire ces forces obliques de la déviance dans le monde, même si c’est encourir un risque : celui d’une dispersion des effets de déviance. Il peut être utile ici, à la suite de Michael Moon de penser à la désorientation sexuelle sous les espèces de « l’inquiétante étrangeté [45] ». Par quoi il faut entendre la manière dont la désorientation sexuelle se transforme en désorientation de l’ordre sociale : une désorientation dans la manière dont les corps sont susceptibles de se rencontrer et dont les choses sont arrangées entre elles. Et les effets ne peuvent être que troublants quand le familier (c’est-à-dire ce qui est ordinairement relégué sous le voile du familier) se présente avec le visage de l’étranger.
Cela étant dit, nous pouvons retourner à la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty, qui met en parallèle deux distinctions : celle qui distingue le « droit » de l’« oblique » et celle qui distingue la « distance » de le « proximité ». Ces catégories sont cruciales quand on discute l’espace phénoménal ou orienté. Or l’idée de Merleau-Ponty, c’est que la distance fonctionne de la même manière que l’oblique, c’est-à-dire que toutes deux reposent sur une transformation de la relation entre le corps et l’objet perçu. Comme il le dit,
« Nous ‘avons’ l’objet qui s’éloigne, nous ne cessons pas de le ‘tenir’ et d’avoir prise sur lui, et la distance croissante n’est pas, comme la largeur paraît l’être, une extériorité qui s’accroît : elle exprime seulement que la chose commence à glisser sous la prise de notre regard et qu’il l’épouse moins strictement. La distance est ce qui distingue cette prise ébauchée de la prise complète ou proximité. Nous la définissons donc comme nous avons plus haut défini ‘le droit’ et ‘l’oblique’ : par la situation de l’objet à l’égard de la puissance de prise [46]. »
La distance se donne donc ici comme l’expression d’une certaine perte : une perte de la prise sur un objet qui est cependant encore à portée de main, c’est-à-dire sur un objet dont je ne peux dire que je le perds que parce qu’il appartient encore à mon horizon. La distance est vécue comme cette dérobade de cela qui cependant se trouve encore à portée de main. En d’autres termes, la distance, c’est ce point où ce qui se trouve à portée de main menace de cesser de l’être. De ce point de vue, en suivant l’analogie proposée par Merleau-Ponty entre la distance et l’oblique, on peut dire que l’objet queer, l’objet qui sort du rang, l’objet qui penche, l’objet étrange et étranger, cet objet ne se rencontre que sur le mode de la dérobade, que sur le mode de la menace de n’être plus atteignable.
Il ne s’agit plus tant de savoir ce qu’est une orientation queer que de comprendre comment la dérobade de l’objet nous plonge dans des moments de déviance. Une phénoménologie transpédégouine implique une telle orientation envers ce qui se dérobe. Elle pose la question de savoir : qu’est-ce qui permet à quoi de se dérober ? En d’autres termes, une phénoménologie transpédégouine fonctionne comme un dispositif de désorientation : elle ne cherche pas à surmonter l’ébranlement des axes verticaux et horizontaux ; elle cherche plutôt à permettre à l’oblique d’ouvrir de nouveaux angles de vue sur le monde. Définir ainsi le queer comme ouverture à ce qui dévie, comme manière de s’approcher de cela qui se retire, c’est autoriser la déviance à glisser entre plusieurs de ses sens, de l’orientation sexuelle à d’autres formes d’orientation. Dans ce cadre, la déviance peut se définir comme une certaine manière d’approcher les objets à partir de leurs dérobades, une manière d’habiter le monde à l’endroit même où les choses s’en retirent.
Et cependant, j’ai aussi suggéré que la déviance provient de certains points particuliers, de ces mondes vécus habités par celle·ux qui ne veulent ou ne peuvent pas vivre dans les contours de l’espace hétérosexuel. Après tout, n’est-il pas vrai qu’il arrive à certain·e·s d’entre nous d’avoir l’air dérangé·e·s ? Certaines personnes me reprochent d’exagérer ce dernier point et de cantonner la déviance dont je parle à des moments et à des espaces où « résident » celle·ux qui ne pratiquent pas l’hétérosexualité. Ainsi, on m’a objecté : n’est-il pas vrai que les lesbiennes et les gays aussi ont « leurs lignes », qu’elle·ux aussi ont leurs manières bien à elle·ux de ranger et de redresser les choses ? Ou encore : les lesbiennes et les gays ne sont-iels pas « tout aussi conservateur·ices » que les autres ? Je répondrais ici en insistant sur cela que queer, pour moi, décrit au moins autant une orientation sexuelle que politique, et que perdre de vue la spécificité sexuelle de la déviance, ce serait aussi perdre de vue la manière dont l’hétérosexualité obligatoire informe et homogénéise des ensembles disparates de faits qui finissent par apparaître comme évidents. Et ce serait aussi perdre de vue les effets de cette homogénéité sur celle·ux qui refusent d’entrer dans le rang. Comme Leo Bersani le dit, il ne s’agit pas ici de présupposer que le mot queer renvoie à des personnes ou à des pratiques effectives : nous n’avons pas besoin de stabiliser le queer comme une catégorie identitaire pour étudier la spécificité sexuelle que le queer représente et pourquoi elle importe [47]. Simplement, nous avons besoin de dire que cela compte : cela compte de se situer à l’oblique de l’homogène ; cela compte d’être à l’oblique de ce point où l’homogénéisation nous met sur le droit chemin de l’hétérosexualité.
Bien sûr, il faut reconnaître qu’il est vrai qu’on peut avoir une orientation sexuelle « non-hétéro » et être hétéroredressé·e par ailleurs. Il est possible de vivre une vie oblique et cependant de suivre des lignes droites. Il y a même des homosexuel·le·s suffisamment conservateur·ices pour exiger des lesbiennes et des gays qu’i·els entrent dans le rang hétéro, notamment en les engageant à adopter la forme de la famille, même s’i·els ne peuvent guère habiter cette forme sans produire un certain effet de déviance. Lisa Duggan et Judith Habelstram ont proposé des critiques convaincantes de cette « hétéronormativité [48] », en montrant notamment, comme Lisa Duggan se le propose, la manière dont la politique hétéronormative « ne conteste pas les institutions hétéronormatives dominantes, au contraire, elle les défend et les maintient [49]. »
On pourrait dire que cette homonormativité relève d’une politique assimilationniste : une politique de la ligne à suivre, qui s’applique à tous les corps, y compris les corps queer. L’homonormativité hétéroredresse les effets queer en les faisant passer par certains points qui, par accumulation, réalignent la déviance (ces « bons points » qu’on vous donne à chaque étape franchie : mariage, enfants, etc.) C’est ainsi que Butler peut dire que le mariage gay, loin de remettre en cause le conservatisme du mariage, ne fait qu’en étendre le domaine d’application [50]. La politique assimilationniste étire la ligne hétéro, qui se rend alors capable d’abriter certaines déviances, celles qui peuvent investir les formes du mariage et de la famille—ce qui a pour effet d’en exclure les autres, celle·ux dont les vies passent par d’autres points. Lee Edelman considère que la politique hétéronormative relève d’un « futurisme reproductif » : elle fonctionne « en affirmant une structure et en garantissant un ordre social qu’il s’agit de léguer aux futures générations sous la forme de l’Enfant [51]. »
Il est sans doute nécessaire de critiquer cette sorte de politique sexuelle conservatrice qui soutient dans l’être ces lignes mêmes qui rendent certaines vies impossibles. Et d’ailleurs, cette critique du conservatisme gay nous ramène à la table. Bruce Bawer défend en effet, dans A Place at the Table [Une place à la table], l’idée que les gays et les lesbiennes devraient désirer se joindre à la grande table plutôt que de chercher à avoir leur « petite table » à eux [52]. Critique du désir d’embrasser le non-normatif, Bawer construit un portrait prototypique du gay déviant :
« Il refuse d’être assimilé. Il jouit de son exclusion. Il se sent confortable à sa petite table. Ou du moins c’est ce qu’il croit. Mais se sent-il si bien que cela ? Qu’est-ce qui le maintient à sa petite table, après tout—qu’est-ce qui l’a mis là et l’a contraint à cette existence marginale ? En dernière instance, ce sont les préjugés [homophobes]. Mais libérés de la pression de ces préjugés, désirera-t-il toujours s’asseoir à sa petite table ? Peut-être. Mais peut-être pas. Et sans doute la plupart des homosexuels ne veulent pas être relégués à cette petite table. Nous avons grandi à la grande table : c’est là que nous sentons à la maison. Nous voulons y rester [53]. »
Bawer décrit également le désir déviant pour les petites tables comme relevant d’un « ethos du multiculturalisme » où chaque « groupe de victimes accréditées [54] » se voit donné sa petite table. Il est intéressant que la grande table évoque la table familiale (celle à laquelle nous avons grandi) et que la société elle-même soit conçue comme une « seule grande table [55] ». Bawer, en rejetant les subcultures queer, en appelle ainsi à un retour à la table familiale, table dont il présuppose qu’elle constitue le socle de l’existence sociale. Se joindre à cette table, c’est épouser le désir d’assimilation, désir qu’on peut comprendre à la fois comme désir de faire partie de la famille, et comme désir de constituer une famille, c’est-à-dire de ressembler aux autres (puisque le prédicat de la famille, c’est l’identité de ses membres, c’est-à-dire un être-avec qui repose sur un être-comme). Qu’est-ce qui est en jeu dans ce désir d’être accepté à la table ?
Commençons par concéder à Bawer un point, à savoir qu’il est sans doute juste de dire qu’une politique queer n’a pas nécessairement pour but de créer de nouvelles tables, petites ou grandes. Construire de nouvelles tables autour de la grande table ne changerait rien, en effet, au statut de cette grande table. On pourrait même continuer à lui concéder qu’il voit juste quand il affirme que le but d’une politique gay et lesbienne est d’arriver à cette grande table, cette table autour de laquelle la famille se rassemble et dont l’effet est de produire la cohérence sociale. Mais nous ne devons pas perdre de vue qu’arriver à la table ne suppose pas seulement de s’y voir ménager une place, car les préjugés familiaux ne sont pas la seule chose qui nous empêche de nous y asseoir. Bawer lui-même, bien qu’il insiste sur le fait de « se sentir chez lui » à la grande table, donne quantité d’exemples, dans son livre, de situations où il a été éjecté de certaines tables—notamment les différentes tables qui organisent la socialité dans les mariages hétéro [56]. Le désir de se joindre à la table est un désir habité par cette expérience du rejet. Comme Douglas Crimp l’a montré, il y a quelque chose de mélancolique dans l’acte de suivre les lignes hétéroredressées quand on est un corps qui, d’une manière ou d’une autre, peut être considéré comme sexuellement déviant [57]. C’est que l’adhésion des corps queer aux lignes droites de l’hétéronormativité ne se fait pas sans déviations. Quand les corps queer se joignent à la table de famille, c’est parfois la table qui ne tient plus en place. Et il y a bien des réunions de famille où les corps queer ne sont pas chez eux : c’est ce qui produit, en première instance, l’effet de déviance—quand les corps queer s’invitent à la table, il arrive qu’ils la dérangent.
Après tout, le désir des corps queer de s’aligner sur les lignes hétéroredressées du désir et d’adopter les formes que ces lignes dessinent comme autant d’idéaux moraux et sociaux (le mariage, la vie de famille…) est souvent rejeté par les corps qui s’y trouvent déjà rangés (et qui, bien sûr, ne regroupent pas l’intégralité des corps hétéros [58]). En d’autres termes, il est peu probable que les tentatives gay et lesbiennes d’alignement avec les lignes hétéroredressées du désir vous fasse gagner des points. Pourquoi soulever ici ces phénomènes de rejets ? Ce pourrait être pour indiquer qu’il y a, même dans l’homonormativité, des potentiels de déviance que pourrait exploiter une politique transpédégouine. Mais ce n’est pas ce que je veux montrer. Ce que je veux montrer, c’est que toute tentative d’habiter des formes qui ne ménagent pas une place à nos conformations a tendance à produire des effets de déviance, même quand nous croyons « rentrer dans le rang ». Face à ces ratés, l’espoir n’est pas perdu—même si nous devons continuer de rejeter publiquement le conservatisme sexuel et social qui les sous-tend.
Nous appelons à une politique de la désorientation, mais cela ne veut pas dire que nous voulions faire de la désorientation une obligation ou une responsabilité pour celleux qui s’identifient comme queer. D’abord, ce serait à la fois trop demander (pour certain·e·s, dédier une vie à la déviance n’est pas psychiquement ou matériellement possible ou soutenable, même si leurs désirs sont plutôt obliques) et surtout ne pas en demander assez (ce serait trop facile, pour celle·ux qui suivent les lignes hétéroredressées du désir, de ne pas les quitter). Ce n’est pas la tâche des queer de désorienter les hétéros, même si bien sûr de telles désorientations peuvent avoir tendance à se produire quand nous faisons ce genre de travail pour nous. La politique de la désorientation n’est en ce sens pas une politique volontariste, mais un effet de la manière dont nous pratiquons la politique, pratique qui est elle-même informée par la manière dont nous vivons.
Ainsi, il est possible de suivre certaines lignes (telles que la ligne familiale) dans l’intention de provoquer la désorientation, pour faire l’expérience des plaisirs de la déviance. Pour certain·e·s d’entre nous, par exemple, l’acte de décrire les collectifs transpédégouines auxquels nous prenons part comme des « familles » n’est pas sans receler une certaine joie : celle de produire un effet d’« inquiétante étrangeté », où la forme familière de la famille se présente simultanément comme étrangère. Dans un tel cas, suivre la ligne, ce n’est pas jurer fidélité au familier : c’est au contraire inquiéter le familier, voire permettre à ce qui a été oublié, ce qui semblait faire partie des meubles, d’entrer dans la danse, de reprendre vie. Certaines déviances impliquent ainsi de suivre des lignes tout en détournant l’usage habituel de certains de leurs points. C’est ce que Kath Weston a montré dans son ethnographie des parentés transpédégouines. Comme elle le dit, « loin de considérer les familles que nous choisissons comme de simples imitations ou comme des dérivés des liens familiaux qui se créent ailleurs dans la société, de nombreuses lesbiennes et de nombreux hommes gays parlent de la difficulté et de l’excitation associée à la construction de formes de parentés en l’absence de ‘modèles’ [59]. »
Une politique transpédégouine implique un certain engagement, une certaine manière d’habiter le monde, même si cette manière ne repose pas nécessairement sur la déviance. Comme le dit Halberstam, la déviance commence avec « la potentialité d’une vie dont les contours ne sont pas prescrits par les conventions de la famille, de l’héritage et de l’éducation des enfants [60]. » En combinant les propos de Weston et d’Halberstam, on peut suggérer que les vies queer sont des vies où s’expérimente la potentialité de ne pas suivre certaines prescriptions liées à la famille, à l’héritage et à l’éducation des enfants, potentialité par laquelle l’action de se désaligner peut s’apparenter à la désorientation : le monde passe à l’oblique, et l’oblique ouvre de nouvelles manières d’habiter ces formes.
Si nos orientations pointent en direction du futur, si nos mouvements suivent les directions qu’elles suggèrent, il reste cependant toujours possible de changer de direction, de trouver d’autres chemins, des chemins qui ne passent pas nécessairement par des sols déjà foulés, des chemins pleins d’espoir et de dérives. Regarder en arrière nous aide à trouver en nous cette possibilité de la dérive—regarder en arrière, ou passer par derrière, ou faire apparaître la face cachée d’un objet. Le retournement du regard est une ouverture vers le futur (qui n’est jamais que la traduction ratée de ce qui se trouve derrière nous). De ce point de vue, je n’utiliserais pas nécessairement le slogan « No Future » [Pas de futur] pour qualifier les mouvements transpédégouines, comme Edelman l’a fait—même si j’apprécie et comprends son impulsion de « laisser » le futur à celleux qui veulent se tailler la part de l’héritage d’une terre divisée en propriétés—je ne tiens pas, moi non plus, à me battre pour ma parcelle. Mais plutôt que de refuser le futur, j’aimerais suggérer qu’une politique transpédégouine pourrait être une politique fondée sur l’espoir. Et si nous avons espoir, ce n’est pas par sentimentalisme. C’est parce que nous savons qu’à force de répéter certains gestes, des nouvelles lignes finissent par se dessiner, qui creusent leurs sillons dans les chairs et créent les formes les plus surprenantes. Si nous avons espoir, c’est parce lorsque nous regardons en arrière, nous voyons comment de nouvelles manières de se rassembler dans le temps et dans l’espace se sont inventées, nous voyons comment certaines lignes se sont produites qui ne reproduisaient pas simplement celles qui étaient suivies par d’autres mais créaient, à leur place, de nouvelles textures sur le sol. Les architectes-paysagistes utilisent le terme de chemins de désir pour décrire ces sortes de chemins clandestins, ces marques laissées sur le sol par les allers et venues quotidiennes de certain·e·s personnes qui, au lieu de suivre les routes qu’on leur avait tracées, dévient et créent leurs propres voies. Ces déviances laissent leurs marques sur le sol, marques qui sont ensuite, parfois, utilisées pour créer des chemins alternatifs qui traversent l’espace de manière inattendue. Et ces chemins sont bien, en effet, des traces du désir que les gens suivent lorsqu’ils choisissent la déroute plutôt que la voie toute tracée. En suivant ces chemins de désir, on se rend capable de générer des paysages queer, des paysages formés par les chemins que nous suivons lorsque nous dévions.
Même si ce sont les déviances qui donnent forme aux sols sur lesquels nous vivons, cela ne veut pas dire que nous devrions faire de la déviance le sol même de la politique transpédégouine. Ce qui ne veut pas dire que le type de lignes que nous suivons ne compte pas. Cela compte. Certaines lignes, comme nous le savons, sont des lignes qui accumulent des privilèges, des lignes qui sont reconnues et récompensées. D’autres lignes sont considérées comme des déviances par rapport à la vie bonne et au bien commun. Cependant, la déviance n’est pas disponible comme une ligne qu’on pourrait simplement suivre, une ligne qui permettrait de départager entre celleux qui suivent la ligne queer et celleux dont les vies passent par des points différents. Pour moi, notre tâche n’est pas tant de trouver une ligne queer qu’il s’agirait de suivre. Elle est plutôt de demander : quelle est mon orientation par rapport aux moments de déviance et par rapport aux déviations qu’ils génèrent ? Si l’objet m’échappe, s’il se retourne, s’il devient étrange, s’il cesse d’apparaître à sa place, qu’est-ce que cela m’entraînera à faire ? Si je me sens oblique, où trouverai-je des soutiens ? Une phénoménologie transpédégouine implique de s’orienter en direction de la déviance. Elle est une manière d’habiter le monde qui apprend à « soutenir » celleux dont les vies et les amours font qu’ils apparaissent obliques, étranges, pas à leur place. C’est une phénoménologie qui, en y accueillant les queer, s’assoit à des tables qui penchent.
Sara Ahmed.
Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne / Australie) par Daphné Pons et Emma Bigé.
*** De Sara Ahmed dans Trou Noir : Vandalisme Queer.
[1] L’article qui suit traduit un texte de Sara Ahmed intitulé « Orientations : Toward a Queer Phenomenology » publié GLQ : A Journal of Lesbian and Gay Studies, Volume 12, Number 4, 2006, pp. 553-574. Cet article est lui-même un résumé partiel du livre éponyme de Sara Ahmed, Queer Phenomenology : Orientations, Objects, Others, publié la même année chez Duke University Press. Un extrait du présent article est également paru dans Multitudes, n°82.
[2] Pour quelques exemples de géographie transpédégouine, voir David Bell et Gill Valentine (éds.), Mapping Desires : Geographies of Sexualities, London, Routledge, 1995 ; Frank Browning, A Queer Geography, New York, Noonday, 1998 ; et David Bell (éd.), Pleasure Zones : Bodies, Cities, Spaces, Syracuse, Syracuse University Press, 2001.
[3] Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, traduit de l’allemand par Paul Ricoeur, Paris, Gallimard, 1976, p. 121-122.
[4] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, [noté PhP], p. 294.
[5] Sur l’idée de « verticalisation », voir PhP, p. 287.
[6] Voir Sandra Bartky, Femininity and Domination : Studies in the Phenomenology of Oppression, New York, Routledge, 1990 ; Judith Butler, « Performative Acts and Gender Constitutions : An Essay in Phenomenology and Feminist Theory », in Writing on the Body : Female Embodiment and Feminist Theory, ed. Katie Conboy, Nadia Medina, and Sarah Stanbury, New York, Columbia University Press, 1997 ; Rosalyn Diprose, Corporeal Generosity : On Giving with Nietzsche, Merleau-Ponty, and Levinas, Albany : State University of New York Press, 2003 ; Elizabeth Grosz, Space, Time, and Perversion : Essays on the Politics of Bodies, New York, Routledge, 1995 ; Iris Marion Young, On Female Body Experience, Oxford : Oxford University Press, 2005 ; Gail Weiss, Body Images : Embodiment as Intercorporeality, New York : Routledge, 1999.
[7] Edmund Husserl, Recherches phénoménologiques pour la constitution, traduit de l’allemand par Éliane Escoubas, Paris, Puf, 1996, [noté Ideen II], §41, p. 223.
[8] Alfred Schutz et Thomas Luckmann, The Structures of the Life-World, traduit de l’allemand par Richard M. Zaner et H. Tristram Engelhard, Londres, Heinemann Educational Books, 1974, p. 36.
[9] Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, traduit de l’allemand par Paul Ricoeur, Paris, Gallimard, 1950, [noté Ideen I], §27, p. 87
[10] Ibid., p. 88.
[11] Adrienne Rich, Of Woman Born, London, Virago, 1991, p. 23. Mes remerciements vont à Imogen Tylen qui a déniché cette citation et m’a encouragée à penser la manière dont les mères pouvaient avoir une relation différente à la table de travail et donc au corpus philosophique. [NdT : Nous traduisons à partir de la version anglaise utilisée par Ahmed. Pour une traduction française de l’ouvrage, cf. Adrienne Rich, Naître d’une femme : la maternité en tant qu’expérience et institution, traduit de l’anglais (USA) par Jeanne Faure-Cousin, Paris, Denoël/Gonthier, 1980.]
[12] Ideen I, §31.
[13] Ibid., §41, p. 131-132.
[14] Robert Sokolowski, Introduction to Phenomenology, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 20.
[15] Ideen I, §27, p. 89.
[16] Ann Banfield, The Phantom Table : Woolf, Fry, Russell, and the Epistemology of Modernism, New York, Cambridge University Press, 2000, p. 66.
[17] Martin Heidegger, Ontology : the Hermeneutics of Facticity, traduit de l’allemand par John van Buren, Bloomington, Indiana University Press, 1999, p. 68. Je suis reconnaissante à Paul Harrisson, qui a porté mon attention sur le rapport entre l’Ontologie et la table chez Heidegger à l’occasion du séminaire que j’ai donné à l’université de Durham à l’automne 2005. [NdT : Nous traduisons à partir de la version anglaise utilisée par Ahmed. Pour une traduction française de l’ouvrage, cf. Ontologie : Herméneutique de la factivité, traduit de l’allemand par Alain Boutot, Paris, Gallimard, 2012.]
[18] Ibid., p. 69.
[19] Maurice Merleau-Ponty, « Un inédit de Maurice Merleau-Ponty », Revue de Métaphysique et de Morale, #4, octobre 1962, p. 403.
[20] Ideen II, p. 208-209.
[21] Ibid., p. 210.
[22] Don Ihde, Technology and the Lifeworld : From Garden to Earth, Bloomington : Indiana University Press, 1990, p. 114.
[23] Anthony Steinbock, Home and Beyond : Generative Philosophy After Husserl, Evanston, IL, Northwestern University Press, 1995, p. 36.
[24] Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, Genève, Droz, 1972, pp. 178-179.
[25] Judith Butler, « Performative Acts », art. cit., p. 406.
[26] Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, Paris, Gallimard, 1949, tome II, p. 13 : « On ne naît pas femme : on le devient. »
[27] Martin Heidegger, Être et temps, traduit de l’allemand par Emmanuel Martineau, édition numérique hors commerce, 1985, p. 103.
[28] Judith Halberstam, In A Queer Time and Place : Transgender Bodies, Subcultural Lives, New York : New York University Press, 2005, p. 152 – 53.
[29] Hanna Arendt, Condition de l’homme moderne, traduit de l’anglais (États-Unis) par Georges Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. 63.
[30] Adrienne Rich, “Compulsory Heterosexuality and Lesbian Existence” (1980) repris dans Henry Abelove, Michèle Aina Barale, and David M. Halperin (dir.), The Lesbian and Gay Studies Reader, New York : Routledge, 1993, p. 229. [NdT : pour la traduction française, cf. Adrienne Rich, La contrainte à l’hétérosexualité et autres essais, traduit de l’anglais (USA) par Françoise Armengaud, Christine Delphy, Lisette Girouard et Emmanuèle Lesseps, Genève, Mamamélis, 2010.]
[31] Judith Butler, La vie psychique du pouvoir : l’assujettissement en théories, traduit de l’anglais (USA) par Brice Matthieussent, Paris, Editions Léo Sheer, chapitre 5.
[32] Michel Foucault, Histoire de la sexualité, Paris, Gallimard, 1976, pp. 25-49.
[33] PhP, p. 287. [NdT : L’expérience dont parle Merleau-Ponty est relatée par Max Wertheimer, dans ses Experimentelle Studien über das Sehen von Bewegung (in F. Schumann (dir.), Zeitschrift für Psychologie, tome 1, Leipzig, 1912, p. 258). En allemand, Wertheimer parle d’une « chute très étrangement oblique » (sehr seltsames schräges Fallen) et d’une image visuelle qui apparaît « très étrange, spéciale » (seltsam wirkt, sonderlich). En français, Merleau-Ponty traduit par « étrange ». En anglais, Colin Smith, le traducteur de la Phénoménologie de la perception (Phenomenology of Perception, London and New York, Routledge, 1962) traduit par queer—c’est sur ce choix de traduction que se fonde, en partie, l’argument d’Ahmed.]
[34] PhP, p. 287.
[35] Ibid., p. 289.
[36] Ibid., p. 288.
[37] NdT : Nous proposons ce néologisme par agglutination quand les deux sens des mots straight (« hétéro·te » et « droit·e ») ou straightened (« rendu·e hétéro·te » et « redressé·e ») sont volontairement confondus par Ahmed.
[38] Gill Valentine, « (Re)Negotiating the Heterosexual Street : Lesbian Politics of Space » in BodySpace : Destabilizing Geographies of Gender and Sexuality, Nancy Duncan (dir.), London, Routledge, 1996, p. 150.
[39] Baden Offard et Leon Cantrel, « Unfixated in a Fixated World : Identity, Sexuality, Race, and Culture », in Multicutural Queer : Australian Narratives, Peter A. Jackson et Gerard Sullivan (dir.), Bighamton, NY : Harrington Park, 1999, p. 218.
[40] Teresa de Lauretis, Practices of Love : Lesbian Sexuality and Perverse Desire, Bloomington, Indiana University Press, 1994, p. 300.
[41] Elspeth Probyn, Outside Belongings, London, Routledge, 1996, p. 13.
[42] Elizabeth Grosz, Space, Time, and Perversion, op. cit., p. 181.
[43] Laurent Berlant et Michael Warner, « Sex in Public », in Publics and Counter-Publics, Michael Warner (ed.), New York, Zone Books, p. 198.
[44] Fabio Cleto, « Introduction to Queering the Camp », in Camp : Queer Aesthetics and the Perofmring Subject : A Reader, Fabio Cleto (ed.), Ann Arbor, University of Michigan Press, 2002, p. 13. [NdT : le texte anglais ne précise pas de quel mot grec il s’agit. Il est probable qu’il s’agisse de τρόπος, qui donne le français « trope », tour ou figure de style, et qui provient du verbe
τρέπω, « tordre ». Tous deux sont apparentés à l’indo-européen *terkʷ- dont les multiples dérivés en latin (torqueo : tourner, courber, faire changer de direction ; en français « torque »), en allemand (quer : à travers / en travers) et en anglais (thwart : contrarier, contrecarrer) pointent en effet vers des sens similaires au mot queer.]
[45] Michael Moon, A Small Boy and Others : Imitation and Initiation in American Culture from Henry James to Andy Warhol, Durham, NC, Duke University Press, 1998, p. 16.
[46] PhP, 302-303.
[47] Leo Bersani, Homos, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1995, p. 16.
[48] cf. Lisa Duggan, The Twilight of Equality : Neoliberalism, Cultural Politics, and the Attack on Democracy, Boston, Beacon, 2003 ; et Judith Halbestram, Queer Time, op. cit.
[49] Lisa Duggan, ibid., p. 50 ; je souligne.
[50] Judith Butler, “Is Kinship Always Already Heterosexual ?”, differences : A Journal of Feminist Cultural Studies, vol. 13, no. 1, 2002, p. 18.
[51] Lee Edelman, No Future : Queer Theory and the Death Drive, Durham, NC : Duke University Press, 2004, p. 30.
[52] Voir Bruce Bawer, A Place at the Table : The Gay Individual in American Society (New York : Simon and Schuster, 1984). Merci à celleux qui ont participé à l’atelier sur les orientations que j’ai donné au Five College Women’s Studies Research Center en octobre 2005, où j’ai appris l’existence de ce livre.
[53] Ibid., p. 70.
[54] Ibid., p. 210.
[55] Ibid.
[56] Bawer parle notamment de certaines photographies de mariage dont lui et son partenaire ont été effacés (ibid., p. 261). Les mariages impliquent souvent des tables : des « tableaux » (photographiques) mais aussi, très littéralement, des tables (meubles) qui jouent un rôle crucial à la fête de mariage. La convention veut que la fête de mariage place les deux époux et leurs proches sur une table/scène, en face de laquelle les autres tables sont disposées pour la voir. Le couple hétérosexuel est un donné dans la mesure où on lui donne une place à cette table, autour de laquelle d’autres tables sont assemblées. Le but du rassemblement qu’est la fête de mariage est de faire des invités les témoins de cette place qu’il occupe à la table.
[57] Douglas Crimp, Melancholia and Moralism : Essays on AIDS and Queer Politics, Cambridge (MA), MIT Press, 2002, p. 6.
[58] Bien sûr, il est possible d’avoir une orientation hétérosexuelle et de ne pas s’aligner, soit parce qu’en tant qu’hétéro, vous refusiez activement la ligne qui vous est tendue (en refusant le mariage, la monogamie, ou d’autres manières d’être hétéro), soit que vos conditions d’existence vous empêchent de suivre la ligne (il se pourrait par exemple que vous n’ayez pas les ressources nécessaire pour coller à l’idéal social et moral qu’elle implique).
[59] Kath Weston, Families We Choose, New York (NY), Columbia University Press, 1991, p. 116. Voir également le chapitre « Queer Feelings » dans mon livre, The Cultural Politics of Emotion.
[60] Judith Habelstram, Queer Time, op. cit., p. 5.
28 OCTOBRE 2020
Et si on squattait la famille nucléaire ? Un texte de Sara Ahmed.
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