TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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Lancement de Trans* de Jack Halberstam

Début octobre, le théoricien queer nord-américain Jack Halberstam était à Paris pour le lancement de son premier livre traduit en français, Trans*. Une brève histoire de la variabilité de genre, aux éditions Libertalia. Une soixantaine de personnes s’est retrouvée dans la grande salle de Bétonsalon pour l’écouter ; ce qui suit est la transcription de son intervention, reprise à partir de la traduction en direct par emma b. Il y est notamment question d’accès aux toilettes, de transféminisme, de ce qui peut se cacher derrière un astérisque (*), des leçons à tirer de La Grande Aventure Lego, des politiques du refus contenues dans le NON de non-binaire, de l’anarchitecture de Gordon Matta-Clark et des coalitions abolitionnistes auxquelles trans* peut appeler. Un vaste programme qui mélange basse et haute théorie, cultures pop et histoires militantes, à l’image du livre : clair, joyeux, tranchant.

Trou Noir remercie emma b., Léo love Gentil et la collective dansmalangue pour la transcription et la traduction.

Jack Halberstam : Je voudrais d’abord remercier la collective dansmalangue qui a traduit Trans*. Dans la mesure où je suis moi-même monolingue, j’apprécie particulièrement le travail de traduction, et je sais à quel point c’est un métier difficile. J’espère que c’était un plaisir et je remercie l’amour et l’attention qui ont été mis dans le processus.
Comme cette conversation est traduite en direct, je vais faire court et me contenter de faire certains points sur le livre et sur l’histoire de son écriture. Et d’abord, vous dire que le livre vient d’une commande. Une presse universitaire voulait des livres courts sur des sujets d’actualité, et au moment de l’écriture, en 2017, il y avait un certain nombre de « lois sur les toilettes » qui étaient en train d’être soumises au vote aux États-Unis, c’est-à-dire des lois qui avaient pour fonction d’empêcher les personnes d’utiliser les toilettes de leur genre d’élection. Pour la première fois, il y avait un débat national sur les personnes trans, sur les droits trans, sur les vies trans, avec le sens général que si on laissait les personnes trans accéder aux toilettes de leur choix, la civilisation occidentale allait s’effondrer. Une des choses qui se produisait, c’est que ce débat sur l’accès aux toilettes des personnes trans masquait une réalité bien concrète : celle de la peur d’un certain nombre de femmes cis à l’égard de la prédation des hommes cis. Ces femmes n’avaient pas peur de se retrouver avec des femmes trans dans les toilettes, elles avaient peur d’y rencontrer des hommes cis. Or voilà justement ce que le débat sur les personnes trans venait empêcher : un débat plus large qui aurait pu porter sur l’hétéronormativité et sur la prédation hétérosexuelle.
Cette pratique-là, d’utiliser l’angoisse à l’égard des personnes trans pour absorber et masquer les autres angoisses plus générales dans la société, s’est transférée sur d’autres objets. Voilà donc comment le livre a commencé, et j’aimerais vous en résumer maintenant quelques-uns des arguments clés.

Alors d’abord, le titre. Le titre du livre, ce n’est pas Trans, mais Trans* [prononcé “trans astérisque”]. Avec l’astérisque (*), mon intention, c’est de pointer la capacité de trans à accueillir plein de types de personnes, son caractère ouvert. Pourquoi faire cela ? Pourquoi parler de trans comme une certaine capacité ouverte à accueillir ? C’est parce que ce qui m’intéresse, ce n’est pas trans comme identité, ou comme une nouvelle identité ; ce qui m’intéresse, c’est comment trans peut servir de descripteur pour quelque chose de plus général, comment trans peut servir de cri de ralliement pour un certain nombre de personnes qui se désalignent par rapport à la normativité de genre. (Ce qui est vrai aussi de la catégorie non-binaire dont on parlera un peu plus tard.)
Un exemple du fait que trans n’est pas une catégorie identitaire, une catégorie d’identité, c’est le fait que trans en est venu à être utilisé en dehors de la référence à la chirurgie. Il y a dix ans, on parlait encore beaucoup de « changement de sexe » en référence à l’acte chirurgical, comme s’il suffisait d’avoir fait une opération dans un hôpital pour avoir « changé de sexe » (d’un coup d’un seul, c’est bon : on devient un homme ou une femme). Or, comme on le sait de plus en plus, il y a plein de personnes différentes qui se disent trans : des personnes qui font des opérations et des qui n’en font pas ; des personnes qui prennent des hormones et des qui n’en prennent pas. Ce qui m’intéresse, c’est que donc toutes ces personnes très différentes puissent être qualifiées par ce même mot, trans, auquel j’ajoute donc l’astérisque pour signaler l’ouverture, l’indéterminé.
Mais la fonction de l’astérisque et la fonction de ce livre, ce n’est pas seulement d’ouvrir la catégorie trans et d’ainsi refuser l’idée qu’il y aurait des manières authentiques et pas authentiques d’être trans. La fonction de l’astérisque, c’est aussi et surtout d’ouvrir les luttes trans* à d’autres luttes d’une manière coalitionnelle. En ce sens, l’astérisque n’invite pas particulièrement à être remplacé par des mots comme « masculin » ou « féminin » [comme dans “transmasc”, “transfèm”, etc.], mais plutôt à questionner, à remettre en question la binarité de genre homme/femme elle-même. Et bien sûr, il y a quantité de personnes trans qui s’identifient soit comme homme, soit comme femme, et c’est important qu’il y ait de la place pour elleux ; mais cela ne doit pas empêcher de lutter contre le caractère obligatoire de la binarité, et de situer cette lutte dans une lutte plus large.
Sur la question de la chirurgie, un point important à souligner, c’est que tout le monde ne peut pas se la permettre ; en particulier aux États-Unis, tout le monde n’a pas l’assurance qui va permettre d’y avoir accès. Certes, nous sommes nombreux‧ses à faire des opérations (moi-même, j’ai fait une opération du haut). Mais il y a plein d’autres sortes d’opérations qui sont pratiquées.
Dans le nouveau film de Paul B. Preciado, Orlando, il y a une scène où, sur la table d’opération, c’est un livre qui est opéré. Et ce qu’on voit à l’œuvre là-dedans, c’est donc que dans la transition, il y a des opérations qui sont faites sur bien d’autres choses que des corps.

Paul B. Preciado, Orlando : ma biographie politique (film, 2023) [photogramme]

Dans Trans*, je passe pas mal de temps à penser avec les enfants trans. En 2017, au moment où j’écrivais le livre, il n’y avait pas l’anxiété, l’angoisse, la phobie à l’égard des enfants trans qu’on peut voir déployées aujourd’hui. À ce moment-là, la question était : comment est-ce que les parents peuvent soutenir leurs enfants trans ? Comment est-ce qu’on veille à ce qu’un enfant trans puisse sortir du placard, se révéler aux autres ? Comment est-ce qu’on s’en sort avec le retour de l’enfant à l’école ? Il y avait toutes ces questions qui se posaient. Parce que donc ces enfants trans arrivaient dans le monde dans des familles cis, on se retrouvait avec des parents cis ou des familles cis qui devaient prendre soin et devenir les avocats sociaux des enfants trans. Autrement dit, on entendait beaucoup d’adultes cis défendre certains droits des enfants trans.
Cela créait quelque chose de nouveau et d’étrange, à savoir le fait que ces enfants trans étaient exposé‧es à « trans » au travers soit de leurs médecins, soit de leurs parents cis, mais pas au travers de personnes trans des générations précédentes. Au point donc que ça créait un écart, un fossé générationnel entre les générations antérieures de personnes trans et les nouveaux enfants trans qui arrivaient et dont le soin était pris par les personnes cis. Une des conséquences de ce fossé générationnel, c’est que les jeunes trans de l’époque se retrouvaient à regarder des productions culturelles, notamment de personnes trans de générations antérieures, sans comprendre, sans comprendre pourquoi il y avait une telle focalisation sur la violence, par exemple. Si bien qu’il y avait donc des luttes intergénérationnelles qui commençaient à poindre.
À l’époque, je faisais aussi l’argument – et dans le moment historique actuel, c’est sans doute devenu discutable – selon lequel les enfants trans recevaient peut-être trop rapidement des réponses des parents cis qui sautaient tout de suite sur « Ah, tu penses que tu es trans ? Très bien, je vais te livrer au complexe médical industriel et il va résoudre ton problème », ce qui avait pour résultat de contenir trans dans le soin médical qui pouvait être apporté aux enfants, au mépris d’autres dimensions. Je reviendrai peut-être sur la question des enfants trans plus tard, mais je voulais ici simplement attirer notre attention sur le fait qu’en m’appuyant sur les productions culturelles trans, sur les films, sur les livres, j’ai essayé de me concentrer sur ces désaccords intergénérationnels entre les plus jeunes et les plus anciennes générations trans.
Une des autres choses que j’ai considérées, c’est la manière dont le combat trans* s’est beaucoup concentré sur un petit nombre de femmes, supposément féministes, qu’on appelle « les terf ». On a concentré nos luttes sur elles comme si elles étaient l’unique ennemi, alors qu’elles ne sont qu’un tout petit ennemi qui est représentant d’un ennemi beaucoup, beaucoup plus large et qui devrait être, qui aurait dû être le véritable objet de nos combats. (Soit dit en passant, quand on parle des terf, on renvoie souvent aux années 70, dont supposément elles proviennent. Alors c’est vrai qu’il y avait des féministes transphobes dans les années 70, mais c’était des féministes transphobes très différentes de celles d’aujourd’hui. Elles étaient, elles posaient des questions différentes, elles avaient des arguments différents. Mais ce qui m’intéresse surtout, c’est que dans les années 70 déjà, il y avait beaucoup d’arguments qui étaient proposés pour l’inclusion des hommes trans et des femmes trans dans le féminisme. Donc, simplement pour dire que ces tentatives d’inclusion trans qui ont été faites dans le mouvement féministe font partie de notre histoire aussi.) En tous les cas, l’argument du livre était de dire : les femmes transphobes, les terf, ne sont pas des féministes ; elles font plutôt partie d’un mouvement beaucoup plus large qui est un mouvement réactionnaire de lutte contre le genre, et c’est ce mouvement réactionnaire contre lequel nous devons lutter.
Enfin, il y avait une idée qui est défendue dans ce livre et en particulier dans sa conclusion (malheureusement, la conclusion n’a pas fait le chemin jusque dans le livre, mais elle est disponible en ligne gratuitement). Dans cette conclusion, j’utilise le film La Grande Aventure Lego, dont j’essaye de montrer qu’il est un bon modèle pour penser les politiques trans* aujourd’hui. Dans ce film, les habitantEs du monde de Lego font et défont leur village tous les jours. Ielles défendent l’idée de structures flexibles qui peuvent être faites, construites et refaites et improvisées ensemble. Mais un jour, le méchant Lord Business arrive. Il est muni d’une arme : un tube de glu. Il se propose de tout coller ensemble et de garder la structure pour toujours identique à elle-même. Les héro‧ïnes du film trouvent un petit morceau de Lego qui est capable d’interrompre le flux de la colle, qu’ielles appellent : la pièce de résistance. C’est un peu stupide, mais c’est pour dire que dans ces fantasmes enfantins, on peut trouver des modèles probablement meilleurs pour penser le futur dont nous voulons.

Ok. Maintenant, deux points qui concernent plutôt le moment contemporain et qu’on pourra peut-être utiliser pour la discussion ensemble.
Premier point. Lors d’un des premiers lancements du livre, un‧e étudianz m’a posé la question : « Et qu’en est-il des personnes non-binaires ? » On était en 2018 et c’était la première fois que j’entendais ce mot. Et sur le coup, j’ai vraiment détesté, et donc j’ai immédiatement dit non. Pourquoi ? Parce qu’il me semblait que non-binaire était dans une relation binaire avec binaire.
Maintenant, j’ai changé d’avis. Vous vous rappelez, j’ai dit que l’astérisque dans trans* avait pour fonction d’ouvrir la capacité d’accueil du mot trans. Hé bien, il me semble que non-binaire fait très précisément ce geste d’ouverture. Plus encore, j’ai l’impression que si les conservateurs de droite flippent autant, c’est précisément parce qu’il y a de plus en plus de personnes, et en particulier les personnes jeunes, qui se déclarent trans, queer, non-binaire. Dans tous les foyers conservateurs aujourd’hui, il y a toutes les chances qu’un‧e enfant en vienne à utiliser l’un de ces trois mots. Et il me semble qu’on a tout intérêt à créer une coalition entre eux.
Mieux : ce qu’il me semble important de relever, c’est que dans non-binaire, l’emphase, l’accent n’est pas tant mis sur le binaire que sur le non. Et donc, quand une personne jeune dit ce non, ielle ne dit pas non qu’à la binarité. Ielle dit non aussi au racisme. Ielle dit non à la dette dont nous héritons. Ielle dit non au marché de l’immobilier qui l’exclut. Ielle dit non au changement climatique. Ielle dit non à l’horreur du futur qui est en train d’être fabriqué devant ses yeux par le capitalisme. En ce sens, maintenant, j’entends dans non-binaire un appel, un appel aux armes, un appel à la solidarité, à la coalition, à une logique bien plus large de refus généralisé.
Le deuxième point porte sur le livre auquel je suis en train de travailler maintenant, qui est un livre dédié à l’anarchitecture, un mouvement architectural des années 1970 où des personnes voulaient déconstruire, défaire, destituer l’architecture elle-même. Comme on l’a appris grâce aux Lego : ce qui a été construit peut être détruit. Mon argument, c’est de dire que c’est dans ce geste de destruction ou de destitution ou de démantèlement que quelque chose de nouveau peut avoir la place de se produire, et trans* ou non-binaire sont des mots qui peuvent servir à pointer cela.
Dans son dernier livre [La puissance féministe ou le désir de tout changer], Verónica Gago parle de ce slogan qui apparaît dans le mouvement transféministe argentin « arrêter le monde ! » Arrêter le monde : voilà une manière de créer des alliances. Pas seulement entre les trans et les féministes, mais aussi avec les travailleureuses pauvres, mais aussi avec les travailleureuses du sexe. Et ce n’est que dans cette logique coalitionnelle qu’il devient possible de créer des changements.
Okay, maintenant je pense qu’on a le temps pour quelques questions.

Discussion avec le public

Public : Dans The Queer Art of Failure, tu as appelé ça la « basse théorie » : l’art d’utiliser des objets culturels comme la base de ton analyse. Par exemple, tu montres comment Le Monde de Nemo peut être un objet digne d’être analysé, comment il n’y a pas qu’en lisant Michel Foucault qu’on peut penser la théorie queer : on peut le faire en lisant des objets de la culture populaire, des films, des chansons. Et ma question ce serait : comment est-ce que ces objets apparaissent au cours du processus d’écriture ? Comment est-ce que tu te retrouves face à ces objets ?

J.H. : Je viens d’une culture, d’une formation à l’université britannique dans laquelle les objets dignes d’étude sont les objets de la haute culture. Or mon idée, qui est une idée ranciérienne, c’est qu’on peut enseigner tout avec tout. On trouve ça très clairement exprimé dans Le Maître ignorant : si tu es un‧e bon‧ne lecteurice, alors tu peux faire en sorte que n’importe quel texte, y compris un texte comme un film pour enfants, devienne un objet de transmission. Et puis, il se trouve par ailleurs que ces objets culturels sont davantage capables de parler à un public plus large et par conséquent, j’ai plutôt tendance à les solliciter.

Public : Je rebondis sur la question de la lutte contre les terf. Et je suis d’accord : c’est pas le point central. Mais il me semble que l’argument comme quoi les terf ne sont pas des féministes n’est pas un bon argument. Ce n’est pas un bon terrain de lutte, parce que le projet trans, le projet queer, il me semble, c’est un projet anti-définitionnel. Donc dire : « ça, c’est pas du vrai féminisme », ça veut dire ouvrir la porte à des arguments de type « ça, c’est pas un‧e vrai‧e “x” [une vraie femme, un vrai homme, un vrai mariage…] ». Or il me semble qu’on doit se battre pour la remise en question de ce rapport à la définition. Ce qui veut dire que les attaquer sur ce point, cela revient à se tirer une balle dans le pied.

J.H. : Alors une réponse brève : il me semble que féminisme, comme queer en un certain sens, ce n’est pas vraiment un mot à vocation définitionnelle, mais plutôt un mot qui désigne une aspiration ou une orientation politique. Ce qui me paraît différent d’un mot comme trans, qui, quant à lui, peut avoir une fonction de descripteur. De ce point de vue, ce qu’il me semble important de pointer, c’est que quand on dit que les terfs sont des féministes, on s’empêche de créer une alliance entre les mouvements trans et les mouvements féministes, on fait comme s’ils étaient séparés, alors que l’enjeu est justement de créer des politiques coalitionnelles.

Public : La question porte sur la provenance de l’astérisque et sur sa possible extension à cis, notamment dans la mesure où tu es plutôt critique de la binarité cis/trans. Est-ce qu’on pourrait imaginer d’écrire « cis* » ?

J.H. : Alors d’abord pour préciser qu’en effet « trans* » n’est pas de moi. Ce sont Eva Hayward et Jami Weinsteinqui ont introduit cette graphie dans les études trans à un moment où l’usage était en train de se populariser dans les réseaux militants. Hayward et Weinstein réfèrent l’astérisque aux recherches sur Internet, où le signe * a une fonction diacritique : celle d’appeler ou d’ouvrir à d’autres choses de la même catégorie. À partir de là, effectivement, il y a eu cette critique qui a été faite : pourquoi est-ce que trans serait la seule catégorie qui aurait besoin de ce marqueur diacritique d’ouverture aux « autres de la même catégorie » ? Alors ma manière de penser, c’est que trans est tellement spécial qu’on a envie de le décorer, et c’est pour ça qu’on lui colle un astérisque : trans*. Cela étant dit, j’ai surtout l’impression que cis joue un rôle différent par rapport à trans dans la mesure où il est utilisé pour décrire des personnes, mais que les personnes sont rarement très heureuses de le dire d’elles-mêmes et par conséquent, je l’utilise moi-même assez rarement. [1]

Public : Marquis Bey, dans Black Trans Feminism, dédie de longs paragraphes à tenter de penser la catégorie cis, je me demande ce que tu en penses ?

J.H. : L’usage que Marquis Bey fait de la catégorie cis est précisément lié au fait qu’iel cherche à ne pas se déclarer trans. Iel a beaucoup écrit sur trans, et comme c’est souvent une question qui est posée aux écrivain‧es qui travaillent sur des questions trans* (« et toi tu l’es ? »), iel se démène pour éviter la catégorisation, et c’est la raison pour laquelle Marquis a écrit ce pavé. Pour ma part, à nouveau, je préfère ne pas utiliser cette catégorie dans la mesure où elle est principalement utilisée pour décrire les gens, pour ainsi dire, sans qu’elleux-mêmes puissent s’en réclamer réellement.

Public : Moi je voulais juste savoir si on pouvait rebondir sur ce que tu viens de dire par rapport à l’article de Kadji Amin sur l’idée que la catégorie non-binaire produit automatiquement une version idéalisée de binaire. J’ai cru comprendre que tu n’étais pas d’accord avec Kadji Amin, mais je n’ai pas compris pourquoi tu étais d’accord avec ce qu’il dit sur cis, et pas avec ce qu’il dit sur non-binaire.

J.H. : Dans cet article auquel tu fais référence, Kadji Amin fait une attaque frontale de la catégorie non-binaire, notamment sous prétexte qu’elle serait dépendante de ce qu’il appelle la « souveraineté auto-logique » ou la pratique de l’auto-logie. Pour Kadji Amin, la pratique de se dire non-binaire aurait quelque chose de néocolonial, parce qu’elle serait fondée sur cette capacité de s’auto-dire (les personnes non-binaires croiraient, d’après lui, qu’ielles peuvent se nommer elleux-mêmes), mais aussi parce qu’elle inclurait trop de personnes simultanément. Or bon, à ce compte-là, la souveraineté autologique, tout le monde en souffre : tout le monde pense pouvoir être capable de dire qui iel est. Judith Butler a bien rendu compte de ce fantasme de l’autologie, ce fantasme de la capacité à s’auto-déclarer, et iel a offert un antidote à ce fantasme à travers le concept de performativité. Amin cite très peu Butler, qui a tout de même beaucoup pensé cette question. Mais surtout, Amin fait un peu comme si toute la logique de l’auto-déclaration, comme si toute l’auto-logique qu’il dénonce, devait être la responsabilité des personnes non-binaires. Pour ma part, et en raison de tout ce que j’ai dit sur ce qui est enveloppé dans l’idée de non-binarité, à savoir ce NON, cette politique du refus, je crois que cette lecture que Kadji Amin propose est vraiment la plus conservatrice possible de la non-binarité et qu’elle a le risque de créer un autre fossé générationnel dont on n’a vraiment pas besoin.

Public : Ma question porte sur l’anarchitecture. Je me demande dans quelle mesure l’anarchitecture permet de poser la question des foyers, de la forme du foyer ? Est-ce que cela permet de critiquer, par exemple, les représentations associées à des expressions comme « la chambre du maître » [une expression ordinaire en anglais pour désigner « la chambre des parents »] ? Est-ce qu’on ne devrait pas tenter de défaire ça ? Et est-ce qu’on a quelque espoir de le faire ?

J.H. : Oui, Kate, tout à fait ! Alors la pratique dont je parle, l’anarchitecture, a notamment été initiée par Gordon Matta-Clark, un architecte qui a d’ailleurs fait certaines de ses interventions ici même à Paris. Et ce qu’il voulait pointer précisément avec l’anarchitecture, c’était ce que tu as dit Kate, à savoir qu’il y a des structures que nous prenons pour acquises alors qu’elles peuvent être questionnées. Ainsi, quand on construit des maisons pour des familles, cela implique qu’on s’investit dans la production de familles. Alors, qu’est-ce qui se passerait si on construisait des espaces capables d’accueillir plus d’une famille ? Ou plusieurs personnes qui ne sont pas dans des relations familiales ? Si on construisait des espaces capables de changer la taille des pièces et leur disposition ? Qu’est-ce qui se passerait si on construisait les choses autrement ? Est-ce qu’on se mettrait à penser ces choses autrement ? Dans une relation oppositionnelle, notamment à Le Corbusier qui avait tendance à dire que la fonction de l’architecture est de résoudre les problèmes sociaux, Gordon Matta-Clark disait quelque chose comme le but de l’anarchitecture, c’est de ne résoudre aucun problème ou plutôt : mon but, c’est de tout pousser jusqu’à son point d’effondrement. Voilà l’objectif.

Gordon Matta-Clark, Conical Intersect (1975) [photographie / quartier de Beaubourg].

Public : Je voulais juste qu’on apporte une précision ou une nuance à propos de la différence entre La Grande Aventure Lego et le projet de Gordon Matta-Clark. Dans La Grande Aventure Lego, l’effondrement n’a pas l’air d’être la finalité : ce qui est visé, c’est plutôt des trucs cycliques, une régénération constante. Autrement dit, le but, c’est pas que l’effondrement, mais c’est aussi ce qui vient après.

J.H. : D’abord pour dire que j’adore que tu me demandes d’apporter de la nuance sur ma lecture de La Grande Aventure Lego. C’est vraiment exactement le monde dans lequel je vis, alors merci pour ça. Et pour répondre qu’effectivement il y a une différence qui est liée au fait que La Grande Aventure Lego est très centrée sur l’idée de construire, détruire, reconstruire dans cette manière cyclique, permanente, etc. alors que Gordon Matta-Clark a pour objectif certes d’amener les choses à leur point d’effondrement, mais spécifiquement, ce faisant, d’exposer les outils du maître, de nous exposer à l’auto-contradiction contenue dans les outils du maître. En ce sens, la logique anarchitecturale, la logique de l’effondrement, c’est d’abord une logique de l’exposition des contradictions. Une des choses puissantes dans la proposition de Matta-Clark, c’est le fait de construire en faisant de l’absence, en créant de l’absence. On a tendance à penser que créer un espace, ça suppose d’ériger des murs qui vont contenir cet espace. Mais qu’est-ce qui se passe quand on considère que construire un espace, ça suppose de s’en retirer ou de retirer quelque chose, d’absenter ? Donc voilà, cette pratique, elle fait un pendant à la logique de la possession, de la propriété, de l’être. L’anarchitecture, elle demande : comment est-ce qu’on conteste cette logique-là ?

Public : Une question pour les traducteurices. Je sais pas si ça a été mentionné au début, mais en fait, qui êtes-vous ? Combien êtes-vous ? Comment ça s’est passé ? Est-ce que vous étiez un collectif qui existait déjà ? Est-ce que vous avez traduit d’autres choses ?

Léo love Gentil : Alors merci pour la question, et pour répondre rapidement, sur la traduction de Trans*, on était huit, et on a beaucoup changé parce que ça a duré deux ans. Quand on s’est rencontréEs, on était juste un petit groupe de personnes près d’un lac qui lisaient à voix haute un livre et qui se demandaient si peut-être on pouvait pas en faire quelque chose, mais sans du tout avoir l’idée de le publier. C’était vraiment juste par plaisir et pour vraiment être dans l’étude avec le livre, et prendre le temps de le lire ensemble. C’était aussi pour se voir parce qu’il y avait la pandémie et du coup, la traduction, c’était une manière de se donner des rendez-vous en visio régulièrement. Et après avoir été deux, on a été trois, puis quatre ; puis celleux du début sont parti‧es, et le groupe a encore changé. Au début, on était des étudianz en art, beaucoup, de Clermont-Ferrand et d’Aix-en-Provence, mais aussi des personnes qui n’étaient pas forcément en études, des militanz, des artistes.
Au bout d’un moment, on avait traduit trois chapitres et Emma m’a dit :« Bon, ben y’ a plus qu’à publier maintenant, non ? » Elle nous a proposé de faire la relecture et on a envoyé le résultat à des maisons d’édition. Libertalia nous a répondu très vite et ça, c’était vraiment un cadeau. Parce que Libertalia, c’est une maison d’édition qui a des valeurs très proches de celles que porte le livre. Et puis iels ont accepté de publier en poche tout de suite, ce qui est rare, et c’était quelque chose qui nous paraissait important, pour l’accessibilité économique. Voilà, et puis une fois tout cela fait, on s’est constituéEs en association.
Là, en ce moment, on est en train de traduire The Queer of Failure, qui devrait aussi paraître chez Libertalia. On se réunit une ou deux fois par mois, et on est ouvert‧es à d’autres personnes. Pour l’instant, c’est surtout en ligne, parce qu’on habite à Aix, à Marseille, à Lyon, à Bruxelles. Mais j’aimerais beaucoup qu’on puisse faire aussi des ateliers (il y a notamment déjà une personne de la collective, Nemo Turbant, qui a animé un atelier de traduction, et on aimerait voir se multiplier ce genre de pratiques publiques).

Public : Et qu’est-ce qui s’est passé avec la conclusion ?

Emma B. : Oui alors à notre plus grande honte, hein, ce qui s’est passé c’est que Jack a écrit une magnifique postface pour l’édition française et que malheureusement le designaire a substitué cette postface à la conclusion originale. Cela dit, en un autre sens, ça pouvait pas mieux tomber, parce qu’il se trouve que cette conclusion qui a été « oubliée » est justement le passage qui parle de La Grande Aventure Lego, et donc de la destructibilité/reconstructibilité des architectures et du donné. Voilà, donc, déplacé/désenglué du livre, le texte de cette conclusion se retrouve disponible sur le site de Libertalia, et il est fait pour être imprimé comme un zine et distribué gratos dans les lieux qui n’ont pas forcément les moyens d’acheter le bouquin. On espère que le texte fera un bon chemin de cette autre manière.

J.H. : Merci Emma pour la traduction en direct, merci Léo et dansmalangue, merci à Bétonsalon pour l’accueil, et merci à vous toustes !

[transcription/retraduction
par la collective dansmalangue]

À propos de Jack Halberstam
Jack Halberstam est professeur d’études de genre et d’anglais à l’Université de Columbia. Il est l’auteur de livres cultes de la théorie queer, dont Skin Shows : Gothic Horror and the Technology of Monsters (Duke UP, 1995), Female Masculinity (Duke UP, 1998), The Drag King Book (avec Del LaGrace Volcano, Serpent’s Tail, 1999), In A Queer Time and Place (NYU Press, 2005), The Queer Art of Failure (Duke UP, 2011), Gaga Feminism : Sex, Gender, and the End of Normal (Beacon Press, 2012), Trans* : A Quick And Quirky Account of Gender Variability (University of Minnesota, 2018), et Wild Things : The Disorder of Desire (Duke UP, 2020). Trans*. Une brève histoire de la variabilité de genre (Libertalia, 2023) est son premier livre traduit en français.

À propos de la collective dansmalangue
dansmalangue est une collective de traduction dédiée à l’étude et à la circulation de textes queers et transféministes depuis 2020. Elle se réunit tous les mois pour des sessions en ligne ou pour des ateliers en présence. Après avoir traduit Trans*. Brève histoire de la variabilité de genre de Jack Halberstam, elle travaille en ce moment à L’art queer de ne pas réussir du même auteur. À géométrie variable, ses membres actifz sont actuellement Flo*Souad Benaddi, Emma Bigé, Mathilde Delaporte, Léo love Gentil, Sarah Netter et Nemo Turbant. dansmalangue reverse un tiers de ses bénéfices au fond d’aide sociale trans d’Acceptess-T et doit son nom à l’artiste-activiste pour la neurodiversité Mel Baggs et à sa vidéo-manifesteIn My Language , qu’elle t’encourage à aller regarder si tu as une minute.

[1De fait, dans Trans*, le mot “cis” n’apparaît que trois fois quand c’est Halberstam qui parle, et quatre autres fois dans les notes et dans les citations. Le terme “cisgenre” apparaît quant à lui à dix reprises, la plupart dans des citations ou des énumérations. Par contraste, les mots en “trans-” (y compris : trans, trans*, trans ?, trans !, transgenre, transféministe, transsexuel‧le, transition…) apparaissent plus de mille fois.

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