Dans son premier livre intitulé Le Lobby transphobe (Éditions Textuel), Maud Royer, dresse un état des lieux des attaques organisées contre l’existence et les droits des personnes trans. Dans cet entretien, elle explicite ce qu’elle entend par « lobby », décrit les arguments utilisés contre la transition des enfants trans et propose une stratégie pour combattre les offensives actuelles.
Maud Royer est militante trans, lesbienne et féministe. Elle préside aujourd’hui l’association Toutes des Femmes, dont elle est une des cofondatrices. Elle a été auparavant responsable du programme LGBTI de La France insoumise.
Entretien
Trou Noir : Ma première question va être un peu générale, pour présenter un peu le livre. On a pu constater que depuis quelques années, la transphobie joue le rôle d’un langage commun entre les droites. Ton travail est justement d’avoir repéré la constitution d’un lobby transphobe en France à partir de 2021. Pourquoi situer le début de cette offensive à cette date ?
Maud Royer : La question se pose entre deux dates, 2020 et 2021. Avant 2020, en France, il n’y a pas de transphobie qui s’exprime dans l’espace médiatique et politique de manière organisée. Il y en a de manière accidentelle comme une expression de la transphobie ordinaire dans le champ médiatique. Mais en 2020, c’est la structuration d’un discours transphobe, dans des sphères militantes qui sont pour la plupart d’anciennes féministes, qui viennent pour la plupart de la droite du féminisme, mais qui tentent de reproduire en France ce qui s’est produit en Angleterre, avec notamment la structuration d’un secteur autour de J.K. Rowling et sur un discours transphobe au nom du droit des femmes. Pour moi, cette tentative échoue relativement dans le sens où ça ne perce pas dans le mouvement social féministe – il y a des transphobes dans les féministes françaises – mais ça ne perce pas dans le mouvement social féministe qui au contraire plutôt les rejette. Et ça aurait pu en rester là et ne pas produire les propositions de loi transphobes auxquelles on assiste aujourd’hui. Mais en 2021 il a eu ces deux choses qui se sont produites de manière simultanée, à la fois l’extrême droite qui s’empare du sujet, et ça ce n’est pas un lobby, ce sont des politiques avec Zemmour et Valeurs actuelles qui se lancent en même temps sur la question. Et parallèlement à l’extrême droite, arrive un travail de ce qu’on appelle classiquement de lobbying, avec des organisations comme l’Observatoire de la Petite Sirène et Ypomoni, qui se constitue au départ autour de personnes venant historiquement de la gauche ; mais qui, entre 2021 et 2023, se restructurent finalement dans une alliance avec l’extrême droite. Et en même temps,ce discours transphobe passe de l’extrême droite à l’intégralité de la droite, vu que la caractéristique du moment politique de ces dernières années, grâce au travail des médias d’extrême droite, est une tentative de produire une hégémonie sur le sujet, qui fait que LR a repris mot pour mot, sans même l’atténuer, le discours de l’extrême droite sur les personnes trans.
TN : Je vais reprendre une expression que tu as utilisée dans une interview. Est-ce que pour toi, ce moment transphobe en France est une revanche des « seumards de la Manif pour tous » ?
M.R. : Oui et non. L’Observatoire de la Petite Sirène, par exemple, ils ne viennent pas de la Manif pour tous, et ils ont été des acteurs centraux de ces 3-4 dernières années. C’est eux qui ont écrit le rapport sur lequel est basée la proposition de loi d’interdiction des transitions de mineurs qui a été adoptée en mai dernier au Sénat. Ils ont été les premiers importateurs de tout un ensemble de répertoires argumentaires, en particulier celui sur les enfants, qui a été produit d’abord aux États-Unis et qui est là décliné en France. Évidemment, il résonne très fort avec celui de la Manif pour tous sur les enfants pendant les mobilisations contre le Mariage pour tous. Pour une raison simple, c’est que l’Observatoire de la Petite Sirène représente un secteur idéologique bien précis, celui de la psychanalyse réactionnaire, qui en France a une audience complètement démesurée comparativement à d’autres pays européens et même à d’autres pays du Nord. La psychanalyse n’a pas du tout autant d’audience aux États-Unis, par exemple. Et que ce secteur réactionnaire de la psychanalyse, qui est majoritaire en réalité dans la psychanalyse, produit depuis très longtemps un discours essentialiste sur le genre qui n’est ni plus ni moins que celui de l’Église catholique, sécularisé. Alors, ça n’en vient pas généalogiquement, mais ça produit la même chose. Ces gens écrivent noir sur blanc que si on touche aux catégories femmes et hommes, on remet en cause les fondements de la société. Ils disent pas seulement... des choses qu’on a l’habitude d’entendre, que c’est un problème pour les enfants, que ça va les déséquilibrer, etc. Ils parlent vraiment de remettre en cause les fondements de la société, exactement de la même manière que le fait l’Église. Et ils le font depuis le Pacs. Ils l’ont fait aussi pour la PMA. Caroline Eliacheff, fondatrice de l’Observatoire La Petite Sirène, a signé en 1999 une tribune contre le Pacs, de « La gauche contre le Pacs ». Je ne sais pas si elle était plus de gauche à l’époque qu’aujourd’hui, mais en tout cas elle ne s’alliait pas avec des gens de droite aussi clairement, et elle avait une certaine forme de reconnaissance à gauche, qui durait encore en 2022. Par exemple, en 2022, Libération lui accordait une grande page d’interview. Je crois qu’aujourd’hui ce serait plus possible parce qu’on a réussi finalement à faire comprendre et à resituer la question des droits des personnes trans sur un axe gauche-droite assez classique. Et la gauche française est beaucoup moins perméable à la transphobie, en tout cas aux attaques contre les droits des personnes trans que ne l’a été la gauche anglaise. Donc aujourd’hui, Caroline Eliacheff bosse avec des gens de droite et c’est une très bonne chose. Et finalement, la convergence des discours psychanalytiques sur le genre avec les discours de l’Église a fini de s’opérer, mais parce qu’en réalité elle est très, très ancienne. Dès la fin des années 1990 et le début des années 2000, le Vatican a voulu répondre aux transformations du féminisme à la fin du XXe siècle et produire une « nouvelle théorie » de l’homme et de la femme qui soit un peu plus sécularisée et qui ne soit pas la volonté de Dieu. Il a fait appel à des psychanalystes pour écrire des rapports. Et ce sont des prêtres psychanalystes qui ont inventé le concept de théorie du genre qui est décliné depuis 30 ans par l’Église dans toutes ses luttes contre les droits des femmes et des personnes LGBT.
TN : Selon toi, justement, pourquoi est-ce que les paniques morales anti-trans sont autant exacerbées par le sujet des enfants trans ?
M.R. : Il y a deux raisons. Pour moi, la première, c’est parce que c’est facile. La domination adulte telle qu’elle est aujourd’hui permet à la fois que les enfants ne soient pas un sujet politique qui s’exprime pour lui-même et aussi qu’on nie aux enfants leur autonomie dans leur orientation sexuelle et dans la détermination de leur genre. L’autorité parentale ne se justifie plus par le droit de propriété comme cela a été le cas pendant longtemps, mais on part du principe que l’autorité parentale découle de l’intérêt de l’enfant et donc l’enfant ne peut pas déterminer lui-même ce qui est dans son intérêt. Ce serait aux parents de le choisir, que des parents puissent déterminer si un enfant est vraiment trans ou pas, alors même qu’eux n’ont jamais fait l’expérience de la transidentité, que la plupart du temps ils ne connaissent pas d’autres personnes trans. Et puis en fait ça permet une deuxième chose, c’est-à-dire à partir de la catégorie des enfants pour qui il est incontestable qu’ils n’ont pas droit à l’autodétermination, il est possible de rétablir ce qui a toujours été la norme pour les personnes trans. Et pour moi, il y a un pont à faire entre le statut de minorité et la position qu’ont occupée les personnes trans pendant très longtemps, c’est-à-dire de personnes psychiatrisées qui n’ont pas droit à l’autodétermination. Et donc on déplace finalement le pouvoir qui était entre les mains du psychiatre évaluant si une personne était vraiment trans ou non, et donc si elle pouvait transitionner. On a beaucoup fait reculer la psychiatrisation des personnes trans en France et dans plein de pays dans le monde et on a augmenté la part d’autodétermination dans nos parcours de soins. Cette autorité qui a été diminuée du côté du psychiatre est rétablie par les parents. Mais en fait, ça n’est qu’un outil. Parce que quand on regarde quel est leur programme réellement à l’Observatoire de la Petite Sirène ou à Ypomoni, une fois qu’ils en ont fini avec les mineurs, ils disent qu’à moins de 25 ans on n’est pas en capacité de décider si on peut transitionner. On devrait aussi interdire de transitionner aux personnes de moins de 25 ans. L’idée étant vraiment de pousser toujours plus loin. Et on a tôt fait de rétablir le gatekeeping qui était la norme vraiment pour toutes les personnes trans pendant la fin du XXe siècle. Donc vraiment, il y a une continuité pour moi entre ces deux sujets. Ce qu’on attaque réellement, c’est le droit à l’autodétermination. Fondamentalement, c’est ça. C’est la capacité à décider pour soi-même du genre qu’on est et donc d’avoir accès notamment aux technologies de soins dont on pourrait avoir besoin sans que finalement ce soit une personne extérieure qui évalue ça. Et c’est beaucoup plus facile à faire actuellement.
TN : Est-ce que tu peux parler un peu de l’effet de la loi de 2016 contre le « système prostitutionnel » sur l’alliance entre le militantisme trans et certaines tendances féministes ?
M.R. : En 2016, il y avait une évidence encore de l’alliance entre les luttes trans et les luttes TDS ; et même alliance, c’est faible, il s’agit d’une véritable intrication de ces luttes. Très souvent, ce sont les mêmes personnes qui sont concernées. Donc, évidemment, choisir comme porte-étendard du féminisme et de l’intervention du féminisme dans le champ politicien et parlementaire en 2016, choisir ça, comme grande loi de victoire féministe, c’était choisir une victoire qui ne serait que celle de certaines féministes et qui en exclurait forcément d’autres. Et donc, de fait, il y a tout un champ du féminisme, en particulier OLF (Osez le féminisme), dans les années 2010, qui s’est centré sur le monde politique, des partis, et qui s’est détaché de plein d’associations féministes de terrain et communautaires, notamment les associations de personnes trans, en défendant une loi qui était très symbolique pour elles mais qui allait contre les intérêts d’un certain nombre de femmes. Pas que de femmes, mais surtout de femmes. Et ça a rompu le dialogue, de manière certaine, pour des années, entre un féminisme institutionnel et les assos trans. Et je pense que ça a facilité quelque chose qu’on voit aujourd’hui aussi, qu’il y a une sorte de rupture entre le féminisme et le mouvement social féministe, les centaines de milliers de personnes qu’on voit dans la rue chaque année, et les associations féministes qui produisent des services avec les subventions de l’État, qui concrètement sont toutes abolitionnistes (du travail du sexe) parce que c’est la ligne officielle de l’État. Aujourd’hui, le ministère de l’Intérieur et le ministère de l’égalité femmes-hommes sont main dans la main pour mener des politiques de répression qui sont bien souvent en plus des politiques racistes. Voilà, donc je pense qu’on est dans cette situation paradoxale où le féminisme qui a « le plus de pouvoir », s’est isolé de la masse des féministes. Par contre, ça ne fait aucun doute que la masse des féministes n’est pas transphobe. Ça ne fait aucun doute que même les féministes les plus éloignées de ça ont dû céder. Pour moi, il y a quelque chose de vraiment intéressant à voir dans ce qui s’est passé ces dernières années, qui est que sur le triptyque voile/travail du sexe/transidentité, qui a été une ligne de fracture. Il y a des tas de féministes qui se revendiquent non-transphobes, quand bien même elles sont abolotes et islamophobes. C’est ce qu’on a vu se produire il y a deux ans, notamment autour des rapports de force dans l’organisation des manifs du 25 novembre. Donc il y a quelque chose qui bouge là-dessus, il y a quelque chose qui est en train de se casser dans cette homogénéité de la division et du rapport de force entre différentes féministes. Et je pense que c’est de bon augure sur ce qui peut se passer aussi sur les deux autres questions, très honnêtement.
TN : Comment interprètes-tu l’invitation dans les médias de Dora Moutot ?
M.R. : Dora Moutot a été invitée par Léa Salamé. Ça l’a un peu grillée, elle n’est plus trop invitée depuis un an. Vraiment, son aventure médiatique à Dora Moutot est derrière elle. Pour l’essentiel, c’est une femme qui a eu une carrière médiatique, y compris avant d’être transphobe, qui a été chroniqueuse dans ce type d’émission. Elle a eu ensuite un business d’influenceuse Insta. Depuis qu’elle est transphobe, elle a été invitée une fois par Léa Salamé à la télé. Depuis, elle n’est invitée que par des médias de droite et d’extrême-droite. Je ne suis pas trop inquiète sur ce qui se passe dans les médias autour de Marguerite Stern et de Dora Moutot, qui vraiment aujourd’hui sont des personnalités catégorisées à l’extrême droite et invitées par des médias qui ont l’habitude d’inviter des gens d’extrême droite.
TN : Le monde politique est encore peu composé de personnes trans. Marie Cau (première maire trans out de France) fait figure de pionnière. En revanche, sur le sujet de la transphobie, elle considère que les trans subissent une « surpolitisation » de la transidentité par les extrêmes de gauche et de droite. Comment analyses-tu cette position qui est en fait aussi la position centriste en France ?
M.R. : Oui, Marie Cau, avant d’être une maire trans, c’est une politicienne centriste, anti-extrême. Bon, voilà, c’est ses positions. Elle ne représente pas les personnes trans. Si ce n’est que c’est la seule maire trans out de France. Moi, je ne sais pas, très franchement, je m’intéresse peu à ça. Ma vraie question, c’est comment on répond, comment on produit du changement politique en réalité qui soit durable et qui mette fin aussi à la période politique qu’on traverse. Ce que je pense pour le coup vraiment très fort, c’est que la période politique qu’on traverse, on ne peut pas en sortir seulement par des discussions raisonnables ou à l’inverse seulement par des protestations en espérant que ces protestations mettent fin un jour à l’offensive à laquelle on fait face. Cette offensive, elle peut de toute façon basculer dans un plus grand mouvement de l’histoire, dans une victoire du fascisme, dans laquelle de toute façon les personnes trans ne représentent rien, elles sont vraiment une goutte d’eau et n’auraient de toute façon pas les moyens seul*s de répondre. Mais si ce n’est pas le fascisme qui gagne, alors il faut que les discours transphobes s’arrêtent, et qu’on arrive à les arrêter, à leur faire connaître un reflux en tout cas, au même titre que les discours racistes et sécuritaires auxquels on assiste quotidiennement. Et je pense que sur les questions LGBT, si l’histoire nous a démontré quelque chose, c’est que le meilleur moyen de les faire taire, c’est de gagner. Et que, après le Mariage pour tous, les opposants ont globalement arrêté d’être invités sur les plateaux. En réalité, qui a vu Frigide Barjot sur un plateau depuis le mariage pour tous ? Donc je pense qu’il y a vraiment quelque chose à gagner là-dessus, d’autant qu’en fait, sur les questions LGBT, la fracture entre l’extrême droite, qui occupe quasiment tout le champ politique, et la gauche, passe pas au même endroit que sur le reste. Et en particulier, il y a une majorité alternative qui peut être construite à l’Assemblée sur ces questions-là. C’est pas évident, mais je pense que c’est faisable. Et si on réussit à la construire,on renverse la vapeur, mais radicalement, sur cette question-là. C’est-à-dire que tout d’un coup, on ne débat plus de « est-ce qu’il faut interdire aux enfants de transitionner ? ». On débat de « est-ce qu’il faut autoriser, comme l’Allemagne et l’Espagne, les personnes trans à changer librement leur genre à l’état civil ? ». Au pire il ne se passe rien ! Au mieux, on gagne. Et alors, le débat sur est-ce qu’il faut interdire aux enfants de transitionner, il est ailleurs.
TN : J’ai une dernière question. Qu’est-ce qui, selon toi, fait la force du mouvement transféministe en France ?
M.R. : Ça suppose déjà que le mouvement transféministe soit fort. Je pense qu’il a des forces qu’il n’y a pas dans d’autres pays. Notamment un mouvement social féministe assez puissant et qui globalement le soutient. C’est-à-dire que c’est difficile aujourd’hui de se ramener dans une grosse manif féministe où il y a 100 000 personnes avec une pancarte transphobe aujourd’hui. C’est aussi un très bon développement des assos d’autosupport en France, en particulier en Ile-de-France, avec des assos qui sont historiques, qui ont des moyens, qui font aussi que matériellement, on s’en sort peut-être un peu mieux qu’ailleurs. Et aussi, enfin, c’est, je pense, l’héritage de tout un tas de luttes en particulier des luttes contre le VIH qui font qu’on a un système de santé qui laisse un peu plus la place aux patient*s que dans d’autres pays sans forcément tout le temps passer par la loi, et qui fait qu’aujourd’hui l’accès aux soins des personnes trans ,c’est à la fois indécrottablement transphobe et il y a plein de trucs à améliorer, mais en France, on reste quand même un des moins pires pays d’Europe, de très loin. Et je pense que ça, c’est un héritage qu’on doit au fait qu’il y ait des assos qui soient là depuis longtemps, qui fassent le taf et qui, en plus, héritent de luttes qui ont 40 ans quasiment. Après, il a plein de faiblesses pour le mouvement transféministe en France, notamment de ne pas être tout le temps transféministe. C’est-à-dire que c’est quelque chose qu’on revendique beaucoup, mais il y a des fois on peut avoir tendance à oublier le féminisme en pensant que la question féministe est réglée dans certains espaces par le fait que personne n’est hétérosexuel ou que personne n’est cis, ou qu’à l’inverse, le fait que personne ne soit cis permet de ne plus penser l’hétérosexualité et l’homosexualité comme des choses quand même un peu différentes. Mais je pense que ce sont des choses qui bougeront et qui avanceront aussi dans les prochaines années.
Entretien réalisé par Mickaël Tempête en novembre 2024.
28 AVRIL 2020
Récit du procès en trois actes d’une agression transphobe à Bordeaux.