TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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N’existe pas

Dans cette courte « note pour penser ensemble afropessimisme et études trans », la philosophe Eva Hayward considère les formes spécifiques de négation dont les existences noires et trans* font l’objet. Leur exposition au deuil et à la mort prématurées (mais aussi au chômage, au mal-logement et au manque d’accès aux soins) : un effet de ce qu’on ne les considère pas même comme possibles. Non seulement pas humaines, psychotiques, folles (elles se font des idées, elles se racontent des histoires : « mais non, voyons, il n’y a pas de racisme ici  » ; « mais non, voyons, le genre, ça n’existe pas  »), elles sont encore jugées impossibles, improbables, pas réelles. D’ailleurs, on ne les voit pas (« moi, je ne vois pas la couleur  » ; « moi, je ne vois pas le genre »). Des manières différentes de faire ne pas exister les autres, et qui concourent ensemble à la création de vies irrespirables.

« N’existe pas » est paru dans le numéro spécial que TSQ : Transgender Studies Quarterly a dédié à la noirceur (« The Issue of Blackness »). Tout comme dans le texte de Marquis Bey déjà paru dans Trou noir, Hayward s’y pose la question de l’intersection des oppressions trans*/noires, mais aussi celle de la blanchité dans les études et dans les luttes trans*. Comment employer la négativité trans* pour renverser les captures blanches de l’intégration et du progressisme, qui ne rendent visibles les femmes trans* noires, racisées, pauvres ou Folles que pour favoriser l’hégémonie ? Un texte dense et incisif pour poser des questions urgentes.

Source de l’image : Dall·E, « The Transgender Tipping Point Doesn’t Exist » (2023).


[Avertissement : ce texte analyse (et reprend pour les analyser) des propos racistes et transphobes.]

« N’existe pas » est un impératif, une forclusion consacrée. « N’existe pas », ce n’est pas la « néantisation » – la mort sociale queer qu’Eric Stanley articule avec ardeur [1] – pas tout à fait. La néantisation, le néant, c’est rien, pas-une-chose (au sens de la choséité heideggérienne [2]), une exclusion hors de « ce qui compte [3] ». Par contraste, « n’existe pas » s’indexe à une intrigue, une condition sociale : celle de la tuabilité [4], une insistance à la non-existence telle qu’il n’est même pas nécessaire d’articuler la possibilité de tuer, telle que la tuabilité n’a même pas besoin d’être rendue consciente. « N’existe pas » articule une attaque qui porte sur l’ontologie, sur l’être, car dans un tel cas, l’être (le fait, même, d’être) ne peut même être garanti. À propos de la non-existence trans, Laverne Cox écrit dans le New York Times  : « au cœur du combat pour la justice trans, il y a ce stigma invasif et particulièrement intense qui nous dit que nous n’existons pas – que, en réalité, nous sommes du genre qui nous a été assigné à la naissance. » Ce « stigma », continue Cox, est un « état d’urgence » qui a pour conséquence que « nombre de nos frères et sœurs gay, lesbiennes et bisexuelles » ne veulent pas « avoir affaire avec nous [5] ». La paradoxe de la non-existence, dit Cox, c’est la violence, le chômage et le manque d’accès au logement et aux soins qui en sont la conséquence, en particulier pour les femmes trans noires et pour les femmes trans racisées. Pas besoin de lire les commentaires à la suite de son article pour reconnaître le piège auquel nous faisons face : une terrible violence dirigée envers les non-existant·es, envers celleux qui n’ont jamais existé.

L’appel critique lancé par Cox trouve d’étranges échos dans l’œuvre antitrans d’Elizabeth Grosz, qui écrit : « Quelle que soit l’identification queer, transgenre ou ethnique d’une personne, cette personne a d’abord été un homme ou une femme, et cette personne reste un homme ou une femme, même en cas de changement de sexe ou de transformation chimique ou chirurgicale d’un sexe à l’apparence d’un autre. La différence sexuelle est toujours en jeu, même dans la mesure où l’on s’identifie aux organes et appareils sexuels du sexe “opposé”, et aussi activement qu’on puisse chercher à s’en munir : tout au plus peut-on modifier l’apparence et la signification sociale du corps, mais le corps sexuellement spécifique qui est modifié reste un corps sexuellement spécifique, aussi modifié soit-il [6]. » La spécificité, l’ontologie sexée et la matérialité, pour Grosz, résistent à la transition, à la transfiguration et, finalement, aux trans. Sans surprise – peut-être parce que sa résistance vise à faire de la vie trans une non-vie, un vide, une vie coupée, une altération sans substance –, son argument ne me convainc pas. Si les trans ne sont pas sa seule cible – puisque sont aussi visées les « identifications queer et ethniques » –, Grosz définit tout de même les trans comme n’étant guère plus qu’un geste itératif d’identification par rapport à l’ordre ontologique de la différence masculine et féminine, qui, selon elle, est un ordre en soi. Travaillant avec Luce Irigaray et Gilles Deleuze, Grosz plaide pour un renoncement féministe à l’identité et à ses diverses politiques, et défend un réinvestissement de la matérialité de la différence sexuelle – ce qu’elle appelle[, dans une veine lacanienne,] le retour au véritable Réel (the real Real).

Mettant en conversation l’aliénation chez Jacques Lacan et la violence antinoire chez Frantz Fanon, Frank Wilderson montre que là où Lacan considère que l’aliénation est essentielle à la formation du sujet dans sa relation à l’Imaginaire et au Symbolique, Fanon insiste sur la manière dont la violence raciale agit au niveau du Réel. Il écrit : « alors que Lacan avait conscience de la manière dont le langage “nous précède et nous excède”, il n’avait pas conscience comme Fanon de la manière dont la violence précède et excède les Noir·es [7] ». La noirceur, dit Wilderson, est structurée par la violence gratuite – une matrice de souffrance qui reste illisible du point de vue du « discours humaniste qui peut toujours penser la relation du sujet à la violence comme une contingence [8] ». La noirceur expose la suprématie blanche à l’œuvre dans l’ontologie, dans l’être de « l’humain », révélant que la séparation ne passe pas tant entre l’humain et l’animal qu’entre, comme Wilderson en fait le diagnostic, « l’Humain/le Noir [9] ». Qu’en est-il des femmes trans noires, la position depuis laquelle Cox parle ? Comme Cox l’écrit, les femmes trans meurent parce qu’elles n’existent pas – pour les femmes trans noires, cette équation révèle une matrice de « violence gratuite » forgée en relation à l’impératif « n’existe pas [10] ». Le « n’existe pas » du trans n’est pas équivalent au refus raciste de « l’humain » pour les personnes noires – si trans, dans sa forme institutionnalisée, s’indexe uniquement à un désir de changement comme défiguration ou comme réification de la dualité sexe/genre, alors trans est toujours humainement orienté. Suivant la critique de Wilderson de « l’humain » comme modalité blanche de l’être, on peut se demander : l’être n’est-il pas le problème, plutôt que la solution, pour se confronter à la violence antitrans ?

Plutôt que de contredire Grosz, et si nous disions qu’elle a vu juste ? Et si nous disions qu’en effet, le trans devrait refuser « l’humain [11] » ? Ce faisant, ce sont les arguments racistes et antitrans de Grosz que nous pourrions refuser, boycottant le projet humaniste (antinoir) de l’ontologie (sexocentrée). Cette négativité trans pourrait-elle nous aider à exposer la manière dont l’ordre du sujet, et la matière de l’ontologie, sont ce qui rend les femmes trans noires particulièrement vulnérables à la violence ? De cette manière, la négativité trans se retournerait contre les projets transgenres (blancs) libéraux de visibilité, d’accessibilité et de progressisme, pour exposer la manière dont ces logiques politiques sont prédiquées sur un humanisme racial [12]. Sans doute, on peut dire que trans coupe au travers de la technologie du sexe/genre ; et pourtant, la logique du sexe et du genre trouve sa cohérence et sa signification dans le Passage du Milieu, dans la fabrication des esclaves [13]. Plutôt que de construire un projet politique et intellectuel sur les corps morts des femmes trans noires – le projet ininterrompu de la fabrication des esclaves –, la négativité trans demande comment l’identité, la représentation et les politiques trans ont eu besoin des corps assassinés des femmes trans noires et des femmes trans racisées pour constituer le « tournant transgenre ». C’est sans surprise que le Time, pour la couverture de son numéro dédié au « tournant transgenre » a justement choisi Laverne Cox [14] ; ce recrutement du travail des femmes trans noires est la violence inévitable dont les projets institutionnels trans/sexuels/genres (compris au sens le plus large ici) ont besoin pour se réaliser et potentialiser les politiques identitaires. Ces projets sont ainsi un effet de l’humanisme progressiste, et l’avancement blanc est leur motif.

Eva S. Hayward.
traduite de l’anglais (états-unis) par Emma B.


Eva Hayward est une chercheuse anti-disciplinaire issue de la tradition de l’Histoire de la Conscience de l’Université de Californie à Santa Cruz (Ph.D. 2008). Elle s’est formée à l’histoire des sciences, à l’histoire du cinéma et de l’art, et à la sémiotique psychanalytique, attentive à la persistance de la sexualité et de l’esthétique dans la structuration de la connaissance, de la subjectivité et du pouvoir. Elle est professeure adjointe au département des études sur les médias et la culture de l’Université d’Utrecht aux Pays-Bas. Elle a notamment été professeure associée à l’Université de Californie et à l’Université d’Arizona où elle a rejoint, en 2014, la Transgender Studies Initiative. Ses recherches portent sur l’esthétique, l’écologie et les études transsexuelles. Elle est l’autrice d’essais décisifs dans les champs des études trans* et de l’épistémologie, notamment « FingeryEyes : Impressions of Cup Corals » paru dans Cultural Anthropology (2010) et « More Lessons from a Starfish » paru dans Women’s Studies Quarterly (2008) et traduit en français dans Trou noir (2022).

[1Stanley, Eric. 2011. “Near Life, Queer Death : Overkill and Ontological Capture.” Social Text, no. 107 : 1–19.

[2Heidegger, Martin. 1949. “La Chose,” traduit de l’allemand par André Préau dans Essais et conférences, Paris : Gallimard, 1993.

[3Fanon, Frantz. 1952. Peau noire, masques blancs. Paris : Seuil.

[4Haraway, Donna. 2008. When Species Meet. Minneapolis : University of Minnesota Press.

[5Cox, Laverne. 2013. “The Bullies Don’t Draw a Distinction.” New York Times, October 15.

[6Grosz, Elizabeth. 2011. Becoming Undone : Darwinian Reflections on Life, Politics, and Art. Durham, NC : Duke University Press, p. 109-110.

[7Wilderson, Frank. 2010. Red, White, and Black : Cinema and the Structure of US Antagonisms, Durham, NC : Duke University Press, p. 96.

[8ibid., p. 68.

[9ibid., p. 73.

[10Cox, art. cit.

[11cf. Hayward, Eva. 2008. « Encore des leçons à apprendre auprès des étoiles de mer », traduit de l’anglais (états-unis) par Emma B., Trou noir, #25, 28 juin 2022.

[12cf. Weil, Abraham. In progress. “Trans*versality : The Mattering of Political Life.” PhD diss., University of Arizona ; Gossett, Che. 2016. “Žižek’s Trans/gender Trouble.” Los Angeles Review of Books, September 13 ; Snorton, Riley, and Jin Haritaworn. 2013. “Trans Necropolitics : A Transnational Reflection on Violence, Death, and the Trans of Color Afterlife.” In Transgender Studies Reader 2, edited by Susan Stryker and Aren Z. Aizura, 66–76. New York : Routledge.

[13cf. Spillers, Hortense. 2003. Black, White, and in Color : Essays on American Literature and Culture. Chicago : University of Chicago Press.

[14NdT : La couverture du Time du 29 mai 2014 indique « The Transgender Tipping Point. America’s Next Civil Rights Frontier » [le tournant transgenre : la prochaine frontière du mouvement pour les droits civiques] ; https://time.com/135480/transgender-tipping-point/

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