On doit à Charles Mopsik (1956 - 2003) penseur et chercheur français, d’avoir renouvelé les études de la Cabale (mystique juive). Son œuvre retentissante, composée de traductions, d’annotations et d’éditions influencera durablement la philosophie française. Charles Mopsik a su dégager de l’univers lumineux de la mystique juive son aspect moderne et toujours actuel mais aussi sa part universelle, travaillant pour et dans l’avenir, s’adressant aussi bien aux générations présentes qu’aux générations futures.
"J’ai découvert la cabale vers l’âge de 18 ans et cette forme de pensée m’est tout de suite apparue comme marquant une rupture vis-à-vis des modes de croyances religieuses dont j’avais l’expérience par ailleurs. Elle eut donc une fonction libératrice qui m’a ouvert d’immenses horizons, que la religion commune, en l’occurrence le judaïsme traditionnel, s’entêtait à fermer."
Le concept de genre, qualifiant le « masculin » et le « féminin », est devenu incontournable (voir Des États-Unis à la France : trajectoire du concept de genre). Il se fond avec l’immémorial, l’universel, l’évident couple homme femme. Il occupe une place centrale dans les débats sociétaux à propos de l’égalité entre les hommes et les femmes, le mariage homosexuel ou la PMA. Et il se fait pressent, car l’enjeu est de taille. S’approprier le concept, c’est imposer une définition et par là une vérité. D’où la violence des débats cherchant tour à tour dans la biologie, la psychologie, l’histoire, l’anthropologie des éléments à charge pour valider une nature humaine composée du couple homme et femme, cherchant descendance, base de la famille et de la société, parées respectivement de leurs attributs physiques et symboliques. Un profond malaise se dégage souvent de ces échanges. Pourquoi cette position si commune, si évidente, s’exprime-t-elle du fond de ses retranchements à l’image de l’animal blessé ? Sans nul doute de par la faiblesse de la position tenue. En effet, chaque loi, chaque débat, chaque argument venant défendre cette tradition semble jouer un rôle de contrefort face à l’imminence de son effondrement.
Dans une note de Trois essais sur la théorie sexuelle de Sigmund Freud, celui-ci qualifie les concepts de « masculin » et de « féminin » d’extrêmement confus. Il en donnera trois grandes orientations. Une première, psychanalytique, qui substitue au couple « masculin » « féminin » celui d’« activité » et de « passivité » [1]. Une seconde, biologique, distinguant entre spermatozoïde et ovule. Une troisième, sociologique « reçoit son contenu de l’observation des individus masculins et féminins existant effectivement. Il résulte d’elle que pour l’être humain, on ne trouve ni au sens psychologique ni au sens biologique une pure masculinité ou une pure féminité. Chaque personne prise isolément présente bien plutôt un mélange de son caractère sexué biologique et de traits biologiques de l’autre sexe et un assemblage d’activité et de passivité, et ce aussi bien dans la mesure où ces traits de caractères psychiques dépendent des biologiques que dans la mesure où ils en sont indépendants ».
L’évidence naturelle du « masculin » et du « féminin » a fait son temps. Non pas que ces notions soient imaginaires ou malsaines, mais leur signification et leur usage ne permet pas de rendre compte correctement du sexe, de la sexualité et de l’influence des genres sur notre vie physique et psychique.
À la suite de notre article Que dit la bible à propos de l’homosexualité, un lecteur attirait notre attention sur l’ouvrage de Charles Mopsik, Le sexe des âmes, Aléas de la différence sexuelle dans la cabale parue aux éditions de l’éclat. L’affinité conceptuelle qui s’en dégage d’avec les théories genders pique à vif notre curiosité et la recherche sensible des subjectivités de notre temps. La cabale, considérée comme la forme médiévale de la mystique juive dont les différentes écoles sont pour la plupart issues de l’occident méditerranéen, comprend en effet, un nombre imposant d’écrits où se reflète le souci constant d’investir le dipôle mâle-femelle de valeurs qui transcendent le marquage social des identités sexuelles. Charles Mopsik souligne que « l’étrangeté » de ce discours est redoublée par l’absence totale de sa prise en considération dans les travaux consacrés à l’histoire de la sexualité ou la construction de la différence sexuelle en Occident. Cette voie de la connaissance, orale et secrète est qualifié de « part maudite » du judaïsme par Gershom Scholem, éminent historien, philosophe juif et spécialiste de la cabale. Il se référait par là à la part hérétique, révolutionnaire du judaïsme. L’enjeu de cette recension sera donc de venir mettre en question les catégories fondamentales de masculin et féminin en survolant l’approche originale de la cabale.
LES CARACTÈRES DU MASCULIN ET DU FÉMININ
Des caractères ou qualités ont toujours été attribués à l’homme et à la femme formant ainsi deux pôles, le masculin et le féminin. Or, si cette double polarité est universelle, c’est-à-dire présente dans toutes les cultures, les caractères qui composent chacun des deux pôles, eux, ne le sont pas. On s’en rend aisément compte par une mise en relation des éléments que l’on qualifie de masculins ou de féminins dans telle ou telle culture. Partitionnement dans la langue, la nature, le cosmos. L’évidence sensible construite culturellement par analogie, comparaison et dichotomie vient produire des symboles sociaux. On les reconnait au premier coup d’œil, dans l’apparence du monde et des êtres. « Ce qu’une société donnée qualifie de « masculin » ou de « féminin » sera donc « masculin » ou « féminin », quel que soit le caractère arbitraire de ce jugement, qui pourra avoir des conséquences multiples : stigmatisation des ambiguïtés réelles ou supposées, tabouisation relationnelle, interdits ou châtiments liés à des préférences sexuelles ».
Charles Mopsik dresse un tableau des correspondances les plus fréquentes dans les écrits des cabalistes reproduites ici pour permettre à chacun une comparaison et mettre en lumière les aspects surprenants de cette partition.
MASCULIN | FÉMININ |
---|---|
Miséricorde | Jugement |
Quiétude | Activité |
Épanchement | Réceptivité |
Cause | Effet |
Déploiement | Limitation |
Forme | Matière |
Lumière | Obscurité |
Droit | Gauche |
Le jeu de correspondances entre ces coupes est ce qui vient caractériser la dynamique des mondes spirituels et matériels. Notre auteur insiste sur le déplacement que constitue la mise à mal du sens commun des notions d’« activité » et de « passivité » généralement dévolu aux hommes pour la première et aux femmes pour la seconde. Il soulève l’ambiguïté de la notion de « passivité » qui « à proprement parler ne s’oppose pas à « activité », mais à « impassibilité ». Être passif, c’est avoir la faculté de recevoir, de pâtir, ce qui n’exclut pas la capacité d’agir. Et c’est bien le caractère de la dimension féminine dans la cabale, qui est éminemment passive et qui est dotée de la forme d’activité la plus énergique et la plus créatrice dans le monde des sefirots ».
Conçu comme un réseau de dix vases communicants, les sefirots, reçoit chacune l’influx qui leur parvient du Eyn Sof (l’Infini) et l’épanche à leur tour. Donner et recevoir sont pour les cabalistes les actions du divin. Contenir ces deux actions dans un même mouvement est ce qui vient caractériser l’unité, l’un, Dieu, mais aussi l’être. Chaque chose, sans exception est épanchant et recevant, mâle et femelle. L’unité du divin est donc androgyne, comme chacune des sefirots. Et pourtant, certaines sefirots sont qualifiées de mâle et d’autre de femelles. Car bien qu’elles reçoivent et épanchent toutes, elles le font suivant des modalités particulières appartenant à leur polarité. « Le caractère androgyne du système est sauvegardé, toutefois, le fait d’être de genre masculin ou féminin ne signifie plus exactement épancher ou recevoir, mais épancher et recevoir d’une façon particulière. »
Androgyne de manière particulière, voilà qui ouvre, selon Mopsik, des perspectives inédites dans l’appréhension de l’identité sexuelle.
ANDROGYNIE ET BISEXUALITÉ
C’est dans l’analyse du masculin et du féminin par les cabalistes dans le Livre de la création que ces deux notions furent détachées de tout support biologique, et conçu comme des qualités universelles pouvant être associé l’une à l’autre et même coexister dans un unique élément. Réalité bisexuée associant le masculin et le féminin dans une même entité voilà la clé de compréhension de l’aptitude à engendrer. Le corps humain, à l’image du corps divin, se compose de sept formes correspondant aux membres principaux du corps humain. Or, une des parties du corps humain, un de ses côtés, est la femme. « Il est remarquable que la femme soit conçue comme l’une des sept formes constitutives du corps divin et humain, au même titre que sa tête ou que ses jambes. Le féminin est intrinsèquement partie intégrante de la plénitude cosmo-divino-humaine, il constitue, en étant lié au masculin, l’identité substantielle de tout être quel que soit son rang dans la hiérarchie universelle ».
Cette conception doit beaucoup au mythe de l’androgyne tel qu’il se retrouve développé par Aristophane dans le banquet de Platon (à lire ici page 114). Dans ce mythe, l’humanité était tripartite, homme, femme et androgyne. Chacun était double : quatre mains, quatre pieds, deux visages placés à l’opposé l’un de l’autre et, surtout, deux sexes placés sur ce que l’on appelle aujourd’hui la partie postérieure de l’être humain. Celui que l’on appelait le mâle disposait donc de deux sexes masculins. Dans le cas de la femelle, les deux sexes étaient féminins. Pour l’androgyne, l’un était masculin, l’autre féminin. Inquiet de leurs orgueils, Zeus les coupera en deux. Ainsi chaque partie sectionnée, amputée d’elle-même, se trouvait fragilisée par la nostalgie de sa moitié perdue. Zeus opère alors arbitrairement ces corps en plaçant leurs organes sexuels (initialement à l’arrière du corps) sur le devant.
« Le sexe organique vient prendre ici le rôle de ce qui sépare, de ce qui a été placé là, empêchant l’union des parties séparées. Ainsi l’individu n’est pas porteur d’un sexe (masculin ou féminin), à savoir d’une séparation qui le marque et l’assigne à un destin d’homme ou de femme, la séparation – son sexe – est sa condition existentielle momentanée et accidentelle appelée à être dépassée. L’idée commune de l’existence d’une identité sexuelle substantielle attachée à chacun est repoussée au profit de la notion d’une identité comme figure du manque. La différence anatomique ne fonde pas d’identité sexuelle, elle est l’inscription dans le corps des organes qui font défaut à l’autre, dont l’autre a besoin pour être dans son corps ».
DISCORDANCE ENTRE ANATOMIE ET PSYCHISME
L’âme androgyne représente la version spirituelle de la matérialité du corps. « Monture » fragile de l’âme, le corps humain est le siège d’une subtile combinaison entre le masculin et le féminin. « Cette conception va introduire la notion de bisexualité au sein même de l’individu séparé, comme si, malgré la séparation, il recelait toujours quelques vestiges de la partie détachée ». « Mâle et femelle comprennent chacun mâle et femelle. […] L’idée sous-jacente de cette conception de la co-présence des « principes sexuels » dans chaque individu est que le masculin est attiré par le masculin, le féminin par le féminin et non l’inverse. […] Le désir homosexuel est donc strictement naturel. […] Néanmoins en ce qui concerne son désir pour l’autre, ce n’est pas l’élément sexuel « dominant » qui détermine son orientation sexuelle, mais l’élément « dominé » : l’être humain désire l’autre sexe grâce à son élément sexuel défaillant, amoindri, en manque de cette plénitude qu’il trouvera dans l’autre ».
Selon un processus complexe lié à la réincarnation et aux secrets de l’enfantement (ibour), une âme masculine dans un corps de femme ne peut concevoir sauf par l’intermédiaire d’une étincelle d’âme féminine selon les secrets de l’ibour. Un jeu complexe de correspondances et d’intrications est à l’œuvre dans cette vision d’Isaac Louria. Et en effet, « qu’une personne soit une femme par le corps et un homme par l’âme, cela était une donnée acceptée et allant de soi qui permettait d’expliquer bien des situations complexes et mystérieuses. […] Une femme par le corps pouvait être un homme par l’âme et réciproquement, de même que des caractères masculins et féminins pouvaient coexister et même collaborer au sein d’une même personne sans qu’aucune stigmatisation sociale n’intervienne ». Le cas de Tamar et de Ruth est significatif : ces deux femmes avaient une âme mâle, elles furent pourtant capables d’enfanter sans l’aide d’un ibour parce que leurs compagnons respectifs, Juda et Boaz, possédaient des étincelles d’âmes féminines. La femme n’est donc pas nécessairement celle qui représente le principe féminin dans un couple humain. Il arrive que ce soit l’homme qui soit le véhicule de la féminité.
Pour R. Hayyim Vital, l’inadéquation entre genre apparent et genre réel attaché au sexe de l’âme n’implique aucune « abomination » (terme contenu dans le lévitique pour qualifier les pratiques homosexuelles. Voir notre article Que dit la bible à propos de l’homosexualité ?), mais constitue un fait qu’aucun jugement de valeur ne saurait mettre en cause.
« Tout se passe comme si ce n’était pas le corps ou même l’âme qui étaient porteuse d’un sexe ou de l’autre, mais que c’était le « féminin » et le « masculin » en tant que principes ou qu’entités préexistantes qui étaient les substrats du corps et de l’âme. Ceux-ci viennent « incarner » un sexe et non le constituer ».
CONCLUSION
Comme l’indique Charles Mopsik, aux yeux des cabalistes, les apparences extérieures ne sont jamais les traductions fidèles de la réalité et c’est cette dernière qui recèle la clé des relations humaines et des identités. La cabale ouvre une ligne de front contre les normes sociales et les apparences. Et pour cause, la compréhension des phénomènes sociaux, biologiques, spirituels, historique, psychologique liés au masculin et au féminin, au genre et à la sexualité implique une vision du monde dissidente du registre des évidences et pourtant issue de la tradition, d’une rigueur dans les textes. Bien que l’auteur refuse d’en tirer un enseignement direct pour l’appliquer à la réalité contemporaine, les liens existants entre les conceptions cabalistiques que nous venons de voir et les subcultures gays et lesbiennes sont étonnants. Et ce d’autant plus que le geste des cabalistes consiste à chercher dans la tradition des chemins de traverse au plus près des expériences sensibles. Des lettres de l’alphabet, aux grandes conceptions du divin, la transsubstantiation des notions de masculin et de féminin nous montre comment le sens commun de ces mots vient à se transformer pour devenir chez les cabalistes un jeu complexe amenant un regard nouveau sur le monde. Voilà qui renouvellera, nous l’espérons, les approches possibles de la dissidence sexuelle, trop souvent tenté de se couper de l’histoire, de faire table rase.
Duchesse
[1] En psychanalyse, si activité et passivité qualifient principalement pour Freud des modalités de la vie pulsionnelle, cela n’implique pas que l’on puisse opposer des pulsions actives et des pulsions passives. Tout au contraire, Freud a marqué qu’il entrait dans la définition même de la pulsion d’être active. Toutefois, même s’il existe une « irréductibilité » dans la fixation d’un rôle sexuel actif ou passif, on ne peut pas les confondre avec « masculin » et « féminin »
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