J’ai pris du temps pour connaître ma généalogie transféministe. J’ai dû partir loin pour enfin comprendre certains textes. Tu vois de quels textes je parle, tu t’en doutes. Les générations de mon âge m’avaient appris à haïr le transféminisme queer : souvent les « premières versions » qu’on entend sont souvent les plus fausses. Et souvent, sache-le, les jeunes générations ne sont pas si ouvertes d’esprit que tu crois. Aujourd’hui, j’ai appris à me rapprocher de celleux qui sont taxé-e-s de « problématiques » au Tribunal de Twitter. Pour comprendre cela, j’ai fait de ma vie un road-movie. Sauf que la CAF ne donne pas suffisamment d’argent pour payer les péages Vinci. Souvent ça a été à pied et j’arrive à Paris saignant des pieds, des genoux. Je me sens dans une quête éternelle d’un Pedro Páramo [1] qui se trouve partout et nulle part, et qui est pourtant censé s’appeler Juan.
Je suis l’Enfant Queer dont tu parles tout le temps dans tes textes, sans pour autant jamais le citer. Je traîne mes vieilles baskets H&M jusqu’à ton portail. Je tape la sonnette en encre brouillée par l’humidité de la pluie parisienne. Je monte non sans efforts les étages de l’immeuble, et je frappe à ta porte pour t’annoncer la nouvelle de ma mort imminente. Une fois la porte ouverte, un petit canidé court et saute à mes genoux, les chien-ne-s aiment toujours jouer avec les os et la chair en décomposition. Tu me reçois avec des cernes plus grandes qu’un sac de ALDI, la coupe de cheveux de Rebeka Warrior, et un survet’ de Wati B couleur rouge vif. T’as décidé de te mettre en contact avec ton côté jeune, tu m’expliques ça pendant que tu me sers un Nespresso. Je décide du coup de changer le plan que j’avais prévu et t’annonce que ça fait au moins 8 ans que Sexion d’Assaut n’existe plus. Je comprends par ton regard que tu sais pas que Wati B est la maison de disques de Sexion d’Assaut, que t’as choisi le pull vraiment au pif. Je t’explique toute l’histoire de Sexxion d’Assaut jusqu’à ce que la nuit tombe, pendant que le french bulldog finit de dévorer mes pieds, orteil par orteil, laissant un chemin de sang, d’os triturés, et de baves.
« C’est, tellement, tellement intéressant ce que tu me racontes », me dis-tu, assis sur ton fauteuil bleu, les jambes croisées. « Vous, les jeunes, vous savez tellement de choses, vous êtes le futur ». Tu me prends vraiment pour un con. Comment ne pas avoir une certaine amertume quand tu me dis ça ? Plus tu continues avec tes propos, plus ma rage augmente. Peut-être que je ne comprends rien, que mon rôle, c’est ça, être le dernier de la classe, le paumé de cette telenovela transféministe qu’on a créée entre toustes. Ou peut-être que je voudrais juste que tu m’aimes, juste être un-e millennial exaspéré-e qui cherche à attirer l’attention. Or, suis-je le seul au juste ?
La troisième fois que tu dis « Les jeunes queers vous êtes le futur » je te laisse pas finir. Mes lèvres, qui commencent à devenir violettes, embrassent les tiens afin que tu te taises. L’Enfant Queer n’a rien à voir avec le petit Jésus blond immaculé devant lequel tu priais à l’école catholique de nonnes du nord de l’Espagne, ce cygne de la jeunesse dont tu rêves. J’ai rien d’un cygne moi, je suis un vilain canard à peau mate, barbe de 3 semaines, des boucles noirs, et une érection de 4cm prêts à te baiser ou à baiser n’importe quelle chatte qui croise mon chemin à ce moment même.
Tu n’opposes aucune résistance, je sais pas si c’est à cause de ta faim de jeunesse ou à cause de ta faim tout court. Tu te sens menacé d’un coup, t’essayes de prendre le contrôle, tu mets ma tête contre le fauteuil, tu veux pas voir mon visage. T’as jamais voulu voir mon visage. Tu me baises avec ton poing très, très fort, jusqu’aux larmes, je kiffe. Tu cherches à ce que j’éjacule le plus vite et le plus abondamment possible. Tu veux pas que je prenne du plaisir, tu veux juste boire mon squirting comme s’il était la fontaine de la jeunesse éternelle. Aucun squirting ne sort de mes trous pour autant, juste du sang qui coule par litres sur le parquet, sur tes boxers Balenciaga, sur ta peau pâle. Ça me fait pas du mal, au contraire : j’ai un orgasme. T’arrêtes, tu regardes horrifié ta main droite, t’avais oublié d’enlever ta bague au crâne d’argent. Comme quoi c’est impossible de se confronter à ma chatte sans un peu de pulsion de mort. Ou sans être un peu gothique, si le deleuzien le préfère formulé ainsi. Tu t’excuses cent mille fois. Tu pleures toutes les larmes de ton corps jusqu’à les mêler avec mon sang.
« Mais, tu sais… » Je lâche la phrase, comme si j’allais braquer une banque, comme si j’avais un explosif dans mon corps « J’étais déjà en état de décomposition, moi. Tu t’es pas rendu compte de mes lèvres pâles ? ».
Et c’est là que je me décide à te donner la nouvelle de la mort imminente de l’Enfant Queer. Aujourd’hui, il se trouve que c’est à mon tour d’être cet Enfant imaginé par toi. Or, l’Enfant Queer pourrait être aussi une pédale punk avec bretelles à la voix tremblante. L’Enfant Queer pourrait être aussi ta voisine de 20 ans qui veut que tu lises son livre. L’Enfant Queer pourrait aussi être n’importe quelle personne de n’importe quelle âge ou d’origine qui, à tort ou à raison, te pose une énigme. Parce qu’en réalité, l’Enfant Queer n’existe pas et n’a jamais existé, il est juste une version progressiste du « miroir de la frustration des adultes » [2]. Tout comme, par contraste, l’Adulte Queer (s’il existe un enfant, il doit exister aussi un adulte, logique binaire) n’existe pas non plus ; et qu’il est tout de même le miroir de la frustration de beaucoup de jeunes queer qui traitent leurs aîné-e-s de boomers ou de rétrogrades. Où se situe aujourd’hui la frontière Enfant Queer/Adulte Queer ? Si on ne fait que répéter en boucle que l’espérance de vie des personnes trans est de 30 ans (statistique biaisée ceci dit) est-ce que ça veut dire qu’on devient des boomers déjà à l’âge de 20 ans ? Peut-être. Ou peut-être qu’on est tout simplement une bande de paumés.
Tu es mon père, mais aussi mon fils, mon frère, mon cousin, ma sœur, ma mère, mon chien, ma chienne, ma muse et mon ficus. Et en même temps, rien de tout cela. Tu es le monstre au-dessus de mon lit que j’embrasse. J’ai une blessure, et un gilet pare-balle qui ne sert plus à rien. Je voudrais pleurer contre ta poitrine, tout comme je voudrais que tu frappes contre la mienne afin que la balle ne sorte plus jamais. Allez, encore un effort, tiens ta métaphore jusqu’au bout et fais crever l’Enfant Queer une putain de fois afin de faire disparaître l’opposition factive entre toi et moi. Tout est à détruire et à refaire, rien ne peut se refléter via les taxonomies de l’ancien monde. Ni amitié ni amour ni haine ; ni gouine, ni pédé, ni non-binaire, ni encore moins hétérosexuelle. Même pas trans. Oui, même pas trans, sauf peut-être transmasculin. Sans statut ni rôle. Sans attendre le Grand Soir. Sans attendre les vagues de la mer, ni les vaches qui gravent la montagne, ni n’importe quel locus amoenus [3] : fraudons la RATP du Binarisme Sexuel ici et maintenant en pratiquant le vandalisme de genre [4]. Défions la mort, vivons le présent parce que, comme disaient d’autres anciens (ceux du rap) demain c’est loin. Nous, les millennials, nous n’avons que ça : l’angoisse d’un futur incertain
Je murmure dans ton oreille un sortilège inintelligible que je serais incapable de reproduire en français, même pas dans une langue humaine. Tu embrasses mon torse poilu, tu respires de façon agitée. Tu mords mon cou suffisamment fort pour faire couler un fil de sang. Tu mords mes seins jusqu’à les couper (les deux) d’un coup sec et pour que le chien les mange. On commence à s’entre-branler. Nos musculatures deviennent deux fois leur volume : ta montre Gucci s’écrase avec l’impact, et se fond par terre avec l’acide de mon sang, comme possédé par Gaudí. Nos dicklits poussent jusqu’à écraser les vitres de la fenêtre et faire sauter l’alarme de l’édifice. Mais personne ne viendra nous sauver de nous-mêmes.
Je regarde par moments le ciel : il n’y a plus d’étoiles, plus de corps célestes tout court, sauf une miette de Lune. Tout est noir. Je prends ton visage entre mes mains, je sens tes grognements canidés, ton haleine : Gouine Garou est de retour. Transmasc Garou. Adieu omerta familiale, adieu à l’Enfant Queer, nous nous embarquons dans des îles ni brillantes ni radieuses, dans un futur sombre où les yeux ne nous serviront plus… Sauf si c’est pour regarder l’envers de nos globes oculaires.
Jordi Ellez
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Bref compte rendu du dernier ouvrage de Paul B. Preciado (Dysphoria Mundi), en lecture croisée avec d’autres auteur.e.s (Félix Guattari, Louisa Yousfi)