TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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Ils tuent une pédale / Matan a un marica

Néstor Perlongher était un poète, écrivain, journaliste et militant homosexuel argentin. Il était un des fondateurs du Front de libération homosexuel (Frente de Liberación Homosexual) qui a vu le jour en 1971.
Dans ce texte poétique et analytique, il donne à réfléchir sur la violence de la paranoïa anti-homosexuelle de son pays et du Brésil où il s’est exilé en 1982 : « quelles sont les forces en collision, quel est le champ de forces qui affecte leur choc ? » En croisant les hypothèses de Deleuze, Guattari et Hocquenghem sur le désir et la violence avec l’histoire de la dictature civilo-militaire de l’Argentine, Perlongher adopte un point de vue foutrement anal sur le sujet.
L’article est composé en deux parties. La première est une présentation biographique de Néstor Perlongher. La seconde est la traduction du texte Matan a un marica écrit en 1988.

Source image : Photographie de Madalena Schwartz issue d’une série de portraits de travestis intitulée "As Metamorfoses - Travestis e transformistas na São Paulo dos anos 70".


Présentation de Néstor Perlongher

Plutôt connu pour ses poèmes, Néstor Perlongher a aussi écrit des pamphlets, des articles poétiques, des enquêtes sur la prostitution masculine…

Né en 1949 à Buenos Aires, il rejoint un groupe trotskiste Política Obrera à la fin des années 60 duquel il s’éloigne à cause de leur rejet de son homosexualité assumée. Il rejoint alors le FLH, Frente de Liberación Homosexual qui mélange plusieurs tendances : péronistes de gauche, anarchistes, féministes, lesbiennes, etc. Son groupe se dénomme Eros. Emprisonné quelques mois en 1976, c’est dans ce contexte de répression féroce que se dissout le groupe. A ce moment-là, Perlongher est plus proche de l’anarchisme.

Ses écrits qui circulent clandestinement pendant la dictature militaire argentine (1976-1983) dénoncent au-delà de la répression politique, la répression sexuelle et classiste. Il s’exile au Brésil en 1981, quasiment à la fin de la dictature. Mais selon lui malgré la fin de la dictature les mécanismes répressifs restent intacts. Au Brésil, pays où il se sent plus libre, il continue d’écrire de la poésie, des articles politiques et littéraires dans divers groupes qui travaillent sur la sexualité et la politique. Après plusieurs années d’enquête sur la prostitution masculine, il publie La prostitución masculina (réédité comme La négociation du désir : la prostitution masculine à Sao Paulo). Il écrit sur le sida dans El fantasma del sida. En 1990, il est diagnostiqué séropositif et il commence le traitement AZT. Son état mental et sa santé se dégradent jusqu’à sa mort en 1992 à Sao Paulo.

On peut faire clairement un parallèle avec Hocquenguem, dans un parcours traversé par la gauche et la déception de son homophobie ; et dans sa tentative de mise en garde contre la normalisation et la récupération de l’homosexualité par la consommation, dans une logique d’intégration et de normalisation divisant une homosexualité acceptable et normalisée d’une homosexualité marginale. « Ce que le mouvement de libération gay a fait c’est, depuis la gauche, s’intégrer au système. Regarde, le FLH, déjà à l’époque s’alignait avec « la gauche homosexuelle », et tout ça a dérivé vers la commercialisation, la consommation, l’ouverture d’un nouveau marché où le corps est un objet de valeur, plus que d’usage. C’est vrai non ? » (Extrait de « El espacio de la orgia ? » Una conversación con Néstor Perlongher).

L’idée de Perlongher c’est de trouver de nouveaux points de fuite, les devenirs minoritaires. « S’il y a une tâche à réaliser c’est de trouver les points de rencontre dissidents, points de rencontres non homogénéisants, c’est-à-dire qui ne débouchent pas sur un parti politique ou une doctrine. Il faut maintenir la différence pour qu’elle intensifie de nouvelles différences […] Nous devons savoir ce que nous faisons, nous devons savoir comment l’exprimer et en plus nous devons réussir à ce que cela entre dans le champ social y fasse exploser le discours institutionnel » (« Lo que estamos buscando es intensidad », entretien publié dans Cerdos y Peces, n°12, Buenos Aires, 1987).

Ils tuent une pédale / Matan a un marica

Ce qu’on voit en tout premier ce sont des corps : des corps vernis par l’éclaboussure d’un regard qui les enduit ; des corps comme des toiles de tulle où s’inscrit la course tremblante d’un clin d’œil ; le lierre serpentant des corps enchevêtrés (drapés en érection) au poteau d’un coin de rue. Certains corps figés dans leur dureté de marbre où se tend la corde d’une flèche dans un halètement précieux. Les autres, corps erratiques festonnant le cuir verni huileux de rails sirupeux, caresses griffues qui se tiennent au bord du trottoir piétiné.

Par ce qu’ils poursuivent leur désir, des corps finissent dans une rigidité cadavérique. Dans un essaim de draps défaits, dans les ruines macabres de la fête, du festif en devenir funeste : des têtes où les empreintes digitales ont été trop fortement imprimées, des torses désarticulés à coups de bâton, des stries bleues dans l’orbite, des lèvres fendues où une serviette fait office de glotte, des trous de balles, des traces boueuses de bottes sur les fesses.

Transformation, donc, d’un état des corps. Comment passe-t-on d’une rive à l’autre ? Comment le désir peut-il défier (et peut-être provoquer) la mort ? Comment, dans la turbulence de la dérive nocturne, le coup apparaît-il là où il était destiné à être caressé, sans rien enlever à sa puissance ni à son cran ? Comment la perceuse de la jouissance – prévue pour qu’elle déchire par friction les nids (noueux) du vêtement synthétique – accomplit-elle, dans un excès fatal, sa mythologie perforante ? Volutes et voluptés : une multiplicité de perspectives demande à être mobilisée pour examiner l’obscure circonstance dans laquelle la rencontre entre la folle et le mâle devient fatale.

’Homosexuel assassiné à Quilmes [1]’. De temps à autre, les nouvelles de la mort violente des folles surgissent avec une jubilation macabre dans les titres sensationnalistes, rivalisant de peu avec les colonnes serrées des chiffres des victimes du sida. Ces deux formes de décès sont finalement teintées d’une couleur commune. Ce qui les imprègne semble être un certain écho du sacrifice, du rituel expiatoire. Le meurtre d’un pédé bénéficierait d’une mauvaise joie secrète et d’une ironie proverbiale : ’celui qui vole à un voleur...’

Il y a quelques mois une vague de meurtres d’homosexuels a déferlé sur le Brésil. Entre novembre 1987 et février 1988, une vingtaine de victimes. Un été chaud. Le destin a voulu que les morts soient recrutés parmi des personnalités connues (’Vlan, la folle était célèbre’, s’est exclamé un commissaire de police lorsqu’un cadavre a été retrouvé en culotte) : un directeur de théâtre, des journalistes, des couturières, des coiffeurs… Il semblerait que les grands airs que prend la campagne sur le sida – une véritable promotion de Hadès – n’ait pas suffi. Il a fallu recourir à des méthodes plus énergiques. Ainsi, le mitraillage de travestis dans les rues sombres de São Paulo, fabuleusement attribué par les porte-paroles de la police à un malade du sida désireux de se venger. Pourtant il avait des traits paramilitaires indéniables. De même que la mort des homosexuels est dans le contexte actuel presque inéluctablement liée au sida, la répression policière est associée, dans la production de ces cadavres exquis, à ce que les idéologues des mouvements de libération des années 1960 appelaient l’homophobie : une forte phobie de l’homosexualité dispersée dans le corps social. Les cartes sont mélangées : quand le cul ressort, la décharge s’ensuit.

Loin d’être exclusif aux trottoirs tropicaux, le sang des folles est souvent répandu sur les pavés du sud. Nous nous souvenons de la série d’exécutions déclenchées pendant les affres de la dernière dictature, dans la lumière haineuse du fjord perdu. Ou, encore, le mitraillage de travestis qui exhibaient l’audace de leurs blondeurs sur la route panaméricaine [2]. Dans les deux cas, une question se pose : s’agit-il vraiment de conspirations d’inspiration fasciste (style Escadron de la mort ou Triple A [3]) ou plutôt d’un certain climat de terreur contagieuse qui tend vers la mort les liens déjà tendus de la pègre (’quand l’un tue, ils tuent tous’, condamnait un taxiboy pendant la vague de crimes à Buenos Aires) ?

Dans une brochure récemment publiée à São Paulo : Le péché d’Adam, deux jeunes journalistes, Vinciguerra et Maia, s’aventurent sournoisement dans les coulisses du ghetto, enquêtant sur les relations entre les tueurs et leurs victimes. Bien que certains des tueurs aient été des policiers ou des soldats – et que plusieurs des crimes cités soient dans leur méthodologie (mains attachées dans le dos, bouches sculptées, émasculations ou inscriptions sur la chair, à la manière de la machine kafkaïenne) du style des Escadrons de la mort (commandos parapoliciers pour l’extermination des lumpens et l’intervention dans les guerres de la pègre) – il n’y a pas de conspiration, pas de plan organisé, mais tout au plus une légère citation, la référence au sacrifice vigilant. De quelle justice s’agit-il, dans ce cas ?

Tout d’abord, de quoi parlons-nous lorsque nous parlons de violence ? Au-delà de l’indignation des vols – qui ne compense cependant pas la réjouissance pas si secrète de la plupart – il n’est pas fécond de penser la violence en tant que telle, comme un fait en soi. La violence, dit Deleuze en parlant de Foucault, « exprime parfaitement l’effet d’une force sur quelque chose, objet ou être. Mais elle n’exprime pas le rapport de force, c’est-à-dire le rapport de la force à la force ». Quelles sont les forces en présence, dans le cas de la violence anti-homosexuelle ? En d’autres termes : quelles sont les forces en collision, quel est le champ de forces qui affecte leur choc ?

Pour le dire rapidement, ces forces convergent dans l’anus ; tout un problème d’analité. La privatisation de l’anus, pourrait-on dire à la suite de l’Anti-Oedipe, est une étape essentielle pour établir le pouvoir de la tête (logo-ego-centrique) sur le corps : ’seul l’esprit est capable de chier’. Avec le blocage et l’obsession permanente de la propreté (toucher cotonneux) du sphincter, les flatulences organiques sont sublimées, déjà éthérées. Si une société masculine est – comme le voulait le Freud de La psychologie des foules – libidinalement homosexuelle, la contention du flux (bave bleue) qui menace de faire éclater les masques sociaux dépendra, dans une large mesure, de la vigueur du beau gosse. Irse a la mierda (expression qu’on peut traduire par « aller se faire foutre »), ou aller dans la merde semble être le danger ultime, l’embarras sans retour (le fait de ne pas atteindre le bassin à temps déclenche, dans El Fiord d’Osvaldo Lamborghini, la violence du Fou Autoritaire. Bataille pour sa part, voyait dans l’incontinence des tripes le retour organique de l’animalité). Le contrôle du sphincter marque donc quelque chose comme un ’point de subjectivation’ : la centralité de l’anus dans la constitution du continent soumis.

Une certaine organisation de l’organisme, hiérarchique et historique, assigne l’anus à la fonction exclusive d’excrétion – et non à la jouissance. L’obsession occidentale pour les usages du cul sent le brûlé ; rappelez-vous le sacrifice (empalement préalable ?) des sodomites découverts par l’œil de Dieu. Si le passage progressif de la théologie à la médecine comme science et vérité des corps doit modifier le traitement, passant par exemple du feu à l’injection, ce n’est pas en désinfectant que l’hystérie de la suture atténuera l’instante démangeaison, enveloppée de latex fin et transparent. Ainsi si les arguments soixante-huitards d’Hocquenghem dans Le Désir homosexuel comprenaient la persécution implacable des homosexuels à travers une translucidité sphinctérienne (’Les homosexuels sont les seuls à faire un usage libidinal constant de l’anus’), semblaient, à en juger par l’inflation orgiaque de la libération gay et de ses ’véritables laboratoires d’expérimentation sexuelle’ (Foucault) avoir perdu, au prix d’une détente, la rigueur de sa validité. Aujourd’hui, le spectre du sida devra réactualiser la peur ancestrale du mélange muqueux, du contact du sperme avec la merde, de la perle caoutchouteuse de la vie avec l’abjection fécale. Pour remettre au goût du jour, en un mot le problème du cul.

« Pour un gorille / il n’y a rien de mieux / que lui pêter le cul / avec tout mon amour » : ’pêter le cul’. Ou, à défaut, ’se laisser toucher le cul’ : la grossièreté de la culture du mâle viril – à toujours avoir ‘’le cul à la bouche’ – insiste pour placer sur les fesses le point de contact du scandale (et non du désir…). Insistance sur la blague lourde, dont le caractère concret, dans la ’plaine de la blague’ lamborghienne, déchaîne la violence (irrésistible de raconter l’intrigue de ’La juste cause’ : deux collègues de bureau passent toute la journée à se dire... : ’Si j’étais un pédé, tu me le mettrais à fond dans la gorge’ ; ’Si tu étais un pédé, je te le mettrais à fond dans la gorge’, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’un Japonais, qui ne comprend rien d’autre que littéralement, présentifie le subjonctif avec un ananas et un couteau).

La production d’intensités, affirment Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux, conteste, mine, dérange, l’organisation de l’organisme, la distribution hiérarchique des organes dans l’organigramme anatomique du regard médical. Si quelqu’un pète, dans quelle mesure cet arôme sent-il la fuite du désir ? Si le désir s’échappe, construisant son propre plan de consistance, c’est sur le plan des corps, dans l’état des corps du socius, que les vicissitudes de cette fuite apparaîtront moléculairement.

En somme, la persécution de l’homosexualité écrit un traité (d’hygiène, de bonnes manières, de savoir-vivre) sur les corps ; brider le cul, c’est, en quelque sorte, brider le sujet à la civilisation, Bataille dirait, à ’l’humanisation’. Retenir, Contenir. Et si cette obsession anale, ligue ou ligament dans le lingam [4], semblait, face à l’avancée de la nouvelle ’identité’ homosexuelle, se dissiper, c’est que cette dernière modalité de subjectivation déplace vers une relation ’de personne à personne’ (gay/gay) ce qui est, dans les passions marginales de la folle et de l’homo viril, du sexe vagabond dans les terrains vagues, fondamentalement une relation ’d’organe à organe’ : pénis/cul, anus/bouche, langue/bite, selon une dynamique d’emboîtement ; ceci va ici, cela va là... L’homosexualité, résume Hocquenghem, est toujours anale. Pédé de merde.

Dans la déambulation ronde des folles à l’ombre des pins dressés, regardant avec leurs ânes – œil de Gabès l’anneau de bronze –, scrutant le brochet dans la Flandre glanduleuse, se module dans le pas tremblant, dans le cil qui captive, fil de bave, la couleuvre, le collier d’un compte de pure perte. Perdition de la perte de soi : en sortant, sans rime ni raison, au centre, au centre de la nuit, à la nuit du centre ; dans la démarche du danseur de tango, errant dans les champs ouverts extramuros ; dans l’accroupissement – la ruse de l’hydre ou du lierre – dans le lamé d’urine des ’théières’ ; dans la furtivité féline ouvrant des transversales du désir dans la marche anodine de la multitude fac-similée ; si toute cette dérive du désir, cette errance sexuelle, prend la forme de la chasse, c’est qu’elle cache, comme toute jungle qui se respecte, ses dangers mortels. C’est à ce danger, à cet abîme d’horreur (’La patience, le cul et la terreur ne m’ont jamais fait défaut’, dit Sebregondi Retrocede), à cette jouissance de l’extase – sortir : sortir de soi – secouée, pour plus de réverbération et d’effusion, par la contiguïté du sordide, par la tension extrême et actuelle de la mort, que la dérive homosexuelle (curieuse séduction !), le tour ou le tournant, est dirigée platement – même s’il dit non, même s’il recule : s’il recule, il arrive – et défie, avec la fierté de la queue, du panache et du plumeau.

Prenons un exemple bien éloigné de la frénésie des néons du faire un tour furieux : Le lieu sans limites de Donoso. Dans un bordel chilien poussiéreux, la folle (Manuela) se laisse séduire, en connaissant le danger, par un camionneur chongo (le mot chongo d’origine africaine désignait l’homo viril et macho dans les années 70-80, aujourd’hui il désigne le plan cul). Après avoir tenté de l’esquiver, elle enfile sa plus belle robe rouge, dont les froufrous font d’elle, en souillant irrésistiblement de son mucilage celui du mâle, une couronne et un linceul. Le désir défie – par sa seule intensité – la mort ; il est vaincu.

Au-delà de cet extrême – constant comme fixe – de l’exécution finale, la tentation de l’abîme ne cesse d’animer – ses flottements, ses ondulations – l’itinérance nomade des folles. N’y a-t-il pas quelque chose de la ’sortie de soi’ dans cette ’sortie pour errer’ vers ce qui vient ? La transition – imposition spéculaire de la loi – intercepte ce vol pérégrin et le fait apparaître comme la négation de ce qu’il fuit, dissout (ou déguise) l’affirmation intensive de la fuite en le faisant passer pour un simple renversement de la loi. Nous sommes près et loin de Bataille. Près, parce que chez lui la loi brille comme instauratrice de la transgression. Loin, parce que le ’ désordre organisé ’ que la rupture inaugure ne finit pas par s’emboîter, avec ses vibrations passionnelles, sa perte dans la dépense du bijou dans le limon, dans quelque supposé envers de la loi – par rapport auquel il affirme la différence d’un fonctionnement irréductible.

Ce n’est pas parce qu’il s’agit d’évasions que les vicissitudes des pulsions nomades doivent être romantiques, mais plutôt le contraire : la fuite de la normalité (rupture de la discipline familiale, scolaire et professionnelle, dans le cas des lumpens et des prostitués ; rupture des ordres corporels et parfois même personnologiques, etc.) ouvre un champ de dangers. Prenons le cas des taxiboys (michés au Brésil), praticiens de la prostitution virile, qui érigent l’artifice d’une posture hypermasculine en certificat de mâlitude, ce refus de ’l’assomption homosexuelle’ étant d’ailleurs exigé par des clients pédophiles, qui recherchent précisément des jeunes hommes non homosexuels. Parmi les michés, taxiboys, hustleres d’Amérique du Nord, chaperos d’Espagne, tapins de France et toute la gamme des arnaqueurs, lumpens, parias, fugueurs ou simplement paumés, passagers en transit dans les délices de l’enfer, on y recrute souvent les exécuteurs de folles. C’est comme si la volonté de maintenir le poids d’une représentation aussi puissante – le centre du machisme reposant sur le membre d’un adolescent frais – était gravée (plus à la manière de la balafre de Lamborghini que du tatouage de Sarduy) si profondément dans les corps qu’elle rythmait leur mouvement. Ainsi Genet oppose – observe Sartre – la dure rigidité du corps viril à la soie odorante de la folle : ’La même turgescence que le mâle ressent comme le durcissement agressif de son muscle, Genet la ressentira comme l’ouverture d’une fleur’.

Le virilisme maquillé que le chonguito déploie dans un championnat de ruse libidineuse – l’inflexion de la courbe de la fesse, le gonflement soigneux de l’entrejambe, la voix qui sort des couilles..., toute cette disposition de la surface intensive comme film sensible, serait, pour ainsi dire, ’avant’, ou ici des procédures de surcodage qui, en son nom, entrent et fonctionnent. Si cette rigueur marmoréenne et tendue des muscles du proxénète est sujette à des faveurs – le doux glissement d’une main le long de la cuisse vers les creux de la grotte sacrée, ou une étreinte trop affectueuse, ou le soupçon d’un certain amour... – des débordements micro-fascistes, des attaques contre leurs clients et fournisseurs dans lesquelles le désir de confiscation expropriatrice ne suffit pas à justifier la volupté de la cruauté ; on peut aussi penser que le micro-fascisme est contenu dans chaque geste, dans chaque détail de la maçonnerie masculine ’normale’ – dont les michés extraient, pour la propulser en vrac à travers les orgies successives du monde de la nuit, une qualité libidinale, habituellement cachée dans la figurine sédentaire des adultes hétéros. Machisme-fascisme, disait un vieux slogan du minuscule Front de libération homosexuelle. Peut-être que dans le geste militaire du macho est déjà indiqué le fascisme des têtes. Et en tuant une folle, on assassine l’homme en devenir femme.

Néstor Perlongher.
Traduit de l’espagnol argentin par Lady G.

  • Texte publié dans Fin de siglo n°16, octobre 1988.

[1Quilmes est une ville de la périphérie de Buenos Aires. Ancienne ville industrielle, pauvre, réputée violente et dangereuse.

[2La route panaméricaine est un ensemble de routes reliées entre l’Alaska et Buenos Aires. Dans les années 80, entre Florida et San Isidro, en Argentine, de nombreux travestis et trans qui se prostituaient autour de la route ont été brutalement assassiné(e)s. Les cas étaient enregistrés comme des accidents de la route et souvent les victimes étaient enterrées sous X. De nombreuses rumeurs circulaient sur un tueur en série qui circulait en Ford Falcon (voiture utilisée par les escadrons de la mort pour enlever leur victimes) mais au vu du nombre élevés de cas, il semblerait plus probable qu’il y ait eu une multiplicité d’assassins avec la complicité des autorités policières. Pour plus d’informations sur le sujet : https://www.infobae.com/sociedad/2021/02/12/el-cazador-de-mariposas-el-estremecedor-mito-del-asesino-serial-de-travestis-en-la-panamericana-y-sus-crimenes-impunes/

[3L’Alliance anticommuniste argentine (Alianza Anticomunista ArgentinaAAA ou Triple A), fondée par José López Rega, ancien escadron de la mort lors de la « guerre sale » des années 70. Celle-ci a fait plus de 30 000 victimes. On estime à environ 1 500 le nombre de victimes de la Triple A elle-même.

[4Lingam vient du sanskrit « signe », en général un objet dressé d’apparence phallique représentant Shiva.

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