La profusion, l’entassement même d’informations, de commentaires, d’avis concernant le Covid-19 tend à dissimuler les différences de traitements de cette pandémie. Or, il est plus que jamais nécessaire de connaitre les réactions et les mesures prises de par le monde, des gouvernements, des mouvements politiques et des organisations diverses. Sonia Corrêa, universitaire et militante brésilienne féministe, professeur d’étude de genre et co-présidente du forum Sexuality Policy Watch a publié cette note le 9 avril pour attirer l’attention de toutes les minorités sexuelles et des féministes de par le monde sur la ségrégation sexuelle qui sert de socle à la politique de lutte contre le Covid-19 au Panama, au Pérou et à Bogota. Réaffirmer l’ordre symbolique hétérosexuel par de telles mesures est une attaque directe contre les personnes transgenres et queers. Cette note apporte des éléments de réflexion sur les fondements symboliques, politiques et sociaux de ce vieil Ordre hétérosexuel qu’il est grand temps d’abattre.
"Mais les gens meurent, non ? Oui en effet. Cependant l’acclimatation actuelle à la mort annule toute pensée critique."
Santiago López Petit
Au cours de la première semaine d’avril, la presse internationale a rapporté qu’afin de réduire considérablement la circulation des personnes, les gouvernements du Panama et du Pérou ont défini un critère de sexe/genre pour établir la rotation de qui peut ou ne peut pas quitter son domicile chaque jour de la semaine. Avec raison et très rapidement, les effets délétères de cette mesure sur la vie des travestis, des non-binaires et des trans ont été dénoncés et analysés de manière critique, provoquant des débats dans quelques discussions régionales auxquelles j’ai pris part.
Ces discussions m’ont incité à rédiger cette brève note afin d’expliquer, de manière plus ordonnée que ce qui a lieu dans les échanges toujours tronqués des groupes WhatsApp, pourquoi je considère ces mesures inacceptables. En fait, je souhaite lancer un appel pour que ces mesures soient sévèrement contestées par toutes les personnes et organisations impliquées dans les luttes contre les genres et les ordres sexuels inégaux, hiérarchiques et autoritaires. Je dois également noter que, comme ce texte était publié en anglais, la nouvelle est venue que la même règle de ségrégation entre les sexes serait appliquée à Bogotá.
Avant de partager mes idées, je veux rappeler que je les ai écrites non seulement en tant que féministe, mais aussi en tant que Brésilienne. Autrement dit, en tant que personne qui fait l’expérience de la crise du Covid-19 à la fois comme une pandémie et comme un pandémonium politique créé par l’un des quatre « présidents » qui nient la gravité de la crise actuelle, mettant la population de leur pays en danger (les trois autres négationnistes sont Daniel Ortega du Nicaragua et les dictateurs de Biélorussie et du Turkménistan).
Au Brésil - comme des milliers d’autres personnes qui ne respectent pas cette folie - je défends fermement les mesures d’isolement social dans un contexte où, comme dans bien d’autres endroits, le gouvernement ne s’est pas préparé à cette crise. Les tests, les lits d’hôpital et les respirateurs font défaut et la perspective de ce qui peut arriver à la population la plus pauvre, qui est majoritaire, est horrible.
Je reconnais pleinement l’urgence de mesures sanitaires telles que l’isolement social. Je pense également que les États doivent agir avec beaucoup d’amplitude et d’énergie, car, comme l’a fait valoir la chercheuse en science sociale brésilienne Angela Alonso [1], dans les conditions du Covid-19, aucun État ne peut se permettre d’être néolibéral, car il est essentiel de garantir l’accès à la santé et aux politiques de protection sociale en relation avec le revenu et la sécurité alimentaire, et établir des restrictions pour contenir efficacement la propagation du virus. Cependant, cela ne signifie pas renoncer à développer des réflexions critiques sur les implications nombreuses et profondes de l’anomalie et de l’exception qui ont envahi la planète à la suite de la pandémie.
La crise que nous vivons est certes sanitaire et économique, mais elle est aussi politique et biopolitique. Comme nous le savons, le Covid-19 fournit à divers régimes autoritaires et autocratiques existant dans le monde une justification et une légitimité pour amplifier les mesures arbitraires et coercitives, comme, par exemple, l’ordre de Duterte de tuer ceux qui désobéissent à la quarantaine aux Philippines. Elle met également en lumière les tentations totalitaires qui, comme le rappellent des penseurs comme Hannah Arendt et Michel Foucault, sont en sommeil sous les formations démocratiques. Ces tentations sont certainement plus palpables et plus facilement applicables en Amérique latine, car nos démocraties connaissent, depuis un certain temps, des processus d’érosion plus ou moins intenses. Cela peut être illustré avec l’exemple du comportement de Bukele au Salvador.
D’autre part, la crise du COVID-19 réactive, assigne et radicalise les biopouvoirs et les appareils biopolitiques concernant la gestion à grande échelle de la population (comme le confinement des agglomérations et la circulation), ainsi que les dispositifs micro-disciplinaires de surveillance des organismes sociaux et individuels. À cet égard, il convient de rappeler que la sexualité et le genre - en tant que pivots qui articulent les individus à l’espèce - sont au cœur de ces appareils et dispositifs.
Renforcer l’ordre « naturel » sexuel / de genre
La décision des gouvernements panaméen et péruvien de restreindre le droit des personnes d’aller et venir sur la base de critères de sexe/genre doit donc être située par rapport à cet éventail plus large de problèmes et de risques. Il n’est pas anodin, par exemple, qu’au cours des dernières semaines, un grand nombre de personnes aient été arrêtées dans ces deux pays pour avoir désobéi aux règles de quarantaine, y compris des professionnels de la santé péruviens qui ont dénoncé le manque de matériel de protection pour répondre à la crise [2]. Par conséquent, nous devons sérieusement nous demander pourquoi ces autorités étatiques ont choisi ce critère pour restreindre la circulation. Pourquoi ces mesures et pas d’autres ?
Certes, il y aurait de nombreuses autres alternatives. L’une d’entre elles serait, par exemple, de recourir au dernier numéro d’enregistrement de la carte d’identité, en désignant des numéros pairs et impairs pour chaque jour de la semaine. Un autre, plus facile à comprendre par la plupart des gens, serait de séparer la circulation en fonction des mois de naissance : toutes les personnes nées entre janvier et juin peuvent quitter leur domicile les lundis, mercredis et vendredis, tandis que les autres peuvent sortir les jours restants. Ces options seraient beaucoup plus appropriées, car ce sont des mesures « objectives ». Ils ne s’appuient pas sur des catégories contaminées par les préjugés et distorsions qui font du genre et de la sexualité des objets de ségrégation arbitraire, de violence et de discrimination.
À mon avis, ces gouvernements ont choisi le sexe/genre simplement parce que c’est « comme ça ». Comme les théoriciens féministes l’ont souligné pendant si longtemps, le dimorphisme sexuel est une caractéristique de la distinction sociale, un marqueur constamment répété de la différenciation sociale. C’est la soi-disant « différence naturelle » par excellence. Du point de vue d’un raisonnement technique, typique de la logique étatique, l’utilisation d’un critère de sexe / genre facilite la surveillance : il suffit de voir la personne pour vérifier « qui est homme et qui est femme » (ce qui dispense par exemple de la consultation des documents d’identité). Cependant, après des décennies de lutte pour la justice de genre, la justice sociale et la démocratie sexuelle dans le monde et en Amérique latine, cette lecture de la différence sexuelle n’est pas automatique, car ce que les gens voient ne saisit pas la vérité intérieure de qui nous sommes. Selon les mots de Butler :
« On nous attribue un sexe, traité de différentes manières qui communiquent les attentes de vivre comme un genre ou un autre, et nous sommes formés au sein d’institutions qui reproduisent notre vie à travers des normes de genre. Ainsi, nous sommes toujours « construits » d’une manière que nous ne choisissons pas. Et pourtant, nous cherchons tous à créer une vie dans un monde social où les conventions changent et où nous luttons pour nous trouver nous-même dans les conventions existantes et en évolution. Cela suggère que le sexe et le genre sont « construits » d’une manière qui n’est ni entièrement déterminée ni entièrement choisie, mais plutôt pris dans la tension récurrente entre le déterminisme et la liberté. »
En imposant la règle de la ségrégation sexe / genre, les gouvernements du Panama et du Pérou réitèrent inévitablement le déterminisme biologique du dimorphisme sexuel. La mesure place immédiatement les personnes non binaires dans un « non-lieu », dans des contextes de risque et de vulnérabilité élevés, notamment parce que la violence et la coercition de l’État sont désormais amplifiées. Néanmoins, les militants trans ont été les premiers à contester ces mesures, car elles permettent et incitent à la stigmatisation et à la violence contre les travestis, les femmes trans et les hommes trans. Les conséquences délétères de la mesure de ségrégation sexuelle / genre peuvent être illustrées par l’expérience de Barbara Delgado au Panama, qui a été arrêtée et humiliée par des policiers parce que son identité de genre ne correspondait pas à celle figurant sur sa carte d’identité, comme le rapporte Cristian González Cabrera de HRW.
Ces allégations doivent être entendues, mises en avant et traitées par les autorités de l’État et reproduites en solidarité par nous tous qui sommes impliqués dans la recherche et l’activisme sur des questions liées au genre, à la sexualité et aux droits de l’homme. Dans le cas du Pérou, il faut dire que lorsque le président Vizcarra a annoncé les mesures de ségrégation, il a déclaré que des efforts seraient faits pour enrayer la transphobie et l’homophobie. Cet engagement, bien que bienvenu, est insuffisant. Comme le savent les personnes trans et non binaires qui dealent avec l’application des lois dans leur vie quotidienne, ces principes ne sont pas facilement transférés de la haute politique jusque dans les rues et les communautés marginalisées, en particulier dans les conditions exceptionnelles d’une pandémie.
Cependant, il y a plus à dire. En plus de faciliter et d’inciter à la stigmatisation et à la violation des droits des travestis, des personnes trans et non binaires, ces mesures de ségrégation contribuent à cristalliser le soi-disant ordre naturel des sexes/genre et à réactiver des normes culturelles profondes parmi lesquelles la division sexuelle du travail et les inégalités entre hommes et femmes. Pour rendre cet argument limpide, imaginons que dans des sociétés profondément marquées par le racisme structurel - comme le Brésil, la Colombie, l’Afrique du Sud ou même le Panama – adoptent des mesures de ségrégation fondées sur la race : les blancs sortiraient 3 jours par semaine, les noirs les autres jours. Une telle politique serait un scandale, n’est-ce pas ? Cependant, et de manière très regrettable, en 2020, la ségrégation arbitraire entre les femmes et les hommes dans les espaces publics semble naturelle et normale.
Pour moi, cela ne sonne pas « juste », en particulier dans le contexte de la pandémie, lorsque le déséquilibre de la division sexuelle du travail dans l’économie des soins devient flagrant, lorsque la violence sexiste atteint des niveaux encore plus élevés en raison de la quarantaine et lorsque nous assistons à la fermeture des services de maternité et d’avortement. À mon avis, en tant que féministes, nous devrions être aussi indignées par ces mesures que les travestis, les femmes trans et les hommes trans.
Je pense également que la réaction virulente du groupe anti-genre péruvien #ConMisHijosNoTeMetas (#DontMessWithMyKids) contre l’engagement du président à un programme contre les discriminations en faveur des personnes LGBT ne doit pas semer la confusion. Je les soupçonne de répudier le discours présidentiel tout en appréciant la logique de la ségrégation. À mon avis, leur réaction ne justifie pas la défense aveugle des règles de ségrégation. Comme je l’ai dit à un collègue péruvien, ce sont des moments difficiles dans lesquels notre réflexion et notre action se déplacent sur le fil du rasoir. Nous devons à la fois reconnaître le mérite du discours présidentiel, contester les arguments des forces anti-genre et critiquer sévèrement les mesures de ségrégation de sexe/genre.
Je suis bien consciente que, dans Covid-19 fois, ce n’est pas une tâche facile d’articuler et de donner de la voix à la critique. Entre autres raisons, parce que la sémantique du biopouvoir et de la biopolitique, qui sont devenus dominantes, active également notre propre mentalité hygiéniste. Nous avons également été pris par l’argument « définitif » selon lequel les mesures de confinement et d’isolement doivent avoir la primauté absolue. Cet « hygiénisme subjectif », pour ainsi dire, explique peut-être pourquoi il y a quelques semaines une vidéo dans laquelle le président du Salvador, Bukele, décrivait les mesures draconiennes qu’il avait prises « dans la guerre contre le Covid-19 » a été largement partagée et louée en Amérique latine dans les circuits progressistes. Surtout, comme nous le constatons, en période d’épidémie, la peur de la mort devient une forme de pédagogie sociale et, comme le suggère Lopez Petit dans l’épigraphe de ce texte, la pensée critique capitule face à la peur. J’ai écrit cette note parce que je suis convaincu qu’il est vital de maintenir notre pensée critique en vie au milieu de cette crise pour que nous puissions imaginer le monde et la vie après la pandémie.
traduit de l’anglais par Tati-Gabrielle
[1] Président du CEBRAP (Centre brésilien d’analyse et de planification), professeure au Département de sociologie de l’Université de São Paulo, coordinatrice du LAPS-USP (Laboratoire de recherche social du Département de sociologie) et chercheuse au CNPq PQ-2. Elle est titulaire d’un doctorat en sociologie de l’Université de São Paulo (2000) et d’un post-doctorat de l’Université de Yale (2010). Auteure d’Idées en mouvement : la génération 1870 dans la crise du Brésil-Empire
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