Notre chroniqueur Ignace Fambeaux découvre chaque mois le sens de l’univers dans les plus petits détails. Il se penche aujourd’hui sur un fait divers brûlant : la disparition du téton d’un ministre.
Dans les Deux corps du roi, l’historien Ernst Kantorowicz se propose d’étudier le pouvoir royal médiéval par une métaphore : le roi a deux corps. L’un est fait de matière, le corps naturel, mortel et corruptible. C’est le corps soumis aux passions, et qui peut mal agir. L’autre corps du roi est surnaturel et infaillible. Il ne se trompe jamais et incarne le royaume tout entier. [1] Dans le corps physique vient se loger le corps métaphysique, et celui-ci se transmet de corps humain en corps humain, de successeur à successeur. [2] C’est la raison pour laquelle les Puritains ont exécuté en 1649 Charles I (corps mortel) au nom de Charles I (corps politique) [3]. C’est aussi la raison pour laquelle Olivier Véran a caché son téton.
Le 8 février 2021, le ministre de la santé Olivier Véran se faisait vacciner contre le coronavirus devant un parterre de journalistes et de caméras. Or, sur les photos qui rendent compte de cet événement à la dimension très symbolique, un détail attire l’attention : le ministre essaye de manière très visible de cacher son téton. La pose est si peu naturelle qu’elle en est presque comique.
Beaucoup de commentateurs ont relevé cette étrangeté. Le fin mot de l’histoire - un problème de chemise trop serrée, a été révélé peu après dans la presse. Depuis qu’il a pris ses fonctions, le ministre de la santé s’étant mis au sport, il était donc impossible (à cause de ses gros muscles) à l’infirmière d’atteindre son épaule sans enlever le haut. [4] « Je me suis aperçu qu’on voyait un téton » aurait dit le ministre à un interlocuteur. Il en aurait été très gêné.
C’est que le mamelon (dénomination officielle, là où téton tient du registre familier) charrie avec lui tout un imaginaire. Il est chez les femmes rattaché volontiers à la maternité et à l’allaitement. Il représente également (ce qui en est peut-être un conséquence) quelque chose de très sexuel. Qui par conséquent ne se montre pas. Le mouvement Free the Nipple né aux Etats-Unis en 2012, milite pour que le mamelon féminin soit montrable au même titre que le mamelon masculin, et notamment sur les réseaux sociaux qui se montrent très prudes à cet égard. La casuistique algorithmique mise en place par ces réseaux, déployant des intelligences artificielles capables de faire la différence entre un téton féminin d’un téton masculin [5] montre bien cela. Au point de nous apprendre que c’est bien le mamelon qui porte la charge sexuelle plutôt que le sein tout entier, puisque les réseaux sociaux ne censurent pas les photos d’hommes torses nus, ou de femmes aux seins découverts mais aux mamelons cachés.
Mais pourquoi donc Olivier Véran, un homme, ne voudrait pas montrer son téton ? D’autant que d’autres homme politiques l’on fait avant lui, comme par exemple les présidents Valérie Giscard d’Estaing et Gerald Ford dans une piscine, ou Vladimir Poutine lors de ses parties de chasse. Il est évident qu’il faut chercher la réponse d’un point vue de la communication, d’autant plus pour un mouvement politique qui la manie extrêmement bien et qui en fait le cœur de son action politique. Il faut à un ministre habiter le sérieux de sa fonction, d’autant plus pour un ministre de la Santé pendant une pandémie mondiale. Là où Giscard et Poutine veulent donner une image de décontraction ou de puissance, un ministre est un exécutant technique qui doit montrer droiture et rigueur. C’est Édouard Philippe, qui aurait donné à Olivier Véran ce conseil : « Un ministre doit ressembler à un ministre. Tu te tiens, tout le temps. Regarde Castaner, il est très rigoureux sur ses dossiers, on l’a vu deux fois avec une chemise à fleurs, ça l’a tué ». C’est que du point de vue de la communication politique, tout fait sens. Le corps et la posture d’un ministre aura autant d’impact que son discours. Si un ministre doit avoir l’air sérieux, il ne se montrera pas sous un jour décontracté, s’il doit se montre viril, il montrera plutôt ses muscles que son téton.
Pour beaucoup de théoriciens de l’État moderne, celui-ci est le fruit d’une sécularisation de thèmes et concepts religieux. Là où l’on a remplacé Dieu par un peuple tout aussi métaphysique, on ne règne plus par la volonté de Dieu, mais par la volonté générale. Ce qui reste intangible en démocratie malgré la succession des gouvernants aux corps bien mortels, c’est cette volonté générale qui investit le corps des hommes politiques. Ainsi il nous faut examiner le monde politique en théologiens : cet État qui nous paraît si moderne ne tient que par la croyance partagée dans les mythes qui le fondent. Même si ce discours sur la volonté générale nous paraît abstrait et métaphysique, ou qu’on le prenne pour une mystification de la classe dirigeante, nous considérons pourtant qu’Emmanuel Macron a été élu par le peuple, comme on parlait avant d’un élu de Dieu. Ainsi Olivier Véran, en tant que ministre (qui est celui qui exécute la volonté) et membre du gouvernement, est en quelque sorte censé être l’instrument d’une entité surnaturelle qui le dépasse.
C’est là que nous retrouvons nos deux corps du roi. Le ministre de la Santé investi par un corps surnaturel, le même qui a investi tous ses prédécesseurs, prend le danger en se déshabillant de montrer de la faiblesse et donc de violer son devoir de représenter son corps sacré avec le respect qui lui est dû. Montrer un téton, même pour un homme, c’est prendre le risque de la désacralisation. Le rôle des gouvernants est de toujours représenter la splendeur du corps immatériel, et par conséquent de faire oublier le fait que celui-ci ne peut exister que par l’incarnation dans l’imparfait corps matériel. La communication politique cherche à masquer en permanence cette imperfection et en développe même une profonde honte. Montrer un téton, ce serait rappeler qu’Olivier Véran est humain et imparfait, au lieu d’un être animé par un esprit divin. Le mamelon représente la passivité, l’emprise des passions, la sexualité, la partialité et l’inefficacité. Le montrer reviendrait donc à avouer que le roi a bien deux corps et pas un seul.
J’imagine avec beaucoup de plaisir comment il aurait pu en être autrement : un ministre qui montre son téton, un autre qui montre sa fesse gauche, un autre qui montre l’intérieur de son nombril. Et ce en pleine pandémie mondiale. Emmanuel Macron qui ruine sa campagne présidentielle en montrant ses aisselles en gros plan. Gerald Darmanin qui émeut la France entière en diffusant en direct son rendez-vous chez le dentiste.
Et c’est après cette avalanche d’exhibitions d’hommes politiques que nous nous rendrons compte de ce qui se passe : nous avons placé dans ces simples mortels des qualités surnaturelles, sans même en avoir conscience. En fait ce que ce téton nous révèle, c’est que nous vivons dans un monde magique.
Ignace Fambeaux
le 25 février 2021
[1] Blondiaux Loïc. Kantorowicz (Ernst), Les deux corps du Roi , Paris, Gallimard, 1989. In : Politix, vol. 2, n°6, Printemps 1989. Les liaisons dangereuses. Histoire, sociologie, science politique, sous la direction de Sylvain Bourmeau, Dominique Cardon, Annie Collovald et Jean-Philippe Heurtin. pp. 84-87.
[2] Patrick Boucheron, « « Les Deux Corps du roi » d’Ernst Kantorowicz », L’Histoire, no 315 - décembre 2006
[3] Blondiaux Loïc. Kantorowicz (Ernst), Les deux corps du Roi , Paris, Gallimard, 1989. In : Politix, vol. 2, n°6, Printemps 1989. Les liaisons dangereuses. Histoire, sociologie, science politique, sous la direction de Sylvain Bourmeau, Dominique Cardon, Annie Collovald et Jean-Philippe Heurtin. pp. 84-87.
28 Mai 2020
Cracher est une décharge, un soulagement, même si c’est délicatement violent.
28 AVRIL 2020
Sonia Corrêa, féministe brésilienne, met en garde contre la ségrégation de sexe dans le contexte du Covid-19
28 MARS 2021
Entretien avec Sarah Schulmann
Extraits d’une entretien inédit avec Klaus Theweleit à paraître aux éditions Météores.