Après La gentrification des esprits, les éditions B42 viennent de publier l’essai de Sarah Schulmann Le conflit n’est pas une agression. C’est un livre à plusieurs égards dérangeant, qui bouscule là où il faut et qui permet de prendre de la distance et d’offrir des réflexions nouvelles sur des questions délicates. Rédigé avant le mouvement Meetoo, ce livre résonne fortement avec l’actualité, même si Sarah Schulmann a plutôt refusé de parler de ce mouvement dans le cours de notre entretien. Comment en sommes-nous arrivés à déléguer à l’État la question de la justice ? Comment les agresseurs se font-ils passer pour des victimes ? Quel est le lien, dans la « surestimation du préjudice », à faire entre le niveau intime, étatique, et interétatique ? Ce sont autant de questions que ce livre, écrit sans langue de bois, permet d’aborder de front.
TN : En guise d’introduction à ton livre et pour donner au lecteur une perspective historique, peux-tu nous expliquer comment le mouvement contre les violences faites aux femmes s’est trouvé aux prises avec l’État et ses institutions ?
À son apparition dans les années 1970, le mouvement contre la violence faite aux femmes émergeait au sein d’un mouvement global de révolutions, d’indépendances coloniales, de mouvements de libération. En relation avec le changement global qui avait lieu, construit entre les relations personnelles et les relations globales, économiques, ce mouvement fut bouleversant, porteur d’énormes changements. C’était une époque où les femmes n’étaient pas dans le gouvernement, où elles n’étaient pas des juges, elles ne siégeaient pas au Congrès et n’étaient pas avocates. L’État était donc l’ennemi des femmes. Quand le mouvement a commencé, elles n’ont pas demandé à l’État de satisfaire leurs revendications, elles ont fait les choses par elles-mêmes. Par exemple, l’avortement était illégal. Les gens ont donc mis en place un service illégal dans lequel les femmes pouvaient se faire avorter clandestinement, ou encore si l’on avait été violé, on n’appelait pas les flics, on appelait un numéro de téléphone, un service de soutien où une autre femme répondait et avec qui on pouvait discuter. Donc on a cherché des solutions à distance de l’État. On a créé des cliniques, on a créé des programmes, beaucoup de choses. Dans les années 1970, le gouvernement a mis en place un programme destiné à pourvoir aux salaires des dirigeants des différentes organisations et structure du mouvement. Mais en 1980, une fois élu, Reagan supprima ce financement. Sans argent, ces services furent totalement désorganisés et eurent du mal à continuer leur activité face à une demande toujours plus importante. Le gouvernement commença à contrôler les services, à promulguer des lois… Tout ce qui avait été mis en place par le mouvement contre les violences faites aux femmes tombait dans les mains du gouvernement. Celui-ci dirigeait et finançait les services. Il fallait en outre avoir les diplômes officiels reconnus par l’État pour y travailler. Il y avait là une contradiction évidente, car le gouvernement américain était l’une des grandes sources de violence du monde. Et c’est notre gouvernement qui disait être là pour en finir avec les violences. C’était bien évidemment impossible. Ils ont imposé un système exacerbant la vulnérabilité des pauvres. Les hommes mis en prisons pour des faits de violences domestiques sont les pauvres, pas les riches. C’est donc une sorte de contrôle qui s’est mis en place, et ça n’a pas empêché les violences. Ça a remplacé les violences. Jusqu’a aujourd’hui ou le président Donald Trump est devenu le symbole de cette violence.
TN : Aujourd’hui, on peut ressentir une forme de dépossession de ces luttes liées à l’intégration forcée des services mis en place par le mouvement à l’appareil d’État…
C’est plus que ça. C’est le vocabulaire lui-même, qui a été construit, travaillé des années durant par le mouvement, qui se trouve approprié par ceux-là mêmes contre qui il s’était construit. Aujourd’hui, on a Trump, chef de l’État, qui met en scène un discours dans lequel il se dit être une victime, seule contre tous. C’est particulièrement patent concernant la politique d’Israël. Mais c’est aussi quelque chose que l’on retrouve dans les relations personnelles. Nous vivons une période dans laquelle il n’y a plus aucune empathie, plus aucune compassion. Le seul moyen maintenant pour attirer de la compassion serait d’être absolument irréprochable. Malheureusement, quand on est une personne, on est forcément pleins de contradictions, et donc personne ne mérite d’empathie. Le problème c’est que si quelqu’un décide d’assumer sa responsabilité dans quelque chose qu’il a pu faire, il est exclu de toute forme de soutien, du fait de l’absence d’empathie générale.
TN : Entre le niveau des relations personnelles, celui de l’État et de sa politique et celui de la géopolitique internationale, tu montres qu’il existe un lien dans le rapport à la violence que l’on retrouve dans l’usage d’un certain vocabulaire présent pour chacune des trois dimensions (comme « agresseur » par exemple). Est-ce que tu peux préciser la différence que tu fais entre conflit et agression ?
Le conflit est une lutte d’intérêt et de pouvoir, alors que l’agression est le fait d’exercer du pouvoir sur une personne. Par exemple, la politique israélienne concernant les Palestiniens constitue un abus puisque ce sont les Israéliens qui décident de ce qui se passe en Palestine. De leur côté, les Israéliens retraduisent l’abus en conflit, mais c’est un mésusage de la langue qui leur permet de dissimuler leurs culpabilités. Dans mon livre je précise bien qu’il est indispensable de faire du cas par cas et de regarder précisément pour chacun d’eux quelle en est la configuration précise. Aujourd’hui l’agresseur, qui se fait passer pour une victime, est celui qui va avoir accès en priorité à l’appareil d’État répressif. Il va étatiser sa position de victime aux moyens des communications contemporaines.
TN : L’État sécuritaire a-t-il pour corolaire le statut « factice » de victime ?
Quand tu as été socialisé dans un groupe dominant, et quand on t’a toujours appris à te sentir supérieur, tu te sens en sécurité, « safe », quand tu n’as pas à te remettre en question. Quand un bourgeois ne se sent pas en sécurité, c’est simplement qu’il est remis en question. Le bourgeois considère comme un droit le fait de ne jamais être mal à l’aise, c’est-à-dire remis en question. Les gens confondent le malaise et le danger. Par exemple, une personne raciste va projeter un sentiment d’insécurité sur l’extérieur, alors qu’en fait c’est un malaise intérieur qui n’est pas un danger réel. Pour bien distinguer les deux, il faut revenir à la définition faite précédemment entre conflit et agression. Si un abus est caractérisé par le fait d’exercer un pouvoir sur une personne, on peut donc définir un danger comme le fait qu’indépendamment de toute action possible, tu es quand même en danger sans que ta responsabilité ne puisse rien y changer.
TN : Tu dis également que la surexploitation du terme « agression » est préjudiciable aux vraies victimes…
Quand quelqu’un, qui est en position de pouvoir, prétend subir un abus ou une agression, c’est une manière d’invisibiliser, de dissimuler son pouvoir réel et effectif.
TN : Penses-tu qu’il existe un lien entre la « surestimation du préjudice » et le fait d’être aveugle à la question de la race ?
Aujourd’hui en 2021 aux États-Unis la question de la race est une problématique centrale dans la culture américaine. Lorsque des nazis envahissent le Capitole, ils repartent chez eux sans encombre, alors qu’une personne noire peut se faire tuer dans la rue à cause de sa couleur de peau. Il y a une inversion de la hiérarchie des rôles entre l’agresseur et la victime. Par exemple, les blancs anxieux à propos des questions raciales vont se présenter comme des victimes alors qu’ils portent en réalité une forme de responsabilité.
Chez vous, en France, il existe une certaine islamophobie, y compris au sein des milieux féministes. Dès que la question de l’islamophobie est soulevée, les gens la repoussent et adoptent la position de victime venant d’être accusée à tort. J’espère que ce livre contribuera à apporter du changement dans ces attitudes.
TN : Et pour les queers ?
Les hommes gays blancs avec un certain statut social ont accès à presque toutes les positions de pouvoir. Les personnes réfugiées, les migrants, ce sont les personnes vraiment queers aujourd’hui. Le principe de division, c’est la race et la classe.
TN : Comment as-tu vécu le mouvement Black lives matter ?
Le monde entier a pu réaliser avec la prise du Capitole que la police américaine comptait beaucoup de suprématistes blancs, de racistes, d’antisémites… C’est une question globale qui a pour enjeu la refonte des institutions policières et judiciaires aux États-Unis. Et ce n’est pas Joe Biden qui le fera. Il y a une incarcération massive des noirs aux États-Unis et la prison fait partie intégrante des dispositifs construisant la suprématie blanche. Les gens qui ont pris le capitole, les groupes néonazis… prétendent être les victimes des personnes noires. Ce qui valide ma théorie !
TN : Tu prends en exemple un problème que tu as eu avec un élève. Comment cela a-t-il alimenté ta réflexion ?
C’était un élève qui était amoureux de moi et qui m’écrivait beaucoup sur internet. Des collègues m’ont alors dit que c’était du harcèlement, qu’il fallait que je prévienne le directeur de l’établissement, même si cela devait entrainer des conséquences et détruire la vie de cet étudiant. Ils m’enfermaient dans une position de victime ! Le problème, c’est qu’ils ne m’ont jamais dit d’aller voir l’élève et de lui parler ; lui demander pourquoi il faisait ça, tout simplement. Finalement je l’ai appelé, je lui ai dit que je ne pouvais plus être son professeur et qu’il devait changer de classe. Nous avons convenu de discuter pour résoudre ce conflit. Et en fait ça s’est résolu comme ça, au bout de trois discussions, il y avait des signaux qui avaient été mal interprétés de sa part, et puis voilà, ce sont des choses qui arrivent.
TN : Cela rejoint des critiques que tu émets à propos du Call out et du Trigger Warning.
Est-ce que c’est en France maintenant tout ça ? On ne peut pas contrôler l’état du monde. Si, dès que quelqu’un dit quelque chose qui te bouscule et que tu quittes la salle de classe, rien ne va pouvoir se passer puisqu’on ne peut pas parler. Un des principes de l’éducation, c’est quand même de pouvoir discuter des choses même si elles sont complexes.
TN : Ton livre semble entièrement traversé par ta position singulière de romancière même dans un écrit politique comme celui-ci…
Je ne suis pas une universitaire. Mes livres ne sont pas une somme de références et de notes de bas de page. Je me contente de partager des idées en invitant le lecteur au désaccord.
TN : Quelle réception a eu ce livre aux États-Unis ?
C’est très intéressant cette question de la réception. C’était mon dix-neuvième livre et j’ai été incapable de le publier aux États-Unis. Il a été rejeté de toute part, par toutes les maisons d’édition, les grandes comme les petites, celles de gauche… et je l’ai publié au Canada dans une toute petite presse queer à Vancouver, de l’autre côté du continent. Et je pensais que jamais personne n’allait lire ce livre et qu’il allait tomber dans l’oubli. Mais des gens l’ont trouvé – je ne sais pas comment – et ont commencé à en parler sur internet. Et ça a poussé, poussé, poussé… Le livre n’était pas « marchandisé » (ici ce mot prend le sens d’appartenir à un circuit commercial de distribution et de mise en valeur du produit, n.d.e) il n’y avait pas de publicité, rien. Et maintenant, j’ai vendu presque 40.000 exemplaires de ce petit livre. Je crois que les lecteurs sont en avance sur l’industrie du livre.
TN : Comment expliques-tu ce rejet ?
C’est compliqué. Aux États-Unis la question de la Palestine fait resurgir des angoisses très fortes. L’utiliser comme exemple majeur pour élargir la question de la violence à un problème plus général n’est tout simplement pas possible.
TN : Qu’est-ce qui t’a fait écrire ce livre ?
Ce livre est une déconstruction de la propagande que l’on m’a longtemps assénée à propos de la situation palestinienne. Je suis née 13 ans après la fin de l’holocauste, une grande partie de ma famille y est morte. Ma famille était persuadée que les juifs étaient les personnes les plus persécutées du monde, et donc ils ont pris la résistance palestinienne comme une énième attaque qui venait du dessus, comme une nouvelle attaque contre les juifs. Et du coup il fallait renverser la perspective, accepter de reconnaitre que c’était eux qui étaient devenus les agresseurs. Les juifs qui soutiennent la fin de l’occupation sont vus comme des traitres. Ce qui est vraiment difficile, c’est d’être suffisamment autocritique pour se dire que ma position de victime est factice.
TN : Tu as des projets en cours ?
Je viens de publier Let the record show, a political history of Act Up New York 1987-1993 retraçant l’histoire d’Act Up. C’est un travail dense de 800 pages qui sortira au mois de mai. Et j’espère qu’il sera traduit en Français.
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