La catastrophe est planétaire. La pandémie mondiale. L’économie se désagrège. L’anthropocène une vérité incontestable. Alors que le paradigme de notre temps ne peut désormais que se penser à l’échelle du monde, Judith Butler aborde la question de l’épidémie du Covid-19 et du système de santé américain pour mettre en lumière les inégalités sociales et l’invisibilisation des subalternes. Elle y répond avec le concept d’égalité radicale qu’elle développe dans son dernier livre The Force of Nonviolence et qui appelle à imaginer une façon entièrement nouvelle pour les humains de vivre ensemble dans le monde.
Source : https://www.versobooks.com/blogs?post_author=38137
19 mars 2020
L’impératif de confinement coïncide avec une nouvelle prise de conscience de notre interdépendance mondiale pendant ce nouvel espace-temps ouvert par la pandémie. D’une part, on nous demande de nous séquestrer nous-mêmes dans des unités familiales, des logements partagés ou des domiciles individuels, privés de contact social et relégués dans des sphères d’isolement relatif ; d’autre part, nous sommes confrontés à un virus qui traverse rapidement les frontières, inconscient de l’idée même de territoire national.
Mais tout le monde n’a pas de foyer ou de « famille » et un nombre croissant de la population aux États-Unis est sans abri ou en errance.
« Le foyer » est donc considéré comme un espace de protection, mais ce n’est guère vrai pour beaucoup de gens.
Aux États-Unis, une stratégie nationale est formulée, révoquée et apparaît donc sous forme de politiques publiques confuses.
Et la question de savoir qui vivra et qui mourra apparaît à notre président comme un problème de rentabilité que les marchés décideront.
Dans ces conditions, comment se poser la question des conséquences de cette pandémie pour penser l’égalité, l’interdépendance mondiale et nos obligations les uns envers les autres ? Le virus ne fait pas de discrimination.
On pourrait dire qu’il nous traite de manière égale, nous expose de manière égale au risque de tomber malade, de perdre quelqu’un de proche, de vivre dans un monde de menace imminente.
Par la façon qu’il a de se déplacer et de porter ses coups, le virus démontre que la communauté humaine est dans une égale vulnérabilité. Dans le même temps, cependant, l’échec de certaines régions ou de certains États à anticiper (les États-Unis sont peut-être maintenant le membre le plus notoire de ce club), le renforcement des politiques nationales et la fermeture des frontières (souvent accompagnées d’une panique xénophobe), et l’arrivée d’entrepreneurs désireux de capitaliser sur la souffrance mondiale, témoignent tous de la rapidité avec laquelle une extrême inégalité, qui comprend le nationalisme et l’exploitation capitaliste trouve des moyens de reproduire et de renforcer leurs pouvoirs dans les zones pandémiques. Cela ne devrait pas surprendre.
La politique des soins de santé aux États-Unis en est un reflet particulièrement exemplaire. Un scénario que nous pouvons déjà imaginer est la production et la commercialisation d’un vaccin efficace contre le COVID-19.
Clairement désireux de marquer des points politiques pour assurer sa réélection, Trump a déjà cherché à acheter (en espèces), en exclusivité américaine, les droits sur un vaccin à une société allemande, CureVac, financée par le gouvernement allemand.
Le ministre allemand de la Santé, qui n’a pas dû en être ravi, a confirmé à la presse allemande que l’offre avait été faite.
Un homme politique allemand, Karl Lauterbach, a déclaré : "La vente exclusive d’un éventuel vaccin aux États-Unis doit être empêchée par tous les moyens. Le capitalisme a des limites."
Je présume qu’il s’est opposé à l’établissement d’un « usage exclusif » et qu’il n’aurait pas été plus satisfait de cette même disposition si elle ne s’était appliquée qu’aux Allemands. Espérons-le, car nous pouvons d’ores et déjà imaginer un monde dans lequel la vie européenne est valorisée au-dessus de celle des autres - nous voyons cette valorisation se jouer violemment aux frontières de l’UE.
Cela n’a pas de sens de se demander à nouveau, à quoi pensait Trump ? La question a été posée tellement de fois dans un état d’exaspération totale que nous ne pouvons plus être surpris.
Cela ne signifie pas que notre indignation diminue avec chaque nouvel exemple d’absence d’éthique ou d’auto-valorisation infamante. S’il avait été victorieux dans son effort d’acheter l’hypothétique vaccin et d’en restreindre son utilisation aux seuls citoyens américains, penserait-il que les citoyens américains auraient applaudi ses efforts, ravis à l’idée d’être délivrés d’une menace mortelle alors que les autres peuples ne le seraient pas ?
Vont-ils adorer ce genre extrême d’inégalité sociale, l’exceptionnalisme américain, et de s’auto-proclamer « brillant » de la même manière que l’on conclut un marché ?
Imagine-t-il que la plupart des gens pensent que le marché devrait décider de comment le vaccin est développé et distribué ?
Est-il seulement même envisageable dans son monde d’insister sur un problème de santé mondial qui devrait, en ce moment, transcender la rationalité du marché ?
A-t-il raison de présumer que nous vivons aussi dans les paramètres d’un monde imaginaire ?
Même si de telles restrictions sur la base de la citoyenneté nationale ne s’appliquent pas, nous verrons sûrement les riches et les assurés se précipiter pour se garantir l’accès à un tel vaccin lorsqu’il sera disponible, même si le mode de distribution garantit que seuls certains y auront accès et que d’autres seront abandonnés à leur précarité qui ne fera que s’intensifier. Les inégalités économiques et sociales garantiront au virus un rôle discriminant.
Le virus seul ne fait pas de discrimination, mais nous, les humains, le faisons certainement, animés et formés que nous sommes par les pouvoirs imbriqués du nationalisme, du racisme, de la xénophobie et du capitalisme.
Il semble probable que nous vivrons au cours de l’année à venir un douloureux scénario dans lequel certaines créatures humaines revendiqueront leur droit de vivre au détriment de celui des autres, en réinscrivant la fausse distinction entre des vies sacrées et des vies sacrifiables, c’est-à-dire celles qui devraient être protégées contre la mort à tout prix et celles dont la vie est considérée comme ne méritant pas d’être protégée contre la maladie et la mort.
Tout ça ayant lieu dans le contexte de la course à la présidentielle américaine dans laquelle les chances de Bernie Sanders d’obtenir la nomination démocrate semblent désormais très éloignées, mais pas statistiquement impossibles.
Les nouvelles projections qui font de Biden le leader incontesté sont dévastatrices par les temps qui courent précisément parce que Sanders et Warren représentaient Medicare for All, un programme de santé publique complet qui garantirait des soins de santé de base pour tous dans le pays.
Un tel programme mettrait un terme aux compagnies d’assurance privées axées sur le marché qui abandonnent régulièrement les malades, imposent des menues dépenses qui deviennent littéralement impayables et perpétuent une hiérarchie brutale entre les assurés, les non-assurés et les non assurables.
L’approche socialiste de Sanders en matière de soins de santé pourrait être plus justement décrite comme une perspective sociale-démocrate qui ne diffère pas substantiellement de ce qu’Elizabeth Warren a présenté dans les premières étapes de sa campagne.
En ce sens, la couverture médicale est un « droit humain » signifiant que chaque être humain a droit aux soins de santé dont il a besoin. Mais pourquoi ne pas le comprendre comme une obligation sociale, qui découle de la vie en société les uns avec les autres ?
Pour obtenir un consensus populaire sur une telle notion, Sanders et Warren devraient convaincre le peuple américain que nous voulons vivre dans un monde dans lequel aucun d’entre nous ne refuse de soins de santé à aucun autre.
En d’autres termes, nous devrions accepter un monde social et économique dans lequel il est radicalement inacceptable que certains aient accès à un vaccin qui peut leur sauver la vie alors que d’autres s’en verraient refuser l’accès au motif qu’ils ne peuvent pas payer ou dont l’assurance ne couvrirait pas les frais.
L’une des raisons pour lesquelles j’ai voté pour Sanders lors de la primaire californienne avec une majorité de démocrates inscrits est qu’il a, avec Warren, ouvert un moyen de réimaginer notre monde comme s’il était ordonné par un désir collectif d’égalité radicale, un monde dans lequel nous nous sommes liés pour persévérer sur le fait que ce qui est nécessaire pour vivre, y compris les soins médicaux, serait disponible à égalité, peu importe qui nous sommes ou si nous en avons les moyens financiers.
Cette politique aurait pu établir une solidarité avec d’autres pays qui se sont engagés à offrir des soins de santé universels, et aurait pu ainsi établir une politique transnationale des soins de santé résolue à réaliser un idéal d’égalité.
Les nouveaux sondages font émerger un choix national restreint entre Trump et Biden précisément alors que la pandémie a mis à l’arrêt la vie quotidienne, intensifiant la précarité des sans-abri, des non-assurés et des pauvres.
L’idée que nous pourrions devenir un peuple qui souhaite voir un monde dans lequel la politique de santé est accessible à toutes les vies de manière égale, démantelant l’emprise du marché sur les soins de santé qui distingue entre ceux qui en sont dignes et ceux qui peuvent être facilement abandonnés à la maladie et à la mort, fut brièvement une idée vivante.
Nous en sommes venus à nous percevoir différemment quand Sanders et Warren ont proposé cette autre possibilité. Nous avons compris que nous pourrions commencer à penser et à évaluer en dehors des termes que le capitalisme nous impose.
Même si Warren n’est plus candidate et qu’il est peu probable que Sanders reprenne de l’élan, nous devons encore nous demander, particulièrement maintenant, pourquoi nous comportons-nous toujours comme un peuple opposé à l’idée de traiter chaque vie avec une égale valeur ?
Pourquoi certains se réjouissent-ils encore à l’idée que Trump chercherait à obtenir un vaccin pour protéger la vie des Américains (tel qu’il les définit) avant tous les autres ?
La proposition de santé universelle et publique a relancé un imaginaire socialiste aux États-Unis, qui doit maintenant attendre pour se réaliser sous la forme d’une politique sociale et d’un engagement public dans ce pays.
Malheureusement, en ce temps de pandémie, aucun de nous ne peut attendre. Cet idéal doit maintenant être maintenu en vie dans les mouvements sociaux qui sont moins rivés sur la campagne présidentielle que sur la lutte à long terme qui nous attend. Ces visions courageuses et compatissantes, moquées et rejetées par "le réalisme" des capitalistes, avaient suffisamment de temps d’antenne, suffisamment d’attention pour laisser un nombre croissant - certains pour la première fois - désirer un monde transformé.
J’espère que nous pourrons garder ce désir vivant.
Traduit de l’anglais par Tati-gabrielle
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