TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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Homosexualité et refus du travail

[Avant-Hier] est une rubrique qui fera remonter à la surface des textes du passé.

Nous proposons ce mois-ci dans la rubrique Avant-Hier, une traduction d’un texte italien signé Mario Mieli publié originellement en 1976. Mario Mieli, né le 21 mai 1952 à Milan et mort le 12 mars 1983, est considéré comme l’un des fondateurs du mouvement de libération gay/transgenre en Italie. Il se suicide à l’âge de trente ans. Pour en savoir plus sur ce mouvement et sur l’importante figure de Mario Mieli, vous pouvez lire l’entretien avec Massimo Prearo publié sur le site Lundi Matin.

Freud fut le premier à formuler une théorie qui voit dans le processus de civilisation la conversion des puissantes forces libidinales, et la déviation de leur destination sexuelle dans la perspective du travail et de la socialisation. De ce point de vue, l’Éros réprimé est l’énergie de l’histoire et le travail doit être considéré comme la sublimation de l’Éros. Selon Freud, « de la part de la civilisation, la tendance à restreindre la vie sexuelle n’est pas moins nette que cette autre, qui est d’étendre la sphère la civilisation [...] ; la civilisation obéit là à la contrainte de la nécessité économique, puisqu’il lui faut retirer à la sexualité une forte somme de l’énergie psychique qu’elle doit employer elle-même […] ; la crainte de voir les opprimés se révolter incite à prendre de sévères mesures de prévention. Un sommet d’une telle évolution se constate dans notre civilisation d’Europe occidentale ».

La civilisation donc, aurait réprimé toutes les tendances de l’Éros définies comme « perverses » pour pouvoir en sublimer l’énergie libidinale dans la sphère économique. Il s’agit d’une des hypothèses les plus intéressantes inhérentes à la détermination historique du tabou anti-homosexuelle ; et, si nous ne l’isolons pas mais la considérons à côté des autres hypothèses (en particulier, celle qui voit dans la Norme hétérosexuelle la garantie de la sujétion des femmes aux mâles), celle-ci se révèle tout à fait d’actualité aujourd’hui, et il s’agit d’un thème fortement chargé de bouleversements révolutionnaires.

Marcuse écrivait : « Contre une société qui utilise la sexualité comme moyen pour réaliser une fin socialement utile, les perversions maintiennent la sexualité comme une fin en soi ; elles se placent ainsi en dehors du régime du principe de rendement et mettent en question sa base même. Elles établissent des relations libidineuses sur lesquelles la société doit jeter l’anathème, parce qu’elles menacent de renverser le processus de civilisation qui a transformé l’organisme en instrument de travail ».

Cette affirmation apparaît en partie vieillie et doit être discutée. Aujourd’hui, il est évident que la société se sert très bien des « perversions » pour ses intérêts de rendements (il suffit d’aller dans un kiosque ou au cinéma). La « perversion » est vendue au détail et en gros, elle est étudiée, sectionnée, évaluée, commercialisée, acceptée, discutée ; elle devient à la mode, in et out ; elle devient culture, science, papier imprimé, argent ; les marionnettes du Fuori ! se présentent aux élections dans les listes du Parti radical ; l’inconscient est vendu en tranche sur le comptoir du boucher.

Si pendant des millénaires, les sociétés ont réprimé les comportements soi-disant « pervers » de l’Éros pour les sublimer dans le travail, le système les libéralise aujourd’hui afin de les exploiter ultérieurement dans la sphère de l’économie. Dans l’optique mortifère du capital, la libéralisation se révèle seulement fonctionnelle pour la commercialisation. La « perversion » réprimée, donc, ne constitue plus seulement l’énergie du travail, mais se retrouve aussi, fétichisée, dans le produit aliénant du travail aliéné et est imposée par le capital, dans une forme réifiée sur le marché. C’est précisément pour la libéraliser, c’est-à-dire la commercialiser, que la « perversion » doit rester substantiellement réprimée et l’énergie libidinale qui lui est propre doit continuer à être en grande partie sublimée et exploitée dans le travail : la « désublimation répressive » s’accompagne de la perpétuation de la sublimation obligatoire de l’Éros dans le travail. D’autre part, les tendances érotiques définies comme « perverses » ne peuvent que rester réprimées, si les gens continuent d’accepter les produits véritablement obscènes et pervers que le capital impose sur le marché comme étant la sexualité soi-disant « perverse », s’il y en a encore qui éprouve de l’excitation face aux fétiches sordides du sexe commercialisés par le système.

D’autre part, depuis que le capital est parvenu à la phase de domination réelle  ; depuis, en d’autres termes, la concentration et la centralisation tardo-capitalistes, inséparablement connectées au progrès technique des forces productives et à la traduction technologique des sciences dans la machine industrielle (incrément du capital fixe), la quantité de travail nécessaire a été réduite, la plus grande partie des heures de travail constituant du surtravail : travail inutile, fonctionnant seulement afin de perpétuer la domination cancérigène du capital. Il s’agit d’une « mutation dans le caractère des forces productives de base » (Marx). Cette transformation crée les prémisses essentielles pour l’accomplissement du saut qualitatif total qui réalisera la révolution communiste. « Dès lors que le travail sous sa forme immédiate a cessé d’être la grande source de la richesse, le temps de travail cesse nécessairement d’être à sa mesure et, par suite, la valeur d’échange d’être la mesure de la valeur d’usage. Le surtravail de la masse a cessé d’être la condition du développement de la richesse générale, de même que le non-travail de quelques-uns a cessé d’être la condition du développement des pouvoirs universels du cerveau humain. Cela signifie l’écroulement de la production reposant sur la valeur d’échange, et le procès de production matériel immédiat perd lui-même la forme de pénurie et de contradiction. C’est le libre développement des individualités, où l’on ne réduit donc pas le temps de travail nécessaire pour poser du sur-travail, mais où l’on réduit le travail nécessaire de la société jusqu’à un minimum, à quoi correspond la formation artistique, scientifique, etc. des individus grâce au temps libéré et aux moyens créés par eux tous. » (Marx)

Face à la perspective d’un tel saut qualitatif, face à la perspective de la révolution et de la création du communisme, la répression sexuelle exerce une fonction d’entrave obsolète : en effet, elle garantit cette sublimation qui permet l’exploitation économique, « le vol du temps de travail de l’homme » (Marx), le vol du (temps de) plaisir de la femme et de l’homme, la contrainte de l’être humain au travail qui n’est plus nécessaire en soi, mais qui est indispensable à la perpétuation de la domination du capital ; en d’autres mots, à la conservation des rapports de productions dépassés et à la solidité de l’édifice social qui est fondé sur celles-ci.

« Le capital  », dit Virginia Finzi Ghisi, « a jusqu’à présent utilisé la nature érotique du travail pour contraindre l’homme, auquel il a préventivement retiré toute aventure sexuelle autre (celle avec la femme-mariée-mère dans le contexte familial n’est pas de l’aventure mais seulement l’extension de la substitution), au travail ».

« L’hétérosexualité […] devient la condition de la production capitaliste, comme modalité de la perte du corps, habitué à le voir ailleurs, généralisé. »

La lutte pour le communisme, aujourd’hui, doit se manifester aussi comme la négation de la Norme hétérosexuelle fondée sur la répression qui est fonctionnelle et conforme à la subsistance de la domination du capital sur l’espèce humaine. Les « perversions », et en particulier l’homosexualité, expriment la rébellion contre l’assujettissement de la sexualité de la part de l’ordre capitaliste-hétérosexuelle-machiste, contre l’asservissement presque total de l’érotisme au « principe de rendement », à la production et à la reproduction. Et s’il n’est plus aujourd’hui économiquement nécessaire de sublimer dans le travail les composantes définies comme « perverses » de l’Éros, il n’est pas moins nécessaire, alors que la planète souffre à cause de la surpopulation, de canaliser toutes les énergies libidinales dans la reproduction. En effet, contraindre l’Éros à la procréation n’a jamais été réellement nécessaire, du moment où la sexualité libre, dans des conditions environnementales plus ou moins favorables, reproduit naturellement l’espèce, sans avoir à n’être soumise à aucun type de contraintes. D’un autre côté, si la lutte pour la libération de l’homosexualité s’oppose fermement à la Norme hétérosexuelle, l’un de ses buts est la réalisation de nouveaux rapports gays entre femmes et hommes, rapports complètement alternatifs par rapport au couple hétérosexuel, rapports qui consistent, notamment, en une nouvelle manière d’engendrer et de vivre pédérastiquement avec les enfants.

Il n’est pas dit non plus que l’obtention de cette liberté transsexuelle ne contribue pas à déterminer, dans un futur relativement lointain, des altérations dans la structure biologico-anatomique de l’être humain de manière à le transformer en androgyne adapté à la parthénogenèse ou à de nouveaux types de procréation à deux (ou à trois ? Ou à dix ? …).

Du reste, il existe déjà dans la nature des animaux comme l’hippocampe, par exemple, qui se reproduit toujours de manière invertie : la femelle dépose dans le corps du mâle les œufs et le mâle les féconde en les portant jusqu’à ce qu’il accouche. Nous ne savons pas non plus ce qu’il se passe dans les autres planètes, dans d’autres systèmes solaires, à des niveaux « d’évolution » admirablement supérieurs aux nôtres...

Mario Mieli, 1976.
Publié dans Il Vespasiano degli omosessuali, Collectifs Homosexuelles Milanais,
supplément spécial à « Re Nudo », n. 43, juillet 1976.

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