TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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Le propagandiste qui voulait rendre la cigarette féministe

Troisième et dernier épisode de la série Ces hommes qui voulaient faire fumer les femmes.

Pour comprendre ce qui va suivre, il vous faudra lire les épisodes 1 et 2

Dans le premier épisode, nous avons brossé un portrait croisé des cigarettes et de la condition des femmes dans les années 20.

Dans le deuxième épisode, nous avons abordé la campagne de publicité pour Lucky Strike qui liait cigarette et recherche de la minceur en culpabilisant les femmes.

Dans ce dernier épisode, nous allons raconter l’incroyable propagande qui fut menée par l’industrie du tabac pour raccorder le désir d’émancipation féministe et la cigarette.

  • Qui était Edward Bernays, le fondateur de la propagande moderne ?
  • Que furent ses principaux faits d’armes ?
  • Quelles étaient ses techniques et en quoi étaient-elles novatrices ?
  • En quoi consistait la partie souterraine de la campagne d’affiche Reach for a Lucky ?
  • D’où venait le désir d’émancipation de femmes de l’époque ?
  • Comment Bernays s’y est-il pris pour faire fumer les femmes dehors ?
  • Pourquoi Bernays a-t-il voulu mettre le vert à la mode ?

La campagne d’affiches Reach for a Lucky battait son plein. Mais elle comportait une partie souterraine, invisible. Hill avait besoin de frapper fort pour faire fumer les femmes. De simples affiches ne suffisaient pas. Il lui fallait donc un professionnel du battage médiatique, un expert en manipulation des foules. Quelqu’un qui était capable d’intriguer dans le sens de Lucky Strike, sans que cela se remarque. Le grand Edward Bernays serait parfait.

Le neveu de Freud se vante

En général, au bout de la cinquième minute de conversation, il mentionnait son oncle Sigmund Freud. Il ne se privait pas de rappeler son statut de neveu du maître viennois. Il était propagandiste, et savait que cette vieille ficelle fonctionnait toujours. Ça impressionnait l’auditoire.

Edward Bernays en 1917

Edward Bernays avait une très haute estime de lui-même. À chaque personne qu’il rencontrait, il racontait ses faits d’armes dans le domaine des « relations publiques », titre qu’il avait inventé pour remplacer le trop connoté « propagande ». Ce n’était pas que de la vantardise. Ses résultats étaient bien au-delà de l’imaginable. Quand l’homme promettait aux patrons ou aux politiciens de « contrôler les masses et les mobiliser à volonté sans qu’elles s’en rendent compte » (Propaganda), il exagérait à peine. Il en était capable. Il l’avait déjà fait.

Edward Bernays et sa femme. Date inconnue.

Il était devenu l’homme à engager pour la réussite de ses affaires ou de son élection. Il avait fondé la propagande moderne. Son travail eut des répercussions sur toute la publicité moderne et la communication politique. Même les nazis l’étudiaient ; Goebbels s’est beaucoup inspiré de son travail. Le futur Ministre de l’Éducation du peuple et de la Propagande du Reich revendiquait l’usage en 1932 « des méthodes américaines et à l’échelle américaine ». En outre, on sait qu’il avait des exemplaires des livres du propagandiste dans sa bibliothèque. [1]

On dit souvent qu’Edward Bernays fut l’un des grands artisans de la société de consommation. Il reste pourtant largement méconnu.

Un génial manipulateur des opinions

George Creel (1876-1953), journaliste à la tête de ladite commission. Photo de 1917.

Il fit ses armes dans la commission Creel. En tant qu’organe de communication, elle posa les jalons de la propagande politique moderne. En 1916, le président Woodrow Wilson se fait réélire en promettant que les États-Unis ne partiraient pas en guerre. C’était un mensonge. Une année plus tard, il lui fallait donc préparer l’opinion. Tout le monde devait devenir férocement proguerre. Pour cela, il créa cette commission réunissant les meilleurs propagandistes de l’époque.

Célèbre affiche de 1917 provenant de la commission Creel, et représentant "Oncle Sam"

Elle frappa sur tous les fronts. Elle monta des bus de stars d’Hollywood. Ceux-ci tournèrent dans tous le pays pour en appeler au patriotisme des Américains. Elle créa une campagne d’affichage très moderne, avec le fameux « We want you for US Army », flanqué d’un Oncle Sam au doigt pointé. Ils inventèrent également le principe des four minute men. Ce sont des hommes volontaires et impliqués dans leur communauté qui se levaient pendant toutes sortes de réunions publiques (cinéma, messe, etc.) pour prononcer un discours qui expliquait pourquoi il fallait partir en guerre. L’essentiel était qu’ils ne disaient jamais qu’on le leur avait demandé. Cela devait paraître spontané. La bonne propagande doit rester cachée. Toute cette campagne fut un immense succès, et déclencha dans le pays une poussée brutale de patriotisme.

Affiche de 1917 de la commission Creel. "Mon dieu ! J’aimerais tellement être un homme pour pouvoir rejoindre la Navy"

Revenus en temps de paix, les industriels voulurent s’offrir les services de ceux qui avaient participé à cette entreprise. Bernays était le plus talentueux d’entre eux. Ses succès commerciaux furent nombreux.

Il créa de toutes pièces le petit-déjeuner « américain » avec des œufs et du bacon, comme représentant de l’American Way of Life, pour le compte d’une entreprise qui vendait du bacon. Il contacta des milliers de médecins pour leur demander de le recommander comme étant bon pour la santé. Il fit publier cette grande étude dans de nombreux journaux pour vanter les mérites du petit-déjeuner « sain » et « américain ».

Il réalisa la promotion du savon Ivory, en organisant de gigantesques concours de sculpture de celui-ci, conçu pour être facile à modeler.

Il imposa pour le compte d’un fabricant de pianos la mode du salon de musique. Il mit en place de grandes expositions de salon de musique d’époque. Il demanda à des architectes de placer systématiquement un coin à musique dans chaque nouvelle construction. Il organisa des événements mondains où fut présente la haute société, pour donner à la classe moyenne l’envie d’avoir eux-mêmes des salons de musique. Ainsi tout le monde en voulut un chez soi et les ventes de piano décollèrent.

Son œuvre la plus malfaisante fut sans doute sa participation au renversement du gouvernement socialiste du Guatemala en 1954, pour le compte d’une entreprise productrice de bananes. En 1951 fut élu Jacobo Árbenz Guzmán, dont le programme politique prévoyait d’exproprier les parties en friches des exploitations agricoles pour les redistribuer à des familles de paysans. Cependant, l’United Fruit Company ne le voyait pas d’un bon œil. Elle possédait énormément de terres non utilisées dans le pays.

Logo de l’United Fruit Compagny.

Bernays organisa donc une gigantesque campagne de presse et de lobbying pour influencer l’opinion publique et la classe politique américaines. Il inonda les actualités de communiqués alarmistes. Il fit en sorte de devenir l’unique source d’information sur le Guatemala auprès des journaux américains. Il fit distribuer 300 000 copies d’un pamphlet sur le prétendu péril rouge guatémaltèque intitulé Le Communisme au Guatemala en 22 faits. C’était l’époque du maccarthysme, il fallait jouer sur la Peur rouge. Derrière Guzmán, le spectre du communisme !

Toute cette campagne se solda par un coup d’État de l’armée organisé conjointement par la C.I.A. et la compagnie productrice de bananes. Puis une quarantaine d’années d’instabilité politique et de conflit armé, dont le nombre de morts se compte en centaine de milliers. Mais grâce à Bernays et la C.I.A., l’United Fruit Company put continuer à exporter des bananes.

Des techniques de propagande novatrices

Son succès était dû à l’efficacité de ses techniques. Il avait élaboré plusieurs procédés : l’utilisation d’un tiers d’autorité, l’émotion plutôt que la pensée, et la manipulation consciente de désirs inconscients. Et tout cela fonctionnait grâce à un principe : la propagande doit toujours rester invisible. C’est ainsi que dans son livre Propaganda, il développe une théorie des foules et une anthropologie qui sont le fondement de ses techniques.

L’homme est grégaire, et il suit ce qui fait autorité

Toutes ses campagnes se fondaient sur l’autorité, et sur le désir de faire comme les autres. Il considérait les êtres humains comme de simples moutons qui ne font que suivre. « L’homme étant de nature grégaire, il se sent lié au troupeau, y compris lorsqu’il est seul chez lui, rideaux fermés. Son esprit conserve les images qu’y ont imprimées les influences sociales. » (Propaganda, pp 61-62).

Pour le petit-déjeuner, ce furent les médecins qui firent la réclame du produit. Dans le cas des four minutes men, il s’appuyait sur la confiance qu’inspirait une figure importante de la communauté.

L’émotion plutôt que la raison

Les théories de Gustave Le Bon (1841-1931) sur les foules étaient très répandues chez les élites de l’époque.

Il considérait les foules comme on le faisait à l’époque. Il s’appuyait sur les thèses très en vogue de Gustave Le Bon, dans sa Psychologie des foules. « La pensée au sens strict du terme n’a pas sa place dans la mentalité collective, guidée par l’impulsion, l’habitude ou l’émotion. » (Propaganda, p. 62). La foule était mue par l’émotion. Elle était par nature irrationnelle. Ses caractéristiques sont pour Le Bon : « l’impulsivité, l’irritabilité, l’incapacité à raisonner, l’absence de jugement et d’esprit critique, l’exagération des sentiments » (Psychologie des foules p.17) Il ne mettait donc jamais en avant des raisonnements. Il savait que les arguments rationnels n’étaient d’aucune efficacité. Il jouait plutôt sur les émotions.

Travailler les désirs inavoués

L’homme avait à cœur de fonder son travail sur les sciences sociales de son temps. Toutes ses techniques en étaient inspirées. C’était ce qui le différenciait des autres propagandistes. Il avait compris que cet apport était essentiel. Il lui fallait une véritable science des humains, sans morale ni tabous, pour pouvoir les manipuler.

Ainsi le travail de son oncle, à la pointe de la modernité à l’époque, innervait son travail. Il était bien au fait, comme l’enseignait la psychanalyse, qu’il existait des désirs inavoués. Il cherchait constamment à travailler l’inconscient.

« Les psychologues de l’école de Freud, eux surtout, ont montré que nos pensées et nos actions sont des substituts compensatoires de désirs que nous avons dû refouler. Autrement dit, il nous arrive de désirer telle chose, non parce qu’elle est intrinsèquement précieuse ou utile, mais parce que, inconsciemment, nous y voyons un symbole d’autre chose dont nous n’osons pas nous avouer que nous le désirons. Un homme qui achète une voiture se dit probablement qu’il en a besoin pour se déplacer, alors qu’au fond de lui il préférerait peut-être ne pas s’encombrer de cet objet et sait qu’il vaut mieux marcher pour rester en bonne santé. Son envie tient vraisemblablement au fait que la voiture est aussi un symbole du statut social, une preuve de la réussite en affaires, une façon de complaire à sa femme. » (Propaganda, p. 63)

La propagande doit rester invisible

Il y a cette constante dans toutes ses campagnes : la propagande doit rester invisible. Personne n’aime se faire manipuler. Il avait compris comme personne qu’une propagande efficace préservait la sensation de liberté. Il fallait donc faire croire que tout se déroulait spontanément. Les personnes manipulées devaient se convaincre que les décisions venaient d’elles-mêmes. Et surtout il ne fallait jamais dire qu’il y avait une entreprise derrière. Pour lui c’était même ce qui le différenciait d’un publicitaire. Son travail restait toujours dans l’ombre.

Bernays, la face cachée de la campagne Reach for a Lucky

Une campagne d’affichage ne suffisait pas. Hill avait besoin de Bernays. Reach for a Lucky Instead of Sweet, la campagne mise au point par Albert Lasker, consistait en des publicités qui associaient cigarette et minceur. Elle allait être accompagnée d’une partie souterraine. Il s’agissait pour Bernays de déployer ses techniques de manipulation invisible. Tout cela allait être terriblement efficace.

Il fit appel à l’autorité. Il publia dans la presse des écrits de médecins qui parlaient de l’impact négatif du sucre sur la santé. Aucune mention n’était faite sur Lucky Strike ou même sur le tabagisme.

Il influença le milieu de la mode pour promouvoir la minceur. Pour cela, il en envoya aux magazines de mode des photos de haute couture réalisées à Paris. Elles représentaient des mannequins à la silhouette longiligne.

Il invita des artistes à venir parler à des conférences sur la beauté. Là encore, ce n’était jamais mis en lien avec la marque. Évidemment pour ceux-ci, l’idéal moderne américain était la femme mince.

Il fit faire des études d’opinion qu’il diffusa massivement. Il ne s’agissait pas pour lui d’en tirer des informations, mais bien plutôt de jouer sur le désir de conformité : « La vendeuse mince et moderne est demandée, et son employeur et elle peuvent gagner plus d’argent que ses collègues plus grosses ».

Il mit en scène la guerre que l’American Tobacco Company menait « dans l’intérêt des consommateurs » contre l’industrie des bonbons. Il se servait pour cela des réactions outrées des producteurs de confiseries. Plus ils étaient scandalisés, plus la campagne semblait réelle.

Bernays faisait feu de tout bois. Tout le monde devait porter son attention sur Lucky Strike. De manière directe avec les publicités, mais aussi de manière indirecte avec ce discret matraquage médiatique. Cela plaçait inconsciemment dans les esprits l’idée que la minceur était l’attribut des femmes modernes. L’idée que le sucre était mauvais pour la santé était dans toutes les têtes.

Ainsi, il manipulait les gens sans qu’ils s’en rendent compte. Il fallait que leurs opinions s’adaptent aux intérêts de Lucky Strike. Cela avait pour effet que les femmes étaient plus réceptives aux publicités. Elles voyaient dans les cigarettes une solution pour mincir. C’était autant de potentielles futures acheteuses.

Faire fumer les femmes dehors

Pourtant malgré le succès de la campagne, George Washington Hill, obsédé par le profit, en voulait toujours plus. Bernays le raconte : « Hill m’a appelé : “Comment pouvons-nous faire en sorte que les femmes fument dans la rue ? Elles fument à l’intérieur. Mais merde, si elles passent la moitié du temps dehors et qu’on peut faire en sorte qu’elles fument à l’extérieur, on va quasiment doubler le marché féminin. Faites quelque chose. Agissez !” »

Face à la demande pressante de son client, Bernays mit en place l’un de ses plus fameux faits d’armes. Ce devait être mémorable et impactant. Il fallait que l’opinion publique soit modifiée en profondeur. Comme nous l’avons vu, le tabagisme féminin se répandait à l’époque et devenait moins tabou. Pourtant, il était toujours très mal vu pour les femmes de fumer dans la rue.

Il décida d’aller consulter un disciple de son oncle, pour lui demandait ce que représentait la cigarette. A. A. Brill, qui était l’un des premiers psychanalystes américains, lui répondit : « Certaines femmes voient la cigarette comme un symbole de liberté. Fumer est une sublimation de l’érotisme oral ; tenir une cigarette dans la bouche excite la zone orale. Il est parfaitement normal pour les femmes de vouloir fumer […] Aujourd’hui l’émancipation des femmes a supprimé beaucoup de leurs désirs féminins. De plus en plus de femmes font maintenant le même travail que les hommes. Beaucoup ne font pas d’enfants ; et celles qui en font en ont moins. Les traits féminins sont masqués. Les cigarettes, qui sont assimilées aux hommes, deviennent des torches de la liberté [torches of freedom] »

A. A. Brill (1874-1948). Date inconnue.

Dans les années 20, les femmes veulent s’émanciper

Le psychanalyste avait raison, et notre propagandiste le comprenait bien. Beaucoup de femmes voulaient s’émanciper et sortir de leur rôle traditionnel. Tout le début du 20e siècle, avec notamment le mouvement suffragiste, en était une preuve flagrante.

Le droit de vote pour les femmes blanches obtenu en 1920 (les lois Jim Crow empêchaient de nombreux Noirs américains de voter) n’était que la face visible d’un mouvement de fond. Cela a été permis par une évolution des mœurs. La conscription pour les hommes durant la Première Guerre mondiale en a été l’un des catalyseurs. En effet, de nombreux postes vacants furent repris par des femmes. On dit souvent que cela a eu un fort impact sur le désir d’égalité et d’émancipation. C’était la preuve qu’elles pouvaient travailler, et faire les mêmes métiers que les hommes. La main d’œuvre féminine avant 1914 était de 23,6 %, et augmenta pour représenter entre 37,7 % et 46,7 % des travailleurs à la fin de la guerre. [2] Cela permit aussi une plus grande indépendance matérielle pour ces femmes. Leur salaire était bien plus faible, mais elles n’avaient pas à compter sur un homme pour survivre.

Comme nous l’avons vu précédemment, un fort désir d’émancipation animait beaucoup de femmes. Il y avait une volonté d’en finir avec la vieille morale puritaine et les corsets trop serrés. Le moment était au flappers qui fumaient, dansaient sur du jazz et avaient une sexualité libérée. Le désir d’égalité était bien présent. L’idée que les femmes pouvaient faire les mêmes choses que les hommes était dans l’air du temps.

« La vapeur qui fait tourner la machine sociale, ce sont les désirs humains. » disait Bernays. Et en « ingénieur du social » comme il s’appelait, ceux-ci étaient ses premiers matériaux. Il fallait donc utiliser cette aspiration à l’émancipation pour la lier aux Lucky Strike. L’homme avait un plan.

Torches of Freedom

Il lui fallait une grande manifestation populaire connue partout dans le pays. La Easter Parade de New York qui fêtait Pâques était couverte chaque année par les grands journaux.

Il lui fallait des actrices : il fit donc un casting. Ce devait être discret. Il était dit aux jeunes femmes que c’était une campagne menée pour l’égalité et la liberté de fumer. Bernays donna comme instruction que les filles soient « jolies, mais ne devaient pas trop ressembler à des top models ». Il leur fournit les cigarettes (des Lucky Strike évidemment) qu’elles devraient sortir toutes en même temps à son signal pendant la manifestation.

Il lui fallait un slogan : il reprit simplement les mots de A. A. Brill, qui parlait des torches de la liberté (Torches of Freedom). C’est ce que les jeunes femmes devaient dire aux journalistes si on les interrogaient.

Il lui fallait des invitations : on sait qu’elles vinrent en substance de la militante féministe et journaliste Ruth Hale : « Femmes ! Allumez une autre torche de la liberté ! Combattez un autre tabou pour notre sexe ! »

Il lui fallait du retentissement médiatique : la marche était très relayée. Mais il ne fallait prendre aucun risque. Il prit la peine d’engager un ami photographe, au cas où aucune des photos prises par ses collègues ne soit diffusable.

Le 4 avril 1929, le jour du dimanche de Pâques, un événement au retentissement national eut lieu : des femmes avaient fumé en public à l’Easter Parade de New York.

Le lendemain, de très nombreux journaux en parlèrent. Cela fit la une du New York Times. Un débat public sur le tabagisme des femmes à l’extérieur venait de s’ouvrir. En bien ou en mal, on ne parlait que de ça. On rapporta à la suite de cet événement que des femmes çà et là dans le pays s’étaient mises à fumer fièrement dans la rue, comme un marqueur d’indépendance et d’émancipation. Des féministes s’étaient emparées du tabagisme pour en faire un symbole d’égalité. Des clubs de femmes conservatrices en appelaient à son interdiction. Ça avait fonctionné, se disait Bernays. « J’ai appris que des coutumes d’un autre âge peuvent tomber en désuétude par un appel théâtral propagé par le réseau des médias ».

Lucky Strike et son mal-aimé paquet vert

En 1934, George Washington Hill fit de nouveau appel à Bernays. Il avait un problème. À l’époque, les paquets de Lucky Strike étaient verts. Hill s’était rendu compte que cette couleur ne plaisait pas aux femmes. Elle s’accordait mal avec la plupart des couleurs de vêtements. Et d’autant moins bien avec celles qui étaient à la mode.

Paquet de Lucky Strike de l’époque

On suggéra à Hill de changer la couleur des paquets. Mais cela aurait été trop cher et trop long. L’homme n’était pas prêt à perdre autant d’argent. Il fallait donc non pas que le produit s’adapte aux clients. C’est le client qui devait changer. Et même tout son environnement.

Bernays se lança donc dans une folle campagne de six mois pour faire du vert la couleur à la mode.

Il lança donc le Green Fashion Fall. C’était une sorte de bal auquel il invita des gens de la bonne société new-yorkaise et de la mode. La seule condition pour venir était de s’habiller en vert.

Invitation pour le Green Ball

En outre, il fit donner des conférences par des scientifiques et des artistes pour disserter sur la couleur verte. Il raconte : « Je fus étonné de l’empressement avec lequel des scientifiques, des académiciens et des professionnels participaient à des événements de ce genre. J’ai appris que pour eux c’était une opportunité bienvenue de parler de leur sujet favori et d’apprécier la publicité qui en découlait. Dans un âge de la communication, leur activité dépendait souvent de la visibilité publique. »

Publicité pour Lucky Strike de 1934.

Il contacta également des décorateurs d’intérieur, des stylistes, des femmes influentes dans la haute société, pour les convaincre que le vert était tendance.

Publicité de mode de 1934.
Extrait du magazine français "Très parisien" de l’automne 1934

Les résultats furent au rendez-vous. Le vert fut la couleur de l’année. George Washington Hill était ravi, les ventes avaient encore augmenté.

Conclusion

Pour George Washington Hill, le patron de Lucky Strike, Albert Lasker, le publicitaire, et Edward Bernays, le propagandiste, ces efforts n’avaient pas été vains. En 1923, les femmes représentaient 5 % des fumeurs. En 1929, ce pourcentage était passé à 12 %. Puis à 18,1 % en 1935. [3] Bien sûr les trois hommes ne sont pas des magiciens omnipotents. Ils n’ont pas à eux seuls réussi à faire fumer les femmes. L’augmentation du tabagisme féminin dans les années 20 était dans l’air du temps.

Leur réussite a été d’analyser avec une grande acuité les tendances qui parcouraient le champ social. C’était nécessaire pour les faire aller dans leur sens. Ce faisant, leur manipulation n’a pas été de créer de toute pièce des désirs, ce qui est impossible. C’est plutôt qu’ils ont réussi à comprendre l’air du temps, et les préoccupations et les combats qui animaient les femmes de leur époque pour les amener vers leur produit.

Et c’est ainsi que leur travail fut récompensé. Car en plus d’avoir ouvert le marché des femmes pour tout le monde, ils avaient réussi à faire décoller les ventes de Lucky Strike. En 1929, les ventes ont triplé, pour dépasser en 1930 — on imagine le plaisir de Hill — celles de la marque concurrente Camel.

Lucky Strike était devenue la première marque de cigarettes aux États-Unis, grâce au travail acharné de ces trois hommes pour encourager le tabagisme féminin. Les femmes fumaient et George Washington Hill était encore plus riche.

Ignace Fambeaux

Bibliographie :

La plupart des informations contenues dans cet article (et notamment les citations de Bernays et Hill) proviennent de l’excellent livre The Cigarette Century de Allan M. Brandt, malheureusement non traduit en français.

Un des autres supports a été le documentaire Propaganda, la fabrique du consentement (2018) de
Jimmy Leipold, qui parle de Bernays, et qui m’a en premier fait découvrir cette histoire.

Pour ce qui est des faits d’armes et de la doctrine de Bernays, je me suis appuyé sur son livre Propaganda (1928), ainsi que sur la préface de Norman Baillargeon de son édition française de 2007 publiée chez Zones.

Mes sources à propos de l’ingérence américaine au Guatemala viennent de ce très bon article d’Étienne Dasso, que l’on pourra trouver à cette adresse :

https://journals.openedition.org/orda/2667

[1Edward L. Bernays et la propagande Sandrine Aumercier, 2007, Revue du M.A.U.S.S.

https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2007-2-page-452.htm

[3
. O’Keefe, Anne Marie ; Pollay, Richard W. (1996). « Deadly Targeting of Women in Promoting Cigarettes ». Journal of the American Medical Women’s Association. Vu sur https://en.wikipedia.org/wiki/Torches_of_Freedom

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