Nous crachons sur Hegel - Autour des Ecrits Féministes de Carla Lonzi
Carla Lonzi est peu connue des mouvements queer et LGBT+. Et pourtant, elle en inspire les pratiques de groupes et les outils fondamentaux dans la révolte contre la civilisation patriarcale. Avec les femmes de Rivolta Femminile, groupe qu’elle fonde avec Carla Accardi et Elvira Banotti à Rome en 1970, elle entreprend de vivre le féminisme, dans sa dimension théorique comme dans sa dimension pratique. D’abord, par la constitution d’espaces non-mixtes pour qu’aucun homme ne puisse être désigné ou s’arroger le droit de parler à la place des femmes. Puis par la pratique de l’autoconscience. Il s’agissait de partir de soi, de sa situation, de sa vie quotidienne ou de son intimité. Le partage de ces expériences situées mettait en évidence que le monde était construit et appartenait aux hommes. Et ce, jusque dans la culture et les savoirs qui confinaient les femmes dans l’incomplétude et la sujétion. « C’est là que les groupes féministes d’autoconscience acquièrent leur véritable physionomie de foyers qui transforment la spiritualité de l’époque patriarcale : ils œuvrent en faveur de cet élan de subjectivation des femmes qui se re-connaissent les unes les autres comme des êtres humains complets, n’ayant plus besoin de l’approbation de l’homme. » [1]
On peut ainsi lire dans la Horde d’Or [2] que l’on doit à Carla Lonzi « la première définition politique de la différence des sexes en Italie, qui deviendra très vite la raison et la référence première de la lutte des femmes. Une lutte qui est loin d’avoir uniformément suivi la ligne tracée par cette revendication, mais qui sera désormais marquée par la nécessité de signifier socialement quelque chose qui ne l’avait jamais été jusque-là : les sexes qui veulent une existence libre, il n’y en a pas un, mais deux. » La vague révolutionnaire qui déferle sur le monde en ce début des années 70 prend, en Italie, la forme d’un mouvement autonome puissant articulé autour de l’opéraïsme [3], des révoltes étudiantes, de groupes de luttes armées et d’une révolution féministe qui aura compris que cette révolution se mène d’abord à distance du cirque de la politique : « L’oppression de la femme ne se résout pas par l’égalité, mais se poursuit dans l’égalité. Elle ne se résout pas dans la révolution, mais se poursuit dans la révolution. (…) On entend par égalité de la femme son droit à participer à la gestion du pouvoir dans la société, moyennant la reconnaissance de capacités égales à celles de l’homme. (…) Nous avons réalisé que, sur le plan de la gestion du pouvoir, il ne faut pas de capacités particulières, mais une forme d’aliénation très efficace. L’affirmation de soi de la femme n’implique pas une participation au pouvoir masculin, mais une mise en question du concept de pouvoir. » [4]
Placer sur l’axe révolutionnaire une nouvelle dimension qui est celle de l’oppression des genres et des sexes, voilà qui transforme littéralement l’idée même de révolution. Changement dont nous sommes les héritiers. Aujourd’hui encore, elle est une référence des théories révolutionnaires comme pour le texte de la revue TIQQUN échographie d’une puissance [5], ou de Paul B. Preciado dans Dysphoria Mundi [6].
Le texte qui va suivre est issu d’une rencontre publique à la librairie Comment dire à Rennes autour de Nous crachons sur Hegel de Carla Lonzi, paru aux éditions NOUS en 2023. En présence de Muriel Combes et Patrizia Atzei, traductrices du livre, de Manuela Spinelli, maîtresse de conférences à l’Université de Rennes 2 et spécialiste des études de genre, et d’Aliénor Mauvignier, libraire.
Manuela Spinelli : Carla Lonzi est née à Florence en 1931 et elle est morte en 1982 à Milan. Elle a étudié à Florence avec Roberto Longhi, un éminent critique d’art. Au cours des années 1960, elle décide d’abandonner sa carrière d’historienne de l’art pour se consacrer au féminisme, ce qu’elle fera durant toutes les années 1970. Elle rencontre d’autres féministes avec lesquelles elle fonde le groupe Rivolta Femminile, qui deviendra l’un des groupes les plus influents du féminisme italien, qui a notamment permis de répandre la pratique de l’autoconscience, qu’on pourrait rapprocher aujourd’hui des groupes de parole en non-mixité. Avec le séparatisme, l’autoconscience sera l’un des pivots du féminisme italien des années 1970. Rivolta Femminile fonde aussi une maison d’édition qui publie entre autres tous les écrits de Carla Lonzi, dont Sputiamo su Hegel (Nous crachons sur Hegel) en 1974. Carla Lonzi a réussi ce pari très difficile de ne pas faire du féminisme quelque chose d’abstrait, mais d’incarner une pensée féministe. Pouvez-vous nous raconter comment vous en êtes arrivées à ce projet ?
Muriel Combes : Cette idée a émergé suite à la parution en 2020 du livre de Catherine Malabou, Le Plaisir effacé. Clitoris et Pensée, dans lequel un chapitre entier est consacré à Carla Lonzi, en particulier au texte « La femme clitoridienne et la femme vaginale », un des six textes qui composent le livre. J’ai cherché le texte pour le lire. Le texte n’était pas traduit en français, j’étais très enthousiaste, j’avais vraiment envie de le donner à lire à des ami.e.s, dans un élan de partage. Donc j’ai tout de suite commencé à le traduire, au fur et à mesure de la lecture. J’ai demandé à Patrizia de relire mon début de traduction. Patrizia a enquêté un peu sur le livre dont ce texte était extrait, elle s’est aperçue qu’il n’avait jamais été traduit intégralement, elle a obtenu les droits, et nous avons commencé à traduire ensemble.
Patrizia Atzei : Pour tout vous dire, j’ignorais jusque-là ce qu’il en était de la traduction de l’œuvre de Carla Lonzi en France. C’est un livre mythique dont tout le monde a entendu parler, mais que peu de gens ont vraiment lu. La particularité de la figure de Carla Lonzi est qu’elle a été très importante dans l’histoire du féminisme italien et en même temps ses livres toujours ont été difficiles à trouver. Elle avait un rapport extrêmement conflictuel vis-à-vis de la « culture », d’une intégration dans la culture. D’ailleurs, Rivolta Femminile a tout de suite lancé sa propre maison d’édition. L’idée était que le féminisme puisse prendre en charge la diffusion de ses idées de l’intérieur.
Aliénor Mauvigner : Est-ce qu’elle est traduite en d’autres langues ?
P.A. : Certains de ses textes ont été assez vite traduits en espagnol, en allemand, en anglais. Il y a eu nombre d’éditions pirates, des bouts traduits publiés à très petits tirages et vite épuisés. L’histoire éditoriale de Nous crachons sur Hegel est chaotique et peut s’expliquer en partie par l’hostilité de Carla Lonzi au monde de la culture en tant qu’émanation du monde patriarcal.
M.C. : La maison d’édition Scritti di Rivolta Femminile, qu’elle a co-fondée, était un projet que l’on pourrait qualifier de contre-culturel. La visée était de faire exister une autonomie de cette expression féministe émergente. Un des livres de Scritti di Rivolta Femminile contient en annexe une correspondance avec une maison d’édition allemande qui avait publié une édition pirate d’un de ses textes. C’est assez drôle à lire. Ils s’autorisaient, du fait que c’était une édition militante, à se l’approprier à leur manière, ce qui ne manquait pas d’horripiler Carla Lonzi. Elle avait une rigueur, un amour de l’expression, du contenu et de la forme et elle trouvait insupportable que l’on ne respecte pas l’intégrité des livres.
A.M. : Et la maison d’édition existe encore ?
M.C. : À ma connaissance, le dernier livre publié par la maison d’édition, en 1992, est un ouvrage posthume de Lonzi, sur lequel elle travaillait juste avant sa mort. Il s’intitule Armande sono io !, c’est une œuvre inachevée qui porte sur le mouvement des Précieuses en France, au 17e siècle, qui l’intéressait beaucoup.
P.A. : Après l’arrêt de la maison d’édition, les livres de Scritti di Rivolta Femminile ont été diffusés par la Librairie des femmes de Milan, qui était un foyer historique du féminisme italien. Cette librairie, qui existe toujours, est à l’origine du livre Ne crois pas avoir de droits, publié en 1985 (traduit par le collectif Mise en commune, La tempête, 2017), qui s’inscrit dans l’héritage de Carla Lonzi. C’est en quelque sorte la génération suivante du féminisme italien.
M.S. : En vous écoutant, je me demande si le fait que Lonzi ait été à la fois canonisée et mise de côté découle de sa pensée elle-même. Car c’est une pensée qui vise un changement radical de la société dans son entièreté, en commençant par la culture. D’où le fait qu’elle ait décidé de ne pas continuer sur le chemin de la critique d’art sur lequel elle était engagée, et de fonder la maison d’édition qui permettait l’indépendance de la diffusion des écrits féministes, de remettre en question la philosophie, mais aussi le quotidien des rapports femme-homme. Il s’agit d’une pensée révolutionnaire, donc pas facile à intégrer ou à normaliser.
P.A. : Un des aspects les plus étonnants de sa trajectoire, c’est qu’elle a toujours été en décalage avec le féminisme de son temps. À la naissance du mouvement féministe italien de la deuxième vague, le mouvement est centré sur les revendications de droits : celui pour l’avortement, pour le divorce, pour la contraception, etc. Au même moment, Carla Lonzi se situe ailleurs. Elle conteste la centralité de la revendication de droits, ce qui a pour effet de faire exister un positionnement polémique par rapport au mouvement en cours. Aujourd’hui encore, elle apparaît comme étant en décalage, pas tout à fait soluble dans le féminisme contemporain. Par exemple, une de ses particularités réside dans sa critique de l’hétérosexualité. Mais en même temps, elle ne va pas jusqu’au lesbianisme politique. Elle reste à l’intérieur de l’hétérosexualité tout en faisant de la critique de l’hétérosexualité le cœur même de son féminisme.
M.C. : Sur cette question des droits, je voudrais vous lire deux petits paragraphes du texte « Nous crachons sur Hegel » :
« L’égalité proposée aujourd’hui n’est pas philosophique, mais politique : voulons-nous, après des millénaires, intégrer au nom de l’égalité un monde projeté par d’autres ? Est-ce si gratifiant de participer à la grande débâcle de l’homme ? »
Pour elle, la revendication de droits risque d’intégrer simplement les femmes dans la société telle qu’elle est.
« La différence de la femme, ce sont des millénaires d’absence de l’histoire. Profitons de la différence : une fois achevée l’intégration de la femme, qui sait combien de millénaires il faudra pour secouer ce nouveau joug ? »
C’est que dans l’oppression, ce qui s’est constitué est un point de vue autre sur la vie, sur l’histoire. C’est là le potentiel révolutionnaire du féminisme. Il y a dans cette singularité de l’expérience des femmes quelque chose qui est porteur d’un autre monde que l’on ne connaît pas encore, et qui risque d’être aplati si on le traduit trop vite en revendication d’égalité ou de droits. On dit souvent que Carla Lonzi est l’inspiratrice du féminisme de la différence, sauf que le mot « différence » ne renvoie chez elle à aucun contenu, à aucune essence féminine.
P.A. : Sa conception n’est pas intégrable dans le différentialisme à la française.
M.C. : Ce livre est un peu un ovni.
M.S. : Carla Lonzi est considérée comme la fondatrice du féminisme de la différence en Italie, mais ce regard rétrospectif construit par ses « héritières » est une forme d’appropriation. Dans les années 1980, un féminisme plus théorique et universitaire s’impose en Italie. Le cercle de Diòtima qui s’est notamment constitué autour de l’université de Vérone a opéré une sorte de césure par rapport au féminisme plus immédiat et ancré dans l’expérience qui était celui de Carla Lonzi, et dont un des outils les plus importants était la pratique de l’autoconscience, comme vous l’évoquez dans la postface du livre. Les groupes d’autoconscience étaient des espaces non-mixtes où les femmes pouvaient pour la première fois s’exprimer et s’écouter les unes les autres. Elles pouvaient partager leurs ressentis, et en partant de cette mise en commun elles se rendaient compte que ce qu’elles vivaient de façon individuelle était en réalité une affaire collective.
P.A. : Carla Lonzi a rencontré la pratique de l’autoconscience aux États-Unis, par la découverte de l’existence de groupes de paroles non-mixtes de Noir.e.s, en plein mouvement pour les droits civiques. C’était en 1967. Puis elle est rentrée en Italie. Apparemment, cette pratique était déjà en train de se diffuser, mais elle en propose presque une « théorie ».
M.C. : La question de la non-mixité est importante à ce moment-là. Il y a tout un débat autour de cette question. Le manifeste du groupe Rivolta Femminile qui ouvre le livre a été placardé sur les murs de Rome et de Milan au cours de l’été 1970. À l’automne, Carla Lonzi participe à Milan à des discussions dont l’enjeu central consiste à décider si les groupes d’autoconscience doivent être mixtes ou non. Tout le monde n’était pas d’accord là-dessus. À cette époque, il y avait dans le Parti Communiste Italien des groupes féministes, mais ils étaient mixtes. Cela conduisait souvent à des situations où les hommes parlaient pour les femmes. C’est avec ça aussi qu’elle voulait rompre. Les femmes devaient s’emparer de la parole et de l’expression, pour dire avec leurs mots ce qu’elles vivaient et d’abord se le dire entre elles. Pour Carla Lonzi, il s’agit d’un processus psychique qui n’est pas individuel. Intervient là une notion importante pour elle qui est celle de résonance. Ce qui se passe dans le groupe d’autoconscience, c’est qu’une parole va résonner. Une expérience vécue par une femme, et donc un psychisme, va résonner avec un autre psychisme. Et ce processus a un effet de conversion subjective très fort. Pour elle, c’est l’outil fondamental de déconstruction de la culture patriarcale hégémonique.
A.M. : On parlait de son voyage aux États-Unis, est-ce sa rencontre avec les groupes de parole non-mixtes du mouvement pour les droits civiques qui l’a fait basculer dans l’activisme féministe ? Car avant cela, elle avait un parcours plutôt classique d’études d’histoire de l’art, etc.
M.S. : Dans Autoportrait (trad. Marie-Ange Maire-Vigueur, Ringier, 2012) qui est un livre qu’elle écrit avant Nous crachons sur Hegel, on peut déjà repérer des positions féministes. Donc c’est peut-être son voyage aux États-Unis qui la fait basculer, mais en réalité elle avait déjà développé des réflexions féministes.
P.A. : Elle était déjà rebelle en effet. Autoportrait date de 1969 et précède de peu sa rencontre avec le féminisme. Il s’agit d’un ensemble d’entretiens avec des artistes, assez connus à l’époque, dans lesquels elle déjoue en acte son rôle de critique d’art. Elle laisse parler les artistes, elle conteste la place du critique dans le monde de l’art… C’est très touchant parce que ce livre est le point culminant de sa carrière de critique d’art et le moment où elle l’abandonne. Parce que pour elle le monde de l’art est incompatible avec le féminisme. Une des singularités de son féminisme réside dans une certaine confiance dans les mots, dans l’écriture, dans les livres. Mais le féminisme c’est quelque chose que l’on fait, que l’on fait dans la vie. Sans théorie préalable, sans « ligne », sans mots d’ordre. Et cela redéfinit aussi ce que c’est que de faire de la politique à une époque où le marxisme était hégémonique en Italie, y compris dans la culture, dans la littérature, dans la philosophie et dans une certaine manière d’être féministe. Là encore, elle est en décalage avec son époque, avec ce qui se pratique autour d’elle. En résulte un positionnement très singulier vis-à-vis du militantisme, y compris féministe.
M.S. : C’est une période pendant laquelle la politique domine tous les secteurs de la société, et le marxisme est le courant le plus important. Cependant, les droits des femmes restent en arrière-plan, dans les milieux de gauche et d’extrême gauche, on disait souvent que ces problématiques seraient prises en compte, mais après la Révolution… Le positionnement de Carla Lonzi est courageux parce qu’elle revendique l’importance et la centralité de ces enjeux à un moment où, autour d’elle, la culture dominante affirmait l’exact opposé.
M.C. : Je voulais revenir sur le livre Autoportrait. La forme qu’elle a trouvée est intéressante. Il s’agit d’enregistrements d’entretiens, dans lesquels elle aborde avec les artistes leurs histoires de vie, de famille, des choses assez intimes. Et puis elle remonte l’ensemble. Il y a ce geste de monter les différentes paroles, de manière à destituer la fonction du critique, qui normalement était celui qui avait une place bien précise par rapport à l’artiste. On ne lui demandait pas de faire preuve de créativité, mais on lui demandait de situer et de valider les gestes créatifs des artistes, pour justement leur attribuer une place et une valeur au sein de la culture. Elle destitue ce rôle-là, en se mettant au même plan que les artistes avec lesquels elle dialogue. Il y a un effet d’horizontalité. La question de la créativité lui importait beaucoup et donc la sienne propre aussi. Elle s’affirme comme sujet créateur. C’est important parce que le concept de créativité est au cœur de ses textes féministes et il est en lien avec la façon dont elle définit la femme clitoridienne. Outre sa critique de la distinction qui vient de Freud entre femme clitoridienne et femme vaginale, elle s’attache à montrer que le seul organe du plaisir chez la femme c’est le clitoris. Et ce qui définit la femme clitoridienne, c’est ce noyau de créativité qui est présent dans le jeune âge des femmes et qui très vite s’étouffe, s’étiole. Et elle se dissipe dans la recherche de reconnaissance de l’homme qui occupe la posture supposée désirable parce que c’est celui qui a le pouvoir. Ce sont les concepts de créativité, d’authenticité qui l’animent et qui sont au cœur de son féminisme. Le fait d’enregistrer ses conversations avec des amis, ses conversations téléphoniques aussi, est un geste qu’elle a pratiqué toute sa vie.
P.A. : La question de l’authenticité est en effet centrale chez Carla Lonzi, une manière qu’elle a eu d’expliquer le passage du monde de l’art au féminisme réside dans le noyau de créativité qu’elle pensait trouver chez les artistes. Mais en fréquentant le monde de l’art, elle s’est rendu compte que les artistes n’étaient pas libres, que leur validation était liée à une norme culturelle, à quelque chose d’extrêmement codifié, et que sans cette validation, ils n’étaient pas en mesure de porter leurs œuvres. Sa recherche de l’authenticité s’est donc déplacée des artistes aux femmes. Sa rupture radicale avec le monde de l’art est très intéressante, d’autant plus que depuis toujours et d’une manière particulière récemment, Carla Lonzi a été « récupérée » par le monde de l’art. Elle intéresse beaucoup les femmes qui ont une pratique artistique et qui sont féministes, mais pour elle il s’agit de deux mondes irréconciliables. Le « séparatisme », qui est un mot qui n’était pas employé à l’époque, consistait à abandonner le monde des hommes, à abandonner la culture des hommes, à ne chercher ni leur reconnaissance, ni leur validation. C’est l’idée d’une autonomie radicale et donc difficilement compatible avec le rôle d’artiste pour les femmes. C’est aussi une position difficilement vivable, sans doute. Mais c’est parce qu’elle pousse les choses très loin qu’elle nous éclaire.
M.C. : C’est important de reconnaitre ce geste. On a tendance à le minimiser en disant que ce n’est pas tenable, ou que ça appartient à une autre époque. Mais ce que Carla Lonzi propose, c’est un geste éthique. Sa rupture est non seulement avec le monde de la critique académique d’où elle était issue, mais plus généralement avec le monde de l’art dans son ensemble. On pourrait dire que son féminisme est micropolitique, parce qu’il s’agit d’une politique tout près de l’éthique, qui va toucher au cœur des subjectivités. Son geste de rupture au moment où elle commençait à être reconnue n’est pas obligatoirement un modèle, mais c’est un acte fondateur pour elle.
P.A. : C’est le cœur de son journal, qui court de 1972 à 1978, et qu’elle publie de son vivant chez Scritti di Rivolta Femminile. C’est un geste éditorial intéressant, comme geste d’inscription dans la culture justement. Quand on lit ce journal, on accède à une parole directe, sans médiations, qui a donné lieu à beaucoup de commentaires, d’analyses, etc. Beaucoup de féministes sont parties de ces écrits à la lisière de l’intime pour construire leur propre lecture et interprétation de Carla Lonzi. Dans le journal, il est beaucoup question de l’une des co-fondatrices du groupe Rivolta Femminile, Carla Accardi. C’était une artiste, avec une carrière déjà importante à l’époque du groupe. Il y a toute une réflexion sur le fait que Carla Lonzi n’arrive pas à comprendre comment on peut tenir dans une même vie, dans la même personne, un positionnement féministe radical et une carrière dans le monde de l’art. En même temps, on ne ressent jamais de jugement dans ses écrits, ni de prétention à être une sorte de modèle de vie pour les femmes. Elle fait le pari qu’il y a des lectrices qui vont se retrouver dans ce qu’elle dit, mais il n’y a aucun dogmatisme.
M.S. : Il faut souligner que c’est un féminisme sans compromis, mais qui ne veut pas se réaliser au détriment des hommes. Ça, c’est important parce que l’on a parlé du mot séparatisme, du fait que les groupes d’autoconscience étaient en non-mixité, mais c’est vrai également qu’elle s’adresse aussi aux hommes en les invitant à remettre en question leur culture, leurs valeurs, comme l’agressivité et la guerre. Les souvenirs de la Seconde Guerre mondiale sont encore très vifs et présents, et c’est dans ce contexte qu’elle dit que le nouveau monde se fera avec les femmes et avec ceux parmi les hommes qui déserteront leurs rôles. Elle ne veut pas remplacer une domination par une autre. C’est une mise en discussion du système dans son ensemble, des valeurs qui ont édifié et renforcé ce système. En relisant ces pages, j’étais frappée par l’actualité de son propos.
A.M. : Manuela, comment avez-vous découvert Carla Lonzi ?
M.S. : J’ai découvert Carla Lonzi à l’université, en lisant et en parlant avec des copines. C’était un des noms qui revenaient beaucoup et c’était un des textes dont tout le monde parlait et que personne n’avait lu. Je me suis fait le serment de ne parler que des livres que j’ai effectivement lus. Parce qu’en Italie, Carla Lonzi a été la penseuse féministe par excellence alors que ses textes demeurent plutôt inconnus. Je vous lis des passages :
« Dans toute forme de cohabitation, nourrir, faire le ménage, prendre soin et tout moment de la vie quotidienne doivent être des gestes réciproques. »
Ici elle parle déjà du partage des tâches et de la charge mentale qu’elles représentent. Ou encore :
« Valoriser les moments ‘’improductifs’’ est un élargissement de la vie que la femme propose. »
Ce passage aussi m’a frappée pour la remise en question de la centralité du travail et donc du modèle néolibéral. Parce qu’il y a des thématiques abordées qui sont aujourd’hui devenues évidentes, on peut dire qu’elle était en avance sur son temps.
P.A. : Le titre Nous crachons sur Hegel renvoie à sa critique d’un certain militantisme marxiste. Hegel figure comme la matrice du marxisme qui considère que la révolution réglera automatiquement les questions soulevées par le féminisme. Carla Lonzi inverse complètement la question en affirmant que la révolution féministe est préalable à toute autre révolution. Elle formule toute une critique du discours révolutionnaire et de la politique qui se fondent sur une séparation entre l’engagement militant, le discours politique et la vie. Je ne connais pas de texte qui exprime cela de manière si directe, si subtile et si éclairante encore aujourd’hui.
M.C. : Elle propose également une critique de la culture comme étant forcément fonctionnelle au patriarcat, à la domination, qui fait vraiment écho à ce qui se passe aujourd’hui.
P.A. : Oui, par exemple ça résonne clairement avec la lettre d’Adèle Haenel publiée dans Télérama en mai 2023, où elle déclare se mettre en grève et politiser son arrêt du cinéma.
M.C. : En 1973, Laura Mulvey élabore le concept de male gaze dans son article « Visual pleasure and narrative cinema » pour aborder le rapport du regard masculin dans les films. Avant même la publication de cet article, chez Carla Lonzi, il y a cette idée que le regard masculin, en tant que regard qui confère la valeur, est intériorisé en permanence dès le plus jeune âge et partout. Et qu’il est constitutif de la psyché de ce groupe que l’on a appelé les femmes. C’est donc une critique généralisée du fonctionnement de la culture. C’est pour ça que plus qu’en avance, elle est intempestive ou inactuelle au sens de Nietzsche.
M.S. : Je me permets de vous lire un autre passage :
« L’affirmation de soi de la femme n’implique pas une participation au pouvoir masculin, mais une mise en question du concept de pouvoir. C’est pour déjouer ce potentiel attentat de la femme qu’on nous reconnaît aujourd’hui l’intégration au titre de l’égalité. »
Dans cette volonté de tout changer dont on parlait, il y a l’idée que cette libération passe aussi par le corps. Le corps est l’un des noyaux de la pensée de Carla Lonzi. Aujourd’hui on parle de féminisme phénoménologique pour parler d’un féminisme ancré, enraciné. Elle souhaitait une libération des catégorisations, des normes aussi. À un certain moment, elle dit que chaque personne devrait être libre de se définir par rapport à soi-même et non par rapport à des catégories ou à d’autres personnes. C’était aussi des discours que l’on avait peut-être des difficultés à entendre dans l’Italie des années 1970. Je ne parle pas uniquement de la société, mais aussi des milieux féministes. Ils étaient principalement axés sur les revendications de droits, sur la lutte pour l’IVG, etc. Carla Lonzi met en garde contre la revendication d’une loi sur le divorce en disant que cette loi n’est pas une solution à tous les problèmes puisqu’elle ne fait que prolonger le système. Ce genre de discours, difficile à intégrer, explique peut-être la difficulté de sa réception.
P.A. : C’est vrai et paradoxalement la pensée de Carla Lonzi a fait l’objet de colloques, d’écrits, d’essais, y compris à l’étranger. Il y a une difficulté d’accès à ses textes, à ses traductions et en même temps, elle est très commentée et réappropriée. Ça fait partie du destin de la réception de sa pensée. Destin qui va peut-être changer avec le nouveau moment du féminisme que nous traversons, qui y sera peut-être sensible d’une autre manière.
M.C. : Il faut espérer qu’elle sorte de la sanctuarisation, de l’icônisation qui est aussi une mise à distance. Comme lorsque l’on sanctuarise la nature, et que finalement on ne se lie pas au vivant, mais on le met sous cloche.
A.M. : Était-elle légitime ou a-t-elle été considérée comme une ennemie par les féministes qui militaient justement pour les droits des femmes, pour l’avortement, le divorce ?
M.S. : Plutôt légitime.
P.A. : Pas du tout ennemie. Une autre particularité était la force d’énonciation de sa pensée. Elle a un style à elle, une grande liberté et une grande maîtrise de l’argumentation, mais aussi de la citation assassine. Elle cite des passages de Freud, de Lénine, etc., elle a l’art du montage des citations. Carla Lonzi est quelqu’un d’extrêmement exigeant du point de vue intellectuel. C’est un peu sa marque dans le féminisme italien, c’est-à-dire une sorte de radicalité à l’endroit politique, mais aussi d’exigence en termes d’énonciation. Mais il y a des groupes qui ne sont pas du tout là-dedans. Il y a évidemment de l’anti-intellectualisme comme il y en a aujourd’hui encore dans les milieux militants. C’est une intellectuelle non dogmatique, mais elle reste une intellectuelle, une écrivaine. Quelqu’un qui a une énorme confiance dans les mots, dans l’écriture pour la transmission du féminisme.
A.M. : Et la réception du livre dans les milieux féministes aujourd’hui ?
P.A. : On est encore en train de la mesurer. Je suis convaincue que c’est un texte de fond, qui va rester. C’est une pensée atemporelle. Ce n’est pas du prêt-à-penser, il y a beaucoup de textes féministes aujourd’hui qui ne nécessitent pas une telle attention, mais l’attention requise est à la mesure de ce que l’on reçoit. Parce que l’on reçoit beaucoup quand on lit ce livre. Il y a quelque chose de très puissant et de très lumineux. Une fois que l’on est touché.e.s par cette pensée, elle ne nous quitte plus. J’ai moi aussi une certaine confiance dans le livre et dans ce qu’un livre peut faire à la vie. Nous crachons sur Hegel est un de ces livres-là.
M.C. : À l’occasion d’une présentation du livre à Paris, nous avons fait la connaissance d’une metteuse en scène italienne qui a collecté des témoignages de femmes ayant connu Carla Lonzi. L’une d’elles évoque les réunions de femmes dans l’appartement de Lonzi, sa présence lumineuse et sa capacité à inviter chacune à une parole vraie. J’ai trouvé belle cette évocation de l’écoute, du geste qui consiste à chercher ce qui relie, à tirer un fil conducteur comme lorsque l’on élabore de la pensée. Pour recueillir le précieux des singularités qui sont là.
P.A. : C’est intéressant pour ce qui concerne la figure de l’intellectuelle justement. Elle va l’expérimenter toute sa vie en inventant des méthodes, une nouvelle langue, un usage de l’enregistrement, une certaine forme d’adresse. C’est une pensée absolument tenue et limpide, mais elle n’adopte pas les codes académiques. Elle aurait été tout à fait en mesure d’être une théoricienne féministe, mais elle fait autre chose. Car pour elle le contenu et la forme sont complètement liés. Ce que l’on dit de neuf requiert une forme nouvelle.
[1] Carla Lonzi, Écrits féministes, Signification de l’autoconscience dans les groupes féministes, Éditions NOUS, 2023.
[2] Nanni Balestrini et Primo Moroni, La horde d’or, La grande vague révolutionnaire et créative, politique et existentielle, Italie 1968-1977, Editions l’Eclat, 2017.
[3] L’opéraïsme est un courant marxiste italien apparu en 1961 autour de la revue Quaderni Rossi. L’opéraïsme repose sur l’idée que la classe ouvrière est le moteur du développement capitaliste. Les « régimes socialistes » sont considérés comme une nouvelle forme de capitalisme, et la critique radicale des opéraïstes les conduit à refuser l’idée de transition du capitalisme au communisme par un étape socialiste.
[4] Carla Lonzi, Écrits féministes, Signification de l’autoconscience dans les groupes féministes, Éditions NOUS, 2023.
[5] Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme !, Éditions La fabrique, 2009.
[6] Paul B. Preciado, Dysphoria mundi, Editions Grasset, 2022.
28 Mars 2020
Réflexions sur le féminisme occidental