Gisele Halimi décède le 28 juillet dernier à Paris. Plutôt que de brosser son portrait ou dresser la liste de ses nombreux engagements politiques, nous avons choisi de republier un texte de Vanessa Codaccioni à propos de l’affaire Djamila Boupacha. En effet, ce texte explique les circonstances du procès, mais également sa médiatisation et la création du comité "Pour Djamila Boupacha" par Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir. Le geste politique fondamental que révèle cette affaire est celui d’assumer un bras de fer avec une certaine France : la France coloniale, la France de la censure morale, la France des patriarches. En pleine guerre d’Algérie, attaquer l’armée pour sa pratique de la torture, défendre des partisans de l’indépendance de l’Algérie (dont des membres du FLN), se battre pour éviter la mort de sa cliente (mais également contre la peine de mort), étaient pour Gisèle Halimi une vocation, une obligation. Le fil que tire ce procès donne à voir l’affrontement de mondes antagonistes trop souvent compris comme guerre idéologique. Se battre pour un monde désirable, par sa présence, son corps et ses idées. Gisèle halimi s’est toujours battue : au sein de sa famille pour obtenir son indépendance, au sein d’une magistrature paternaliste et dans une société contrite de moralisme.
Les enjeux du droit (entre contrôle, normes et reconnaissance), de l’anticolonialisme et du féminisme sont, soixante ans plus tard, toujours aussi brûlant. Puisse ce texte contribuer à une meilleure perception de ces enjeux politiques tels qu’ils s’actualisent aujourd’hui.
C’est un lien de cœur, une affection profonde qui a lié Gisèle Halimi et Djamila Boupacha, montrant que toute lutte n’est pas, en premier lieu, le fruit d’un désaccord, mais d’une générosité que l’on fait grandir à plusieurs, un monde habitable. Toute lutte tient à ça : il suffit d’une amitié pour abattre un empire.
Merci à Vanessa Codaccioni dont la pensée précieuse nous permet de mieux appréhender les enjeux politiques du présent.
Le procès de Djamila Boupacha est le dernier grand procès de la guerre d’Algérie [1]. Arrêtée dans la nuit du 10 au 11 février 1960 avec son père et son frère, Djamila Boupacha est accusée d’avoir déposé un engin explosif à la Brasserie de la Faculté d’Alger en septembre 1959. La bombe, repérée et désamorcée par les artificiers, n’a fait aucune victime. La jeune nationaliste comparaît devant un juge d’instruction le 15 mars, avant d’être inculpée d’association de malfaiteurs et de tentative d’homicide volontaire. Pour ce « crime », la membre du Front de libération nationale (FLN) encourt la peine de mort. Mais, entre la date de son arrestation et sa comparution devant le juge, elle a été torturée et violée au centre de Hussein Dey, passant ainsi aux aveux. Intervient alors la jeune avocate Gisèle Halimi qui rencontre sa cliente pour la première fois le 17 mai 1960 à la prison de Barberousse. Alors que Djamila Boupacha relate les sévices corporels subis comme le supplice de l’électricité et les brûlures de cigarettes, elle finit par révéler à son avocate le viol que lui ont fait endurer les militaires en lui introduisant dans le vagin le manche d’une brosse à dents puis le goulot d’une bouteille de bière. Dès lors, la stratégie de défense mise en œuvre par Gisèle Halimi est de publiciser le viol de sa cliente, et ce dans un triple but : démontrer que ses aveux ont été extorqués sous la torture et ainsi lui éviter la condamnation à mort, dénoncer les violences physiques et sexuelles qu’elle a subies, et enfin faire punir les tortionnaires.
Précédée dès les premières années de la guerre par d’autres procès coloniaux d’ampleur nationale, voire internationale, l’affaire Djamila Boupacha intervient dans un contexte plus favorable à la dénonciation de la guerre et de la répression politique. La disparition de Maurice Audin [2], tout comme les nombreux cas de tortures et leur médiatisation, ont ouvert une fenêtre « d’opportunité discursive » [3] (Koopmans, 1999 : 101) permettant la mise en accusation de l’État colonial et la légitimité de ses moyens d’actions. En outre, les cas de condamnées à mort comme Jacqueline Guerroudj ou Djamila Bouhired [4] ont réussi à imposer une lecture genrée des procès politiques, exprimée dans la presse par la progressive reconnaissance de l’effectivité d’un militantisme féminin algérien. Toutefois, si l’émergence de l’affaire Djamila Boupacha a été facilitée par des configurations de procès [5] déjà préexistantes (procès de la torture mettant en scène des nationalistes algériens défendus par des avocats anticolonialistes) et des mises en récit déjà instaurées (apparition sur la scène médiatique et dans les prétoires de figures féminines combattantes), cette affaire détient la particularité d’être le seul cas de viol médiatisé de la guerre d’Algérie.
En tentant de comprendre l’exceptionnalité de cet événement judiciaire, on se demandera donc ici comment un procès a pu, à la faveur du travail de Gisèle Halimi, devenir un procès politique et s’inscrire en cela dans la série des « grandes affaires » de tortures de la guerre d’Algérie. Mais il s’agira aussi de voir en quoi celui-ci innove par rapport aux autres procès coloniaux de la période et d’observer plus précisément la politisation inédite des questions sexuelles qui s’y fait jour. Pour autant comme nous le verrons, analyser le cas Djamila Boupacha comme un « combat pour la
cause des femmes » comme l’écrit l’historienne Lee Whitfield (1998) et donc comme une « affaire sexuelle » marquée par le double registre du genre et de la sexualité (Fassin, 2002 : 23) ne va pas de soi. Delphine Naudier a bien montré comment cette mobilisation de femmes pour une femme devait être comprise comme le premier jalon d’un militantisme féministe encore balbutiant (Naudier, 2002 : 169). Reste à savoir si la stratégie politico-judiciaire mise en œuvre par Gisèle Halimi peut être considérée comme une forme de « feminist lawyering » [6], ce militantisme superposant défense juridique d’un cas et défense des droits des femmes. De plus, cette affaire, qui fut bien engagée contre des tortures et contre l’ensemble des modalités de la répression coloniale, pose la question de la place réelle des violences sexuelles dans le dispositif de la mobilisation. Elle incite alors à interroger plus avant la prise en compte du viol comme sévice spécifique, et plus particulièrement sa qualification/définition dans les champs politique, médiatique et juridique.
En tentant de comprendre l’exceptionnalité de cet événement judiciaire, on se demandera donc ici comment un procès a pu, à la faveur du travail de Gisèle Halimi, devenir un procès politique et s’inscrire en cela dans la série des « grandes affaires » de tortures de la guerre d’Algérie. Mais il s’agira aussi de voir en quoi celui-ci innove par rapport aux autres procès coloniaux de la période et d’observer plus précisément la politisation inédite des questions sexuelles qui s’y fait jour. Pour autant comme nous le verrons, analyser le cas Djamila Boupacha comme un « combat pour la cause des femmes » comme l’écrit l’historienne Lee Whitfield (1998) et donc comme une « affaire sexuelle » marquée par le double registre du genre et de la sexualité (Fassin, 2002 : 23) ne va pas de soi. Delphine Naudier a bien montré comment cette mobilisation de femmes pour une femme devait être comprise comme le premier jalon d’un militantisme féministe encore balbutiant (Naudier, 2002 : 169). Reste à savoir si la stratégie politico-judiciaire mise en œuvre par Gisèle Halimi peut être considérée comme une forme de « feminist lawyering » 6 , ce militantisme superposant défense juridique d’un cas et défense des droits des femmes. De plus, cette affaire, qui fut bien engagée contre des tortures et contre l’ensemble des modalités de la répression coloniale, pose la question de la place réelle des violences sexuelles dans le dispositif de la mobilisation. Elle incite alors à interroger plus avant la prise en compte du viol comme sévice spécifique, et plus particulièrement sa qualification/définition dans les champs politique, médiatique et juridique.
Pour répondre à ces interrogations, articulées autour de la problématique centrale de la politisation du genre dans le cadre d’un procès colonial, nous reviendrons dans un premier temps sur la rencontre entre Gisèle Halimi et sa cliente tant celle-ci permet de comprendre les conditions d’émergence du seul cas de viol médiatisé de la guerre. Puis, par l’analyse du travail juridique et militant de l’avocate, seront particulièrement observés les stratégies de publicisation de la cause de l’accusée et les réseaux mobilisés à cet effet. Enfin, nous analyserons plus spécifiquement les obstacles à l’émergence d’une lecture sexuelle de l’événement judiciaire à travers laquelle cette forme de torture est lue et dénoncée non plus comme un acte de la répression coloniale mais bien comme une violence sexuelle.
La rencontre entre deux femmes marginales comme condition d’émergence de l’affaire
Les violences sexuelles furent une pratique courante pendant la guerre d’Algérie, voire la « torture de prédilection infligée aux femmes » (Branche, 2002 : 127). Réalisés parfois à l’aide d’objets, souvent de bouteilles comme ce fut le cas pour Djamila, ces viols se déroulaient lors d’opérations militaires, de fouilles de femmes civiles ou lors d’interrogatoires des femmes de l’Armée de libération nationale (ALN). Toutefois, alors que les sévices corporels étaient en partie dicibles, tant de la part des tortionnaires qui les justifiaient pour lutter contre le terrorisme des « fellaghas », que des victimes encouragées par les avocats anticolonialistes, le viol a fait l’objet d’un quadruple silence : celui des soldats/violeurs, celui de leurs supérieurs hiérarchiques, celui des femmes/victimes et enfin celui des hommes algériens qui, impuissants à les protéger, se sentent atteints dans leur honneur et leur autorité (Branche, 2002 : 129). Mais, pendant cette guerre s’ajoute aussi le silence des dirigeants nationalistes qui n’ont pas, contrairement à d’autres conflits [7], dénoncé systématiquement ce type d’atrocités pour stigmatiser l’ennemi. Ces multiples obstacles, franchis par la parole de l’accusée, nous permettent de comprendre l’exceptionnalité de cette affaire et d’en interroger l’émergence à travers l’étude de la rencontre entre Gisèle Halimi et sa cliente.
Dire le viol, dans le cas de l’affaire Djamila Boupacha, est une nécessité car c’est la seule manière de démontrer que les aveux, passés sous la torture, n’ont aucune valeur juridique. Et, comme le souligne Gisèle Halimi, Djamila fut la seule Algérienne violée qu’elle a défendue à accepter la publicisation des violences subies, les autres exigeant d’elle le secret. Lorsque nous interrogeons aujourd’hui l’avocate sur les raisons de cette révélation mais aussi sur le choix de sa médiatisation, c’est par les liens émotionnels créés entre les deux femmes qu’elle explique cette exception :
« Si l’on veut comprendre l’histoire Djamila Boupacha, il faut comprendre le lien qui s’est établi entre nous deux. Moi, je crois qu’elle a été bouleversée de mon bouleversement. La première fois que je la vois, je vois les trous de cigarettes dans les seins, je vois dans le parloir de Barberousse à Alger les traces de liens sur ses poignets, je vois qu’elle a une côte cassée, elle peut à peine parler. J’ai dû lui apparaître comme quelqu’un de tellement bouleversée que j’en devenais proche. » [8]
Ce lien se perpétue tout au long de la procédure judiciaire, au gré des contacts entre les deux femmes et de l’engagement professionnel de l’avocate, mais aussi des relations qui se nouent entre les deux familles, celle de Djamila venant par exemple vivre chez Gisèle Halimi au moment du procès en métropole. Cette dimension émotionnelle est redoublée par une unité de vue sur l’avenir de l’Algérie, Gisèle Halimi ayant affiché dans et hors les prétoires son anticolonialisme.
Et en effet, comprendre l’exceptionnalité de l’affaire nécessite de prendre en compte la trajectoire professionnelle et militante de Gisèle Halimi qui, au moment de la guerre d’Algérie, se spécialise dans la cause anticoloniale. Lorsque débute l’affaire Djamila Boupacha, Gisèle Halimi a 33 ans. Avocate à Tunis, puis inscrite au barreau de Paris en 1956, elle s’engage dès cette date pour défendre les Algérien·ne·s luttant pour l’indépendance de leur pays. Du fait de son identité de femme et de ses pratiques professionnelles, elle se retrouve donc au moment du conflit dans une position doublement marginale : femme-avocate et avocate-militante de la cause des
colonisé·e·s. En effet, rares furent les avocat·e·s qui participèrent au pont aérien entre Paris et Alger pour plaider des causes largement inaudibles et, bien souvent, perdues d’avance. Parmi ces professionnel·le·s de la justice se trouvent quelques avocates anticolonialistes qui parviennent à faire coïncider carrière militante et professionnelle : les plus connues sont Renée Plasson-Stibbe et Nicole Dreyfus, qui défendirent en février 1957, dans le cadre de la première affaire de « terrorisme » aveugle, les condamnées à mort Baya Hocine et Djohar Akrour. Cependant, Gisèle Halimi devient l’une des plus médiatisées car plaidant certains procès retentissants comme celui de Badèche Ben Hamdi, lui aussi torturé, et pour lequel elle ne peut éviter la condamnation à mort, et surtout celui d’El Hallia en février 1958 où quarante-quatre Algériens sont accusés du massacre de trente-cinq Européens. Ces premiers procès, lors desquels elle fut confrontée aux attaques de la presse colonialiste et aux menaces de l’OAS, furent aussi ceux des premiers « plaidoyers contre la torture » (Halimi, 1988 : 177) et de la lutte contre les aveux extorqués. Mais surtout, plaidant au sein du collectif d’avocats FLN connu pour ses positions en faveur de l’indépendance de l’Algérie, ces procès l’ancrent dans l’anticolonialisme. C’est donc bien l’avocate favorable à l’indépendance algérienne qui est contactée par le frère de Djamila Boupacha, jeune nationaliste chargée au sein de l’ALN du transport des armes et de leur dépôt.
Décrite comme désireuse de rompre avec l’enfermement des femmes musulmanes et l’emprise des « frères » (Beauvoir et Halimi, 1962), Djamila Boupacha est une dactylographe de 22 ans qui appartient aux 2% de fidayates luttant pour l’indépendance de leur pays. Ces femmes, pour qui l’espoir de l’indépendance nationale se doublait souvent d’un espoir d’une indépendance en tant que femmes (Bard, 2001 : 168), introduisent dans le combat une certaine égalité homme/femme puisqu’elles manient les armes et côtoient au quotidien des hommes de l’ALN. Leur action, qui s’inscrit ainsi dans « le sillage des revendications féministes » (Sambron, 2007 : 6) et qui est exceptionnelle dans l’histoire algérienne, est donc d’emblée caractérisée par la subversion de l’ordre établi, et notamment par le franchissement de la frontière traditionnelle entre l’espace public, réservé aux hommes, et l’espace privé, où sont confinées les femmes.
Ainsi, l’affaire Boupacha est un cas judiciaire tout à fait différent de ceux que l’avocate avait plaidés jusqu’alors. Si Gisèle Halimi avait déjà défendu des femmes et avait déjà été confrontée aux exactions de l’armée française lors de précédents procès coloniaux, elle n’avait jamais défendu une jeune Algérienne luttant pour l’indépendance de son pays et acceptant la médiatisation des violences sexuelles subies. Ici, c’est donc bien cette configuration particulière où chaque engagement de l’une rencontre les combats et les expériences de l’autre (l’avocate et l’accusée, l’anticolonialiste et la combattante pour l’indépendance de son pays, et enfin « l’intellectuelle féministe » [9] et la femme violée), qui donne lieu à la médiatisation de la seule affaire de viol de la guerre. Dans celle-ci, l’avocate peut mettre ses compétences professionnelles au profit des deux causes qu’elle décrit aujourd’hui comme nourries depuis l’enfance : la cause anticoloniale et la cause des femmes [10] .
« En fait, Djamila Boupacha, elle représentait un peu toutes les causes que je défendais à la fois, nous dit-elle : l’intégrité du corps de la femme, son respect, son indépendance, son autonomie, son engagement politique, et la cause de l’anticolonialisme (...). Elle montrait comment le courage, l’endurance, l’engage- ment des femmes pouvait valoir et même dépasser celui des hommes dans des contextes difficiles, parce qu’elle était musulmane, parce qu’elle était croyante, parce qu’elle était voilée, donc tout cela était très important, mais aussi par le fait que les tortures qu’elle avait subies étaient bien des tortures qui avaient pour but d’attaquer sa dignité de femme. Le viol n’était pas la même chose que les coups de bâton sur la plante des pieds. » [11]
Cet extrait d’entretien révèle l’échelle de gravité des crimes construite par Gisèle Halimi pour qui la violence sexuelle était certes partie intégrante de la panoplie des tortures infligées aux nationalistes algériens, mais qui n’en revêtait pas moins un caractère aggravant par sa spécificité. Et c’est, bien sûr, sur cette dénonciation des violences sexuées et sexuelles que l’avocate axe sa stratégie juridique et mobilise d’autres intellectuelles sur la base d’une solidarité féminine.
De la défense politique à la solidarité féminine des intellectuelles : le genre comme ressource dans le processus de politisation de l’événement judiciaire
Lorsqu’elle rencontre Djamila Boupacha, Gisèle Halimi n’a qu’un seul objectif : éviter à sa cliente la peine capitale, prononcée deux à trois cents fois pour les seules années 1955 et 1956 (Thénault, 2004 : 50). Dès lors, d’avril 1960 à avril 1962, elle mène une activité juridique intense et quotidienne, véritable « guerre judiciaire » (Vergès, 1968 : 184) à l’encontre de la Justice et de l’Armée. Dans un premier temps, au viol infligée à sa cliente, Gisèle Halimi répond par le dépôt d’une plainte contre X en torture et séquestration, seule possibilité juridique pour aboutir à l’invalidation de ses aveux (Thénault et Branche, 2002 : 253). Puis, face aux diverses entraves au bon déroulement de la défense (autorisations de séjour limitées, impossibilité de consulter les dossiers), elle demande le renvoi du procès à une date ultérieure, appliquant les préceptes de la « bataille de procédure » (Benabdallah, 1961 : 53) préconisée par les avocats anticolonialistes. Surtout, pour permettre la prise en compte de la nature sexuelle des tortures infligées à sa cliente et rompant en cela avec tous les autres procès engagés depuis le début du conflit, Gisèle Halimi fait intervenir dans la procédure un·e nouvel·le expert·e, peu connu·e des chroniques judiciaires et des débats médiatiques : le/la gynécologue. Sur sa requête, cinq médecins sont désignés le 21 juillet 1960 pour réaliser une contre-expertise médicale : un dermatologue et quatre gynécologues dont Hélène Michel-Wolfrom, également psychosomaticienne, à qui il est plus précisément demandé de réaliser un examen psychologique de la jeune femme dans le but de déterminer le traumatisme subi par les violences sexuelles et par la perte de virginité. Leur rapport final, dans lequel sont inscrites la possibilité et la vraisemblance du viol, est remis le 15 octobre 1960. « Oui, Boupacha Djamila a pu subir l’introduction d’un goulot de bouteille dans le vagin », écrivent-ils, les éléments en leur possession plaidant « peut-être en faveur d’une défloration traumatique » (Beauvoir et Halimi, 1962 : 140). Enfin, devant le silence des tortionnaires et leur refus de fournir les photographies permettant d’identifier les coupables, Gisèle Halimi dépose plainte contre le général Ailleret, commandant supérieur des forces armées en Algérie et Pierre Messmer, ministre des Armées, et ce en application des articles 61 et 114 du Code de procédure pénale [12] visant le recel de malfaiteurs et les actes attentatoires à la Constitution.
Par son côté inusuel et par l’importance des accusés dans la hiérarchie militaire, cette plainte entraîne de nombreux articles dans la presse et favorise la médiatisation du sort de sa cliente. Et c’est bien cette publicisation de l’affaire dans les journaux français que recherche l’avocate, qui a en effet mené parallèlement à cette stratégie juridique un combat militant hors du prétoire. Elle renoue ainsi avec la défense politique dite « classique » qui fait du droit « une arme politique » au service d’une cause (Elbaz et Israël, 2005 ; Israël, 2009) et qui se caractérise ici par la superposition d’une défense juridique et d’un engagement anticolonialiste, exprimé en premier lieu par la dénonciation des tortures, la diffusion d’informations judiciaires et la publicisation du sort de l’accusée. Gisèle Halimi multiplie alors les échanges épistolaires (avec le président de Gaulle ou Edmond Michelet, garde des sceaux) et rencontre de nombreuses personnalités comme Daniel Mayer, président de la Ligue des droits de l’homme, ou Pierre Vidal-Naquet du comité Maurice Audin. Elle saisit aussi la Commission de sauvegarde des droits et des libertés individuels [13], à laquelle elle demande « d’ouvrir une enquête » sur les circonstances dans lesquelles sa cliente, le père et le frère de celle-ci, ont été séquestrés. Elle rencontre enfin François Mauriac, catholique déjà engagé dans la cause anticolonialiste marocaine, et Simone de Beauvoir, qu’elle convainc d’écrire un article dans Le Monde, publié le 2 juin 1960 sous le titre « Pour Djamila Boupacha ». Dans ce dernier, l’intellectuelle relate la tragédie de l’emprisonnée, et trace un parallèle entre viol de la jeune femme, viol des droits de la défense et viol des lois de la France.
« Si le gouvernement atermoie, conclut-elle, c’est à l’opinion de faire pression sur lui, d’exiger impérieusement le renvoi du procès de Djamila, l’aboutissement de l’enquête qu’elle réclame, une sûre protection pour sa famille et ses amis, et pour ses bourreaux les rigueurs de la loi. » [14]
Cette action commune entre Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir, et ce premier article, signé par l’auteure du Deuxième sexe, sont le véritable déclencheur du mouvement de solidarité, entraînant de multiples prises de position dans les journaux français, mais surtout l’adhésion d’intellectuel·le·s au sein du comité de défense créé pour la libération de Djamila Boupacha en juin 1960.
Reprenant le mode d’organisation privilégié des défenseurs des prisonnier·e·s politiques, le comité « Pour Djamila Boupacha » se veut mixte dans sa composition initiale, les hommes y étant d’ailleurs en plus grand nombre [15]. Mais ce qui fait sa spécificité, et ce, au moins depuis la Libération, est l’activisme particulièrement visible de ses intellectuelles dont l’engagement, à l’inverse de leurs homologues masculins, ne se réduit pas au simplement pétitionnement. Hormis Elsa Triolet, l’ancienne déportée Geneviève de Gaulle et le D r Marie-Andrée Weill-Hallé, à l’origine du Mouvement pour le planning familial, toutes les autres ont en effet une activité soutenue oscillant entre participation aux conférences de presse et réunions du comité, mais aussi visites plus ou moins officielles aux diverses personnalités pouvant influer sur la procédure judiciaire. C’est notamment le cas de Lucie Faure qui publie au moment de l’affaire Les passions indécises sur l’homosexualité masculine ; d’Anne Philipe, elle aussi écrivaine qui vient d’écrire pour Gallimard le récit de sa relation avec son mari, le comédien Gérard Philipe ; d’Hélène Parmelin, journaliste et critique d’art communiste ; de Bianca Lamblin, ancienne amante du couple Sartre/Beauvoir et secrétaire du comité ; et enfin des anciennes compagnes de déportation Anise Postel-Vinay et Germaine Tillion, anthropologue très engagée dans la lutte anticoloniale. D’autres intellectuelles favorisent la publicisation du sort de la victime en rédigeant des articles sur les violences sexuelles subies comme Françoise Mallet-Joris, auteure de Le Rempart des Béguines, ouvrage à « scandale » sur les amours lesbiennes (1951), qui publie « Moral et Morale » [16] dans France-Observateur ; ou Françoise Sagan et Françoise Giroud qui écrivent respectivement « La jeune fille et la grandeur » [17] et « Sur une couverture blanche » [18], pour L’Express. Ces écrits sont toujours structurés par le même schème discursif : la description non euphémisée du viol (« empalement d’une fille vierge sur une bouteille » pour Françoise Sagan par exemple), le récit de la procédure judiciaire et enfin la demande de punition des « criminels ».
Le comité, qui naît principalement de l’engagement de deux femmes connues pour leurs positions anticonformistes ou « irrespectueuses », Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir, peut être situé, en fonction de sa composition, à l’intersection des deux réseaux que chacune d’elles a mobilisé : celui des anticolonialistes et celui des intellectuelles progressistes. Toutefois, comme nous l’avons souligné plus haut, son activité tient principalement au noyau initial d’intellectuelles « expertes en questions
féminines » (Chaperon, 2001), dont les caractéristiques communes sont nombreuses. Nées dans les premières décennies du XX e siècle, la plupart ont connu la Seconde Guerre mondiale et/ou les affres de la déportation (Germaine Tillion, Geneviève de Gaulle, Anise Postel-Vinay). Elles sont toutes hautement qualifiées – elles ont participé à la féminisation (très relative) de l’université – et sont, au moment de la guerre d’Algérie, profondément marquées par la philosophie de l’engagement professée par Sartre, et donc mues par la volonté de s’engager dans des causes politiques contemporaines. Dans un contexte où émerge la figure de l’intellectuelle (Naudier, 2004) dotée de nombreuses ressources (capital scolaire, culturel, symbolique), elles sont d’autant plus à « l’avant-garde » [19] du mouvement qu’elles sont légitimes à intervenir, déjà organisées dans les réseaux qui sont ceux des associations féminines de l’après-guerre et, en particulier, du Mouvement pour le planning familial (Simone de Beauvoir, Françoise Giroud, Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé sont membres du comité d’honneur, Gisèle Halimi écrit dans sa revue), et déjà préoccupées par la question des femmes. Elles sont donc portées à adopter une analyse genrée du procès, lecture très minoritaire que l’on retrouve au cœur de l’ouvrage écrit sur l’affaire : Djamila Boupacha.
Djamila Boupacha, codirigé par Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir qui en rédige l’introduction, est publié chez Gallimard en 1962. Cet ouvrage, de prime abord, présente bien les caractéristiques des factums ou mémoires judiciaires dont le but est, depuis le XVIII e siècle, de médiatiser un procès et de faire connaître aux profanes le travail des professionnels de la justice (Maza, 1997 : 15). Mêlant argumentaire juridique, registres émotionnel et politique, l’ouvrage fait ainsi écho à Pour Djamila Bouhired, coécrit en 1957 par Jacques Vergès et l’écrivain et journaliste Georges Arnaud, et dont l’objectif est tout autant d’obtenir la libération de l’accusée que de publiciser la cause politique pour laquelle elle fut arrêtée. Toutefois, Gisèle Halimi, rompant avec la désindividualisation des cas prônée par les avocats du collectif FLN, y introduit une nouvelle dimension : le récit de sa relation privilégiée avec Djamila Boupacha, visible dès la description de leur première rencontre où sont évoqués les gestes échangés et les émotions ressenties. Par le biais de cette politisation de l’intimité, elle réussit à dresser un portrait psychologique de sa cliente (renforcé par le portrait de Picasso en couverture), qui, loin des images de la « poseuse de bombe », est peinte sous les traits d’une jeune femme obsédée par la perte de sa virginité et vivant dans la peur de ne plus trouver d’époux. Cette insistance sur la virginité perdue, thème sur lequel la presse a peu insisté et qui pourtant est au cœur de l’argumentaire juridique de Gisèle Halimi, se retrouve tout au long de l’ouvrage, au gré des rapports gynécologiques et psychologiques cités. Ne jouant ni sur les euphémismes ni sur les périphrases, elle y décrit le viol de manière précise et détaillée, publiant in extenso les rapports gynécologiques dont elle souligne volontairement (notamment par l’utilisation de majuscules) certains passages. Enfin, au récit du procès et au « nous » de la relation avocate-cliente se superpose le « je » autobiographique de l’avocate auteure, dont l’exemple le plus prégnant demeure les souvenirs de son enfance à Tunis marquée par les tabous et le puritanisme religieux.
En quelques semaines, Gisèle Halimi réussit donc à faire du sort de sa cliente une grande cause et à obtenir de réelles victoires judiciaires comme le dessaisissement du Tribunal militaire d’Alger au profit du Parquet de Caen et le transfert de Djamila en France, faits extrêmement rares pendant le conflit. Hors du prétoire, elle devient militante de la cause de sa cliente et impulse l’émergence d’une action collective dans laquelle le droit et le genre jouent comme principales ressources. Néanmoins, la généralisation du sort de la victime nécessaire à l’élargissement de la base du mouvement de solidarité entraîne progressivement une dépolitisation des questions sexuelles et une invisibilisation du viol, pourtant au cœur du travail juridique et militant des intellectuelles soutenant Djamila Boupacha.
Invisibilité du viol et dépolitisation du genre
Ce qui frappe dans l’affaire Djamila Boupacha, c’est bien l’absence de concordance entre la visibilité du genre dans l’action collective, attestée par les débats sur le militantisme féminin, le sexe de la victime et la dimension sexuée de la mobilisation, et la réalité d’une affaire coloniale se concrétisant non par le dépôt d’une « plainte pour viol » mais bien par celui d’une plainte « en torture et séquestration ». Cette absence de politisation de la dimension sexuelle de l’affaire, en dépit du travail juridique et militant de Gisèle Halimi, doit être analysée dans un premier temps au prisme de la triple contrainte que subit la sexualité dans les années 1960 : la contrainte procréatrice, celle de la norme hétérosexuelle et enfin celle de la violence,
le harcèlement sexuel n’étant pas dénoncé, le viol non réprimé (Mossuz-Lavau, 1991 : 10). Et en effet, si Gisèle Halimi n’a pas plaidé une affaire de viol mais bien une affaire coloniale et si le terme générique de « tortures » a pu seul définir les sévices endurés, c’est bien qu’existait une incapacité à les dire juridiquement comme viol. Le droit international humanitaire, en vertu la 4 e Convention de Genève du 12 août 1949, fait du viol « une atteinte à l’honneur » des femmes, impliquant dès lors une échelle de gravité des violences au sein de laquelle « un viol serait un acte de moindre importance comparé aux crimes de torture ou d’esclavage » (Puechguirbal, 2007 : 56). Plus particulièrement en France, le viol ne bénéficie d’aucune définition légale [20] et est inséré dans les actes « d’attentat aux mœurs » au même titre que tout autre attentat à la pudeur avec violence. En 1956, le juriste Maurice Garçon donnait cette définition jurisprudentielle du viol, celle d’un « coït illicite avec une femme qu’on sait ne point consentir », impliquant notamment l’absence de prise en compte des viols commis avec des objets (Iacub, 2002 : 42). Les législations françaises et internationales étaient donc impropres à juger de la nature sexuée des violences subies par les femmes, et empêchaient toute action juridique visant cette seule fin. Ainsi, si l’affaire Djamila Boupacha ne peut émerger en tant « qu’affaire sexuelle », c’est bien parce qu’elle ne s’inscrit pas dans un contexte de reformulation ou de remise en cause du droit pénal en ce qui concerne les délits sexuels, mais plutôt dans un contexte de perturbation du droit colonial où les seules réflexions menées alors par les intellectuel·le·s portent sur la justice politique et l’immixtion de l’armée dans le domaine judiciaire. Et justement, alors que l’armée, devant l’importance accrue du militantisme féminin pendant la guerre, développe une répression sexuée (Naudier, 2002 : 173), celle-ci ne se traduit pas dans les champs politique, intellectuel et médiatique par la reconnaissance d’une violence spécifiquement dirigée contre les femmes.
Dès l’émergence de l’affaire, s’oppose au récit de la jeune femme celui des partisans de l’Algérie française dont l’objectif est de mettre en doute la moralité de l’accusée et de révéler les mœurs légères qui auraient été les siennes avant le viol. Par exemple, au moment où sont versées au dossier des photographies montrant Djamila avec des maquisards, la presse algéroise peut écrire : « Ces documents démontreront-ils que Boupacha, fille musulmane aux mœurs austères, recevait des hommes dans sa chambre ? Dans ce cas, que penser de sa plainte contre les militaires qui auraient abusé d’elles ? » [21]. Ce discours, liant de fait militantisme féminin en faveur du nationalisme et mœurs dissolues se retrouve aussi en France, comme en témoigne cet extrait d’entretien entre M. Patin, président de la commission de sauvegarde des droits et des libertés individuelles, et les intellectuelles du comité, rappelé par Simone de Beauvoir dans La Force des choses (1963) :
« Il enchaîna : "Vous prétendez qu’elle était vierge. Mais enfin, on a des photos d’elle, prises dans sa chambre : elle est entre deux soldats de l’ALN, armes à la main, et elle tient une mitraillette". Et alors ? Elle a toujours proclamé qu’elle militait dans l’ALN ; ça ne remet pas en cause sa virginité, avons-nous dit. "Tout de même, pour une jeune fille, c’est plutôt scabreux", répondit-il. »
Si ce type de rhétorique propre aux affaires sexuelles, celle du possible « consentement » et de la « provocation féminine », s’inscrit dans une stratégie de décrédibilisation de l’accusée, il ne fait que refléter la vision dominante de la femme/épouse destinée à rester dans le cadre privé et assignée au rôle de mère au foyer.
Enfin, la médiatisation du viol se heurte à de nombreux obstacles dont la censure politico-morale demeure la plus importante. C’est ce dont témoigne l’intervention timide de François Mauriac qui, voulant très certainement la contourner, écrit dans L’Express : « Qu’on n’attende pas de moi que je dise pourquoi la plaignante demande qu’un gynécologue soit désigné comme expert », ou le double interdit frappant l’article de Simone de Beauvoir. En effet, lorsque cette dernière relate au Monde les tortures infligées à Djamila, la rédaction du journal lui demande de substituer le mot « ventre » à celui de « vagin » et Hubert Beuve-Méry, particulièrement choqué par les termes « Djamila était vierge », lui demande de trouver une périphrase. Simone de Beauvoir refuse, l’exemplaire du Monde est saisi à Alger. Ces deux exemples montrent la difficulté pour les acteurs d’imposer une grille de lecture sexuelle de ce cas judiciaire, la plupart des articles jouant sur un « vocabulaire d’esquive [22] et laissant l’interprétation des événements et leur qualification aux lecteurs ou se contentant de citer la plainte en torture. C’est aussi ce que nous confie aujourd’hui en entretien Gisèle Halimi, revenant sur l’engagement différencié des hommes et des femmes au sein du comité de défense :
« La question du viol a été plus que taboue chez les intellectuels progressistes (...). Même les hommes qui étaient dans notre comité reprenaient cela, mais pas tellement. C’était les tortures, les tortures d’une manière plus générale (...). Ils trouvaient que ça romançait un peu l’histoire, ils ne voulaient pas en parler. (...) Je ne crois pas que le fait qu’elle ait été violée ait été vécu comme par les femmes, par nous, comme quelque chose de spécifique et d’abominable. » [23]
Cette version qui ferait de la lecture sexuelle de l’affaire une lecture proprement féminine et ces récits déniant toute spécificité genrée aux sévices subis par l’accusée [24] montrent en réalité que l’interprétation de l’événement judiciaire est dominée par une lecture anticoloniale dont l’enjeu central n’est pas ici le viol d’une femme par un homme, le mot « violeur » n’étant d’ailleurs jamais employé, mais bien celle de l’oppression d’un peuple sur un autre. Même les intellectuelles du comité accusent bien des « tortionnaires » et inscrivent la victime dans le plus vaste ensemble de ses « frères » torturés. Et quand bien même celles-ci ont été sensibilisées par le viol et l’ont bien décrit comme une réalité sexuelle, elles ont aussi, pour élargir la base du mouvement de solidarité, fait entrer son cas dans le cadrage dominant imposé par les anticolonialistes. Dans un contexte de surpolitisation du conflit et des questions coloniales, d’autres mises en récit ne pouvaient émerger sans être rattachées à la problématique dominante de la colonisation.
C’est ce qui explique aussi qu’en dépit de l’intersectionnalité des rapports de pouvoir qui façonnent l’identité de l’accusée (Crenshaw, 1991), identité de genre (femme) et identité politico-raciale (algérienne), c’est bien la condition « d’être colonisé » qui a été retenue dans le processus de politisation de l’événement judiciaire. Gisèle Halimi elle-même, tout en axant sa stratégie juridique et discursive sur le caractère aggravant du viol dans le cas de Djamila Boupacha, n’a pas pu apporter une contribution au débat sur la condition des femmes en temps de guerre. Dans un contexte où le féminisme est au « creux de la vague » (Chaperon, 1996) et ne repose pas sur une base militante suffisante, l’affaire, trop singulière pour en généraliser la portée, n’a pas permis de faire le lien entre cause des femmes et cause anticoloniale.
Djamila Boupacha est la dernière « terroriste » dont le cas a été médiatisé à être libérée de la prison de Rennes le 24 mai 1962, sans être jugée ou condamnée, à la faveur de l’amnistie prononcée par le général de Gaulle. Son procès a donc pu, grâce au travail juridique de son avocate et à la mobilisation des anticolonialistes, s’inscrire dans la série des affaires de tortures de la guerre d’Algérie et même la clore. Pour autant, ce qui « finit avec l’événement » (Bensa et Fassin, 2002 : 16) et avec le conflit de décolonisation, c’est aussi l’espoir de rompre avec l’impunité dont bénéficiaient les militaires français. Les tortionnaires de Djamila Boupacha ne comparurent jamais devant le tribunal et ne furent jamais poursuivis pour les faits reprochés, l’amnistie entraînant l’abandon des poursuites et le non-lieu.
De plus, l’affaire, en raison de ce même contexte sociopolitique et juridique, n’a pas inauguré une nouvelle série dont l’enjeu principal aurait été le viol, ni même entraîné une transformation des représentations et des pratiques. Et, si Gisèle Halimi a tenté d’imposer une lecture genrée du procès en insérant dans sa stratégie juridique la dimension sexuée et sexuelle des violences subies par sa cliente, l’affaire Djamila Boupacha ne peut être considérée comme une préfiguration du procès d’Aix-en-Provence, premier « procès du viol » (Vigarello, 1998, 249). Pourtant, là encore menée comme un « procès-tribune » par Gisèle Halimi, la défense mise en œuvre par l’avocate y fut tout autre, clairement orientée sur une remise en cause de la législation sur le viol et des rapports entre les sexes (Choisir la cause des femmes, 1978). Ce registre explicitement genré, déjà mobilisé au procès de Bobigny en 1972 (Choisir la cause des femmes, 2006), s’inscrit dans le contexte de l’essor du Mouvement de libération des femmes, nouvelle vague de protestations féministes centrées sur la politisation radicale des questions traditionnellement considérées comme « privées », au premier rang desquelles figure la sexualité. Et c’est bien, nous semble-t-il, par une reconstruction/illusion rétrospective, liée en partie à l’engagement féministe postérieur de Gisèle Halimi et de Simone de Beauvoir, qui scelle effectivement en 1960 leur première collaboration avant « Choisir la cause des femmes », que l’affaire Boupacha pourrait être lue aujourd’hui comme s’inscrivant dans la série des « affaires sexuelles » plaidées par Gisèle Halimi.
Vanessa Codaccioni.
Vanessa Codaccioni est maîtresse de conférences HDR au département de science politique de l’université ParisVIII et membre du laboratoire CRESPPA-CSU. Spécialiste de la justice pénale et de la répression, elle est notamment l’auteure, à CNRS Éditions, de Punir les opposants. PCF et procès politiques 1947-1962 (2013), Justice d’exception. L’État face aux crimes politiques et terroristes (2015), La légitime défense. Homicides sécuritaires, crimes racistes et violences policières(2018), et aux éditions Textuel de Répression. L’État face aux contestations politiques (2019).
Références
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[1] Cet article repose sur l’enquête de terrain effectuée pour ma thèse de doctorat portant sur « La transformation des procès en affaires en France (1947-1962) ». Encore en cours, elle est réalisée à l’Université Paris 1-Sorbonne sous la direction de Frédérique Matonti, que je remercie par ailleurs vivement pour les conseils et les lectures dont a pu bénéficier ce texte. Je remercie aussi tout particulièrement Gisèle Halimi pour l’aide précieuse qu’elle a bien voulu m’accorder.
[2] M. Audin, communiste algérien, est mort sous
la torture en juin 1957.
[3] Ce concept renvoie à l’ouverture des champs politique, médiatique et intellectuel à une forme de
discours jusqu’alors irrecevable.
[4] J. Guerroudj et D. Bouhired sont deux des six femmes condamnées à mort pour des actes « terroristes » pendant le conflit, la première en juillet 1957, la seconde en décembre 1957.
[5] J’appelle « configuration de procès » des procédures qui se déroulent dans les mêmes contextes sociopolitique et juridique, et qui sont déterminées par une unicité des acteurs et des publics concernés, des délits jugés, et des causes défendues.
[6] Le terme de cause lawyering désigne les usages militants du droit qui sont le fait de professionnel·le·s du droit (Israël, 2001).
[7] Ce fut notamment le cas de la guerre civile d’Espagne où les franquistes ont fait des viols l’illustration de « l’inhumanité » des républicains alors qu’eux-mêmes pratiquaient systématiquement des viols à visées politiques et raciales (Ripa, 1997).
[8] Entretien avec Gisèle Halimi, 9 juillet 2008.
[9] Comme le remarque Sylvie Chaperon, les intellectuelles qui, comme Gisèle Halimi, s’engagent dans les années 1950 sur la question des femmes peuvent être qualifiées « d’intellectuelles féministes » ou « d’expertes en questions féminines » (Chaperon, 2001 : 13).
[10] Ce récit autobiographique se stabilise dans les années 1970 comme le montre La cause des femmes publié pour la première fois aux Éditions Grasset
en 1973. Mais c’est plus précisément dans Le lait de l’oranger (1988) que l’auteure revient sur ce féminisme précoce, décrivant dès la troisième page sa « grève de la faim », à 10 ans, pour s’opposer « aux obligations des filles de la maison, ménage, vaisselle, service des hommes de la famille » (15).
[11] (Note de la p. 36.) Entretien avec Gisèle Halimi, 9 juillet 2008.
[12] Les deux hommes sont inculpés de « forfaiture », délit prévu par l’article 114 du Code pénal qui punit de la dégradation civique la forfaiture commise par tout fonctionnaire ayant attenté à la Constitution, à la liberté individuelle ou aux droits civiques d’un individu.
[13] Autorité de contrôle qui peut demander aux parquets des renseignements sur les affaires qu’on
lui signale.
[14] Le Monde, 2 juin 1960.
[15] Nous pouvons citer parmi eux : Aimé Césaire, Michel Leiris, Daniel Mayer, Laurent Schwartz, Pierre Henri Teitgen, Gabriel Marcel, Maurice Merleau-Ponty, Vercors, Pierre Cot, Jacques Lacan
ou encore Jean-Paul Sartre.
[16] France-Observateur, 9 novembre 1961.
[17] L’Express, 16 juin 1960.
[18] L’Express, 5 février 1962.
[19] L’expression est de Gisèle Halimi.
[20] Il ne sera proprement défini en France qu’en 1980.
[21] Écho d’Alger et Dépêche quotidienne d’Algérie du 18 juin 1960.
[22] L’expression est empruntée à Audoin-Rouzeau (1995 : 85).
[23] Entretien avec Gisèle Halimi, 9 juillet 2008.
[24] On peut tout de même retrouver, dans certains articles de presse, une distinction entre les tortures subies et le viol (« Torturée puis violée », écrit par exemple Pierre Emmanuel dans Témoignage chrétien le 16 février 1962) ou encore la mise en avant du caractère « indélébile » du viol (Louis Houdeville, « Djamila Boupacha et la justice », Tribune socialiste, 18 novembre 1961).
« Mon rôle consiste à accoucher le savoir que les collectifs ont d’eux-mêmes. »
28 Mars 2020
Le genre est un concept voyageur qui a sa propre histoire. Intervention de Anne Emmanuelle Berger.