C’est toujours passionnant de se replonger dans les débats militants d’une époque qu’on n’a pas connu. Et on peut dire que la féministe américaine Ellen Willis savait où frapper pour que résonne encore des questions sensibles telles que la sexualité de l’enfance (Pour l’amour d’Emma) ou que la pornographie avec ce texte. Entre les abolitionnistes du porno et les entrepreneurs zélés se nichent des idées beaucoup plus percutantes sur le porno.
Ellen Willis (1941-2006) est une essayiste et militante féministe américaine. Elle fut membre du groupe New York Radical Women et cofondatrice avec Shulamith Firestone du groupe féministe radical Redstockings. Elle considérait l’autoritarisme politique et la répression sexuelle comme étroitement liés, une idée développée par Wilhelm Reich. Une grande partie de l’écriture de Willis présente une analyse reichienne ou freudienne radicale de ces phénomènes.
L’article "Féminisme, moralisme et pornographie" a paru dans The Village Voice en 1979, elle est traduite pour la première fois en français par Fanny Quément.
Texte publié par l’excellente maison d’édition AUDIMAT dans le recueil d’Ellen Willis Sexe et liberté et traduit par Fanny Quément.
Pour les femmes, la vie est une éternelle histoire de gentils flics et de méchants flics. Les gentils flics sont le mariage, la maternité, et ce gentilhomme vénérable et courtois, la galanterie. Si vous coopérez, disent-ils (tout en croisant les doigts), on n’aura pas la main trop lourde. Plus besoin de gagner votre vie ni de pousser la moindre porte. On vous trouvera même un peu d’amour à l’eau de rose. Mais si vous faites la maligne, vous aurez affaire à notre pote le viol, et c’est une vraie terreur : rien ne l’arrête, on n’y peut rien.
La pornographie fonctionne souvent comme un méchant flic. Si le viol nous avertit qu’en l’absence d’un homme pour nous protéger, la chasse est ouverte, l’image pornographique hardcore suggère quant à elle que nous sommes soit des épouses, soit des putes. Plus les femmes sont « répréhensibles », plus les flics appellent les vicelards en renfort : la prolifération du porno dans ce qu’il a de plus choquant et violent (le viol symbolique) est une riposte à leur encontre. Mais même un citoyen modèle peut se scandaliser (en toute naïveté, ou par hypocrisie) d’une telle brutalité policière. Même si le viol est largement cautionné, il reste illégal. Même si l’on crie sur tous les toits que le porno est aussi sain que du muesli, il n’attire que parce qu’il garde son aura de tabou. C’est parce qu’ils montrent un parfait mépris des règles que les méchants flics peuvent semer la terreur — sous le regard secrètement approbateur des citoyens modèles, qui aimeraient bien enfreindre ces règles, eux aussi. La différence entre le méchant flic et le hors-la-loi tient à peu de choses. Le viol et la pornographie reflètent l’un comme l’autre une mentalité masculine qui fait fi des lois, rejette les conventions de la romance et maintient, sans ambages, que les femmes sont des salopes. Si l’indignation morale que le viol (ou Hustler [1]) inspire aux esprits conservateurs n’a absolument rien à voir avec la colère politique des féministes, c’est que les féministes, elles, ont compris que le problème ne vient ni des méchants flics ni des hors-la-loi, mais des flics et de la loi.
Hélas, la campagne de lutte que les femmes mènent actuellement contre la pornographie suggère une ferme intention de gommer cette différence. La critique féministe de la pornographie sexiste et misogyne n’a rien de nouveau : le porno est une cible évidente dans la mesure où il participe de structures d’oppression plus globales, comme la réduction du corps féminin à une marchandise (avec la prostitution comme paradigme), l’intimidation sexuelle qui conduit les femmes à voir l’espace public comme un territoire ennemi (avec le viol comme paradigme), l’imagerie et plus généralement la propagande sexiste. Mais là, ce n’est pas la même histoire. En quelques tours de passe-passe linguistiques, les militantes antiporno parviennent à démontrer la logique féministe d’un mouvement étroitement ciblé, coupé de tout grand contexte politique et fondé sur des présupposés moraux conservateurs d’autant plus dangereux qu’ils sont inavoués.
Quand j’ai appris l’existence d’un groupe appelé « Women Against Pornography » (WAP), j’ai tiqué. Pouvais-je me dire « contre la pornographie » ? Pas vraiment. Je ne crois pas que la pornographie (sur ce point, mon dictionnaire et moi-même sommes d’accord : le terme désigne toute image ou description produite ou utilisée pour provoquer une excitation sexuelle) constitue en elle-même un motif justifié pour partir en croisade. En un coup d’œil, on verra que le porno prend de nombreuses formes différentes, de la plus pernicieuse à la plus bénigne. La seule généralisation que l’on puisse faire, c’est que la pornographie, c’est le retour du refoulé, des affects [2] et des fantasmes jetés au rebut par une culture qui atomise la sexualité, définissant l’amour comme une noble aventure du cœur et de l’esprit, et la libido [3] comme une pulsion bassement animale, venue d’organes tabous. La lubricité (la disposition que j’associe à la pornographie) implique une idée du sexe comme plaisir interdit, secret, coupé de tout contexte émotionnel ou social. J’ai l’impression qu’en utopie, le porno disparaîtrait avec l’État, l’héroïne et le Coca-Cola. À l’heure actuelle, néanmoins, les élans sexuels sur lesquels joue la pornographie font partie de la psychologie de presque tout individu. Pour d’évidentes raisons politiques et culturelles, le porno est quasiment toujours sexiste en ce qu’il est le produit d’une imagination masculine ciblant un marché masculin. Les femmes sont moins susceptibles de s’intéresser consciemment à la pornographie, de satisfaire leur curiosité ou de trouver du porno qui les excite. Mais si vous croyez que la pornographie laisse simplement les femmes indifférentes, c’est que vous n’avez jamais vu une bande d’adolescentes faire tourner un roman olé olé. Dans ma vie, j’ai apprécié plus d’une histoire pornographique (parfois du genre sordide, façon quarante-deuxième rue [4]), et je sais que je suis loin d’être la seule. Le fantasme, après tout, est plus souple que la réalité, et les femmes ont appris, par instinct de survie, à façonner les fantasmes des hommes pour les mettre à leur service. Si la pornographie per se devient l’ennemi des féministes, de nombreuses femmes auront honte de leurs affects sexuels et peur de les avouer. Et s’il y a bien une chose dont les femmes n’ont pas besoin, c’est qu’on leur resserve une louchée de honte, de culpabilité et d’hypocrisie… sous couvert de féminisme.
Pourquoi donc faire abstraction des différences qualitatives et condamner de facto tout type de pornographie ? Les coordinatrices des WAP répondent à cette question (ou l’éludent) en redéfinissant la pornographie. Elles affirment que la pornographie n’est pas vraiment une histoire de sexe, mais de violence envers les femmes. Soit, avec un peu plus de verve : « La pornographie, c’est la théorie, le viol, c’est la pratique » [5]. Elles avancent entre autres que la pornographie mène à la violence, rappelant avec insistance que Charles Manson et David Berkowitz [6] étaient fins connaisseurs en la matière. C’est le genre de logique inversée qui présume que la marijuana est dangereuse parce que la plupart des héroïnomanes ont commencé par là. C’est l’hostilité des hommes envers les femmes, à laquelle s’ajoute le pouvoir d’exprimer cette hostilité sans véritablement risquer d’en être inquiété, qui est la cause des violences sexuelles. Quand elle donne une forme concrète (et donc, vu l’air du temps, une légitimité sociale) à des fantasmes sadiques, il se peut que la pornographie fasse passer à l’acte certains hommes influençables. Mais si Hustler disparaît de tous les rayons dès demain, je doute que l’on voie diminuer le nombre de viols ou de violences domestiques.
L’idée que la pornographie donne à voir la violence plutôt que la sexualité est encore plus problématique. Puisque la pornographie est par définition explicitement sexuelle, alors qu’elle est rarement explicitement violente, cette équivalence ne peut être établie sans l’appui de quelque subtil raisonnement. L’une des tâches que les WAP s’étaient données, pour leur conférence du mois de septembre, était de produire ce raisonnement. Robin Morgan et Gloria Steinem s’en chargèrent en essayant de distinguer la pornographie de l’érotica. Selon elles, l’érotica (du grec « eros », l’amour sexuel) exprime une sexualité intégrée, fondée sur l’affection et le désir que partagent deux personnes égales, tandis que la pornographie (du grec « porne », la prostituée) reflète une sexualité déshumanisée, fondée sur la domination et l’exploitation masculines des femmes. La distinction est séduisante, mais elle ne tient pas. L’érotica est habituellement définie par la présence de thématiques sexuelles dans des écrits ou des images, qu’elle remplisse ou non la fonction fondamentalement utilitaire de la pornographie. Légèrement flou, moins directement associé à l’acte sexuel en lui-même, le terme « érotica » sert bien souvent à désigner par euphémisme le « porno chic ». Quand la pornographie prend la forme d’ouvrages littéraires ou de photographies coûteuses consommés par les classes moyennes supérieures, c’est de l’ « érotica ». Le porno du pauvre, qui ne peut prétendre qu’à faire bander, ça reste du porno. Opposer érotica et pornographie, c’est éviter la question (embarrassante ?) de l’usage du porno. Cette approche promeut la description du sexe tel qu’on peut l’idéaliser et condamne la description du sexe tel qu’il est trop souvent, que ce soit dans les faits ou seulement dans nos fantasmes. Mais si la pornographie a pour fonction d’être excitante, il faut bien qu’elle s’adresse à ce que nous ressentons et non à ce que, selon quelque norme utopique, nous devrions ressentir. Cette culture a si profondément dépolitisé le sexe qu’il est impossible de distinguer clairement les élans sexuels « authentiques » de ceux conditionnés par le patriarcat. Entre les deux extrémités du spectre ― disons, Ulysse d’un côté, et Snuff de l’autre ― l’érotica / la pornographie véhicule toutes sortes de messages composites qui suscitent des réactions complexes et personnelles. Concrètement, vouloir faire le tri entre la bonne érotica et le mauvais porno, c’est immanquablement finir par affirmer ceci : « Ce qui m’excite est érotique, ce qui t’excite est pornographique ».
Il serait plus clair et plus logique de simplement reconnaître que certaines images à caractère sexuel sont offensantes, tandis que d’autres ne le sont pas. Mais la logique et la clarté semblent étrangères (voire contraires) à l’objectif inavoué des militantes antiporno, qui est d’exprimer le ressenti traditionnellement associé au mot « pornographie ». Comme je l’ai suggéré, il existe un lien social et psychique entre la pornographie et le viol. Selon les termes de la moralité patriarcale, ils constituent l’une comme l’autre des expressions de la libido masculine, supposée vicieuse par nature, et des atteintes à l’innocence sexuelle présumée des femmes « vertueuses ». Mais les féministes partent, en théorie, de prémisses différentes : d’une part, chez les hommes, la confusion entre désir sexuel et agression prédatrice reflète un système sexiste, et non la biologie des hommes ; d’autre part, la femme vertueuse (chaste) n’existe pas plus que la femme corrompue (débauchée), car il n’existe au fond que des êtres sexuels, hommes ou femmes. De ce point de vue, il est dangereusement simpliste d’associer la pornographie au viol. Le viol est une agression physique violente. La pornographie peut constituer une agression psychique, par son contenu comme par ses intrusions dans l’espace public, mais pour les femmes autant que pour les hommes, elle peut aussi être une source de plaisir érotique. Une femme qui subit un viol est une victime, une femme qui trouve du plaisir dans la pornographie (quand bien même elle prendrait plaisir à fantasmer le viol) est en un sens rebelle, car elle revendique un aspect de sa sexualité jusqu’alors considéré comme une prérogative masculine. En tant qu’elle glorifie la suprématie masculine et l’aliénation sexuelle, la pornographie est profondément réactionnaire. Mais en tant qu’elle refuse la répression [7] sexuelle et l’hypocrisie (dont les femmes ont encore plus souffert que les hommes), elle est l’expression d’un élan radical.
La nécessité de défendre encore cet élan, à l’heure actuelle et chez les féministes elles-mêmes, est évidente au regard des visions du sexe qui ont émergé du mouvement antiporno. Dans la rhétorique de ce mouvement, le mot « pornographie » désigne en langage codé la libido vicieuse des hommes. Si l’on objecte que le porno excite aussi des femmes, la réponse type est que cela montre bien, justement, à quel point les femmes ont intégré les valeurs masculines — bien qu’une brochure des WAP aille jusqu’à suggérer que les femmes qui prétendent aimer le porno mentent, pour éviter de tomber en disgrâce aux yeux des hommes. (Notons l’opposition de la gentille à la mauvaise fille, motif qui revient sous d’autres formes, saine vs malade, ou honnête vs perfide ; pour « se faire laver le cerveau », comprendre « se laisser séduire »). Et la vision de la sexualité qui émerge le plus souvent des discussions sur l’ « érotica » est aussi sentimentale et édulcorée que le mot lui-même : faire l’amour, ce devrait être beau, romantique, doux, joli et propret, sans rien de chaotique ou de vulgaire, sans aucun élan de domination ou, en effet, sans agressivité d’aucune sorte. Mais surtout, il faudrait se concentrer sur les relations, bien plus que sur les organes (beurk). Cet érotisme de sainte nitouche n’est pas féministe, il est féminin. C’est justement le sexe en tant que pratique agressive, indigne d’une dame, l’expression d’émotions violentes qui n’ont rien de joli, un travail du pouvoir érotique et une expérience spécifiquement génitale qui est tabou chez les femmes. Nous ne sommes pas non plus censées admettre que nous aussi, nous avons des élans sadiques, que nos fantasmes sexuels peuvent refléter l’envie irrépressible et inavouable d’inverser les rôles pour nous venger des hommes. (Quand une femme est excitée par un fantasme de viol, peut-être s’identifie-t-elle aussi bien au violeur qu’à la victime ?)
À la conférence des WAP, les séparatistes lesbiennes ont défendu l’idée suivante : la pornographie reflète les relations sexuelles patriarcales, les relations sexuelles patriarcales se fondent sur le pouvoir des hommes, qui s’appuie sur leur force, donc la pornographie est violente. Ce syllogisme douteux, que l’on pourrait aussi bien appliquer aux romans à l’eau de rose, réduit l’ensemble de la question à un marasme désespérant. Si toute manifestation de la sexualité patriarcale est violente, alors la lutte contre la violence ne peut justifier que la pornographie (mais pas les romans à l’eau de rose) soit désignée comme cible unique. De plus, ce réductionnisme ne laisse pas aux femmes la possibilité de distinguer l’hétérosexualité consentie du viol. Mais c’est précisément le but : comme plusieurs femmes présentes lors de cette conférence l’ont fait remarquer, « dans une société patriarcale, tout rapport sexuel avec un homme est pornographique ». Bien sûr, s’en prendre à la pornographie tout en l’assimilant aux rapports hétérosexuels, c’est implicitement stigmatiser non seulement les femmes qui aiment la pornographie, mais aussi celles qui couchent avec des hommes. On connaît la chanson. Ce n’est pas la première fois que cet argument, selon lequel les femmes hétérosexuelles collaborent avec l’ennemi, est une façon de suggérer poliment qu’elles pactisent avec le diable, entre autres. Pendant la conférence, je ne pouvais pas m’empêcher de voir les partisanes du séparatisme comme l’équivalent moderne de ces femmes qui, à une époque où la pruderie pure et simple était socialement acceptable, entraient dans les ordres pour échapper aux vulgaires besoins sexuels des hommes. J’avais l’impression que leur aversion pour l’hétérosexualité était un voile de pacotille jeté sur leur dégoût du sexe en lui-même. En tout cas, une sexualité féminine aseptisée, qu’elle soit straight ou gay, est aussi limitée que la sexualité prédatrice masculine, et pas moins oppressive pour les femmes : une des principales fonctions de la pornographie misogyne est de nous y faire adhérer par la peur. Et pour finir de nous en convaincre, les gentils flics sont toujours là pour nous assurer de notre incontestable supériorité morale sur les hommes, et nous dire que notre « douceur » et notre « non-violence » (comprendre « passivité » et « impuissance ») sont notre force.
Les femmes sont tentées de croire à ce mythe réconfortant, et c’est bien compréhensible. La droiture a toujours été une arme féminine, une façon tolérée de faire culpabiliser les hommes. Ironie du sort : la société tolère que les femmes se montrent violemment agressives dans leur croisade contre le vice de l’homme, ce qui fournit un exutoire à la colère des femmes sans que le pouvoir des hommes s’en trouve menacé. Le mouvement pour la tempérance, qui fit de l’alcool le symbole de la violence des hommes, n’améliora en rien la situation des femmes. Remplacer le démon du rhum par celui du porno ne marchera pas mieux. Notamment parce que cela renforce le clivage entre gentilles et mauvaises filles. Cela exclut, ouvertement ou implicitement, les femmes qui aiment le porno ou le sexe « pornographique », ou qui travaillent dans l’industrie du sexe. Si les WAP ont refusé de se positionner sur la question de la prostitution, leurs activités (notamment celles en soutien du grand nettoyage de Times Square) auront des conséquences sur la vie des prostituées. La prostitution soulève son propre lot de questions compliquées. Mais il n’est clairement pas dans l’intérêt des femmes de monter les « gentilles » féministes contre les « méchantes » salopes (putes, gogo danseuses, mannequins de charme…).
Jusqu’à présent, la question qui a dominé le débat public au sujet de cette campagne de lutte contre la pornographie est celle d’une éventuelle atteinte à la liberté d’expression. Sur ce point également, les contradictions du mouvement sont nombreuses. Susan Brownmiller et d’autres coordinatrices des WAP se disent contre la censure et refusent d’entrer dans le débat sur les libertés individuelles, car il s’agirait d’une fausse piste lancée par des hommes incapables d’admettre que la pornographie opprime les femmes. En même temps, les WAP partagent l’avis de la Cour Suprême, qui exclut l’obscénité des formes d’expression protégées — doctrine où je vois (comme la plupart des libertaires civiques [8]) une atteinte manifeste aux droits énoncés dans le Premier amendement. Brownmiller répète que le Premier amendement avait pour but de protéger la dissidence politique et non l’expression d’une violence haineuse envers les femmes. Mais en faisant cette distinction, elle met en déroute l’amendement lui-même, car elle laisse implicitement le droit au gouvernement de définir « le politique ». (A-t-on déjà vu un gouvernement prêt à reconnaître que ses opposant∙es ne sont pas qu’une bande d’énergumènes en rupture avec la société ?) Quoi qu’il en soit, s’ériger contre la pornographie parce qu’elle constitue une propagande sexiste, puis faire machine arrière en disant qu’elle n’est pas politique, cela n’a aucun sens. Cette autre proposition des WAP ne rassurera pas davantage les libertaires : « Nous voulons changer la définition de l’obscénité pour que ce soit une question de violence, pas de sexe ». Quelle que soit leur cible, les lois sur l’obscénité confisquent le droit de s’exprimer librement à celles et ceux qui transgressent les limites officielles de la bienséance. Et pour ma part, je ne crois pas que les limites définies par les WAP soient véritablement moins oppressives que celles de Warren Burger [9]. Ce n’est pas bien grave, puisque les WAP font preuve d’une effarante naïveté en s’imaginant qu’elles vont influencer la définition de l’obscénité. Le principal objectif des lois sur l’obscénité est et a toujours été de renforcer les tabous culturels sur la sexualité et de réprimer le féminisme, l’homosexualité et d’autres formes de dissidence sexuelle. Jamais aucun pornographe ne fut puni pour sa haine des femmes, mais, encore tout récemment, la documentation sur la sexualité des femmes, la contraception et l’avortement était supposée obscène. Dans une société phallocrate, la seule loi sur l’obscénité qui ne sera pas utilisée contre les femmes, c’est l’absence de toute loi.
Comme alternative à la censure pure et simple de la pornographie, Brownmiller et d’autres ont réclamé des limites à sa diffusion. On peut en effet faire valoir l’idée que des images misogynes, diffusées si largement qu’on ne peut y échapper, sont coercitives, comme une sorte de harcèlement actif qui dépasserait les limites de la liberté d’expression. Mais en plus de l’évitement qu’implique l’amalgame entre pornographie et misogynie ou sadisme sexuel, il n’y a aucune raison légale ou logique de traiter le sexisme différemment (par exemple) de la propagande raciste ou antisémite : une loi équitable devrait prohiber tout type de diffamation publique. Et la simple idée d’une loi si vaste a de quoi rendre inquiet quiconque sait faire preuve d’imagination. Les catholiques pourraient-ils∙elles se prétendre harcelés par des portraits cochons du pape ? Les réfugié∙es russes pourraient-ils∙elles affirmer que la diffusion d’écrits communistes est une forme de torture psychologique ? La documentation proavortement serait-elle retirée des étagères pour diffamation des fœtus ? Je ne préfère pas savoir.
Pour le moment, la question du Premier amendement reste en suspens : le mouvement s’est concentré sur l’organisation de manifestations et d’autres actions publiques soulevant la question de la pornographie. Cette stratégie est parfaitement légitime. Pourtant, je suis de plus en plus gênée de la tournure que prend la lutte contre la pornographie et par le genre de conscience qu’elle promeut : elle s’est progressivement détournée d’une critique féministe rationnelle ciblant des points précis, pour aller vers une colère moraliste globale et démagogique. Manifester contre un film misogyne, saccager un panneau d’affichage qui suit une logique d’exploitation ou boycotter une maison de disques en raison de la misogynie de ses pochettes, cela fait passer un message qui n’a rien à voir avec celui des grands rassemblements contre la pornographie. De même, il y a une différence entre expliquer au livreur de journaux du quartier pourquoi on n’aime pas particulièrement se prendre un Penthouse en pleine poire, et choisir comme principale cible l’endroit qui, pour toute la droite bien-pensante, symbolise le péché de la grand-ville : Times Square.
A l’inverse du mouvement pour les droits à l’avortement, contre lequel l’opposition se déchaîne, la campagne de lutte contre la pornographie est respectable. La presse approuve et la ville coopère, car elle mise gros (développement du tourisme, sécurisation du quartier en vue de sa gentrification) sur le grand ménage de Times Square. Cette campagne commence à attirer des femmes dont les idées n’ont par ailleurs rien de féministe (« Je suis contre l’avortement », une manifestante a-t-elle déclaré à un journaliste lors d’un rassemblement des WAP sur Times Square, « mais là-dessus, je les rejoins »). Malgré l’insistance avec laquelle les coordinatrices des WAP disent soutenir la liberté sexuelle, leur ligne en appelle aux émotions antisexuelles dont la riposte s’alimente. Sciemment ou non, elles font le sale boulot des gentils flics.
Ellen Willis
Village Voice, octobre et novembre 1979 - Traduction de Fanny Quément
Photo : June 2013 - Cerbere, Douanes France/Espagne
[1] (N.d.É) Magazine pornographique états-unien, destiné à un public masculin hétérosexuel.
[2] (N.d.É) En anglais : feelings. Nous avons souvent choisi de traduire « feelings » par « affects », ou en utilisant le verbe « ressentir » dans une périphrase. Le mot « affect » permet en effet de rendre le mélange complexe de sensation, d’émotion et de sentiment qu’il peut y avoir dans feelings, dans un rapport fluctuant à la conscience ou à la cognition.
[3] (N.d.É) En anglais, Willis oppose « love » et « lust », l’amour et la luxure, c’est-à-dire l’amour et le désir de la chair ou, plus généralement, tout désir impérieux, irrépressible. Or, si le mot lust est bel et bien lourd de connotations morales et religieuses, il nous semble qu’en français, la « luxure » relève trop exclusivement du vocabulaire religieux pour rendre correctement ce qui se joue dans ce terme au sein de l’ensemble des écrits de Willis. Le terme « luxure » aurait pu fonctionner dans cette phrase, mais ce n’était pas le cas ailleurs. Par souci de concordance, nous avons donc choisi de traduire toutes les occurrences de « lust » par « libido ». Notons néanmoins que nous employons ce terme dans son acception courante, pour désigner l’appétit sexuel, et non dans son sens spécifiquement freudien.
[4] (N.d.É) Située dans le quartier de Manhattan, la quarante-deuxième rue abritait de nombreux peep shows et cinémas pour adultes aujourd’hui disparus.
[5] (N.d.É) « Pornography is the theory, and rape is the practice. » La phrase est de Robin Morgan.
[6] (N.d.É) Deux tueurs en série dont les meurtres ont été très médiatisés.
[7] (N.d.É) Notons qu’en anglais, repression désigne aussi bien la répression que le refoulement. Les deux se trouvent donc implicitement liés dans le discours de Willis.
[8] (N.d.É) En anglais, « civil libertarians ».
[9] (N.d.É) Président de la Cour Suprême de 1969 à 1986. S’il vota pour l’avortement au nom du droit à la vie privée, sa politique n’en était pas moins misogyne (refusant la nomination de toute femme à la Cour Suprême) et homophobe (soutenant que les lois devaient continuer de punir l’homosexualité).
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