TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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Le Sofagate, un féminisme pour femmes puissantes

Notre chroniqueur Ignace Fambeaux découvre chaque mois le sens de l’univers dans les plus petits détails. Il décrypte aujourd’hui un terrible événement géopolitique qui s’est joué autour de deux dirigeants européens, le président turc et un canapé.

C’était à Ankara, capitale de Turquie, dans le palais présidentiel. Trois protagonistes : le président turc Recep Tayyip Erdoğan, dirigeant autoritaire, conservateur religieux, et menant une politique brutale de dé-laïcisation du pays ; le président du Conseil européen [1] Charles Michel, ancien premier ministre belge, libéral convaincu et dont le principal soutien n’est autre qu’Emmanuel Macron [2] ; la présidente de la Commission européenne [3] Ursula von der Leyen, ancienne ministre de la Famille, du Travail, puis de la Défense en Allemagne, représentant la frange progressiste et modérée du parti chrétien conservateur allemand, la CDU. Que du beau monde.

Nous sommes le 7 avril 2021, il ne pleut pas sur Ankara. Cependant, l’histoire ne dit pas si le temps était dégagé, si le soleil était éclatant, ou si le ciel était grisâtre. Aussi, dans tous les articles que j’ai pu lire, l’heure n’était jamais mentionnée. Peut-être était-ce le matin, Erdogan ayant à peine fini de digérer ses tartines et son grand verre de jus d’orange lui fournissant l’énergie nécessaire à être un grand dirigeant. Ou peut-être était-il 11h30, juste avant le déjeuner, et la faim se faisait sentir pour Charles Michel qui se disait que ce grand bol de céréales n’avait pas été suffisant pour représenter avec panache le Conseil européen. Peut-être 19h00, la journée ayant été harassante pour tout le monde, Ursula von der Leyen se demandait si elle allait plutôt commander de la viande ou du poisson pour dîner. Mais tout cela n’est que littérature.

Mais il nous faut parler aménagement d’intérieur. En effet, la disposition des meubles est un personnage à part entière de ce drame. Le décor a été organisé comme suit : Deux canapés et deux fauteuils disposés en demi-carré pour permettre aux photographies de se faire et aux reportages d’être filmés. Les deux canapés se font face ; les deux fauteuils sont sur un même côté et font face aux journalistes. Au sol, un gigantesque tapis. Les fauteuils sont dorés, décorés de moulures et recouverts d’un élégant tissu damassé. Les canapés sont d’un style plus moderne. Ils semblent briller, sûrement recouverts de soie - aucune chance que cela soit de la viscose. Au mur, il y a de grands tableaux aux cadres dorés. On peut apercevoir un immense portrait d’Atatürk. Il y a derrière les fauteuils deux drapeaux : celui de l’Union européenne et de la Turquie.

Venons-en à la tragédie elle-même. Tout s’est passé très vite. Les trois protagonistes entrent dans la pièce, tous affublés d’un masque. Ils ont l’air solennel des grands moments. Tout à coup, Ursula von der Leyen se rend compte qu’il n’y a que deux fauteuils qui font face aux journalistes. Charles Michel et Recep Tayyip Erdoğan, s’y installent. S’ensuit un moment de flottement, où la présidente de la Commission européenne reste debout et interdite, lançant plusieurs « hum » d’incompréhension à l’attention des deux autres hommes. Où était son fauteuil ? Quelqu’un lui signifie alors que sa place est sur le canapé, disposé sur le côté, formant un angle droit avec les journalistes. Elle s’y assoit, contenant visiblement sa colère d’être reléguée au second rang du protocole, à la même place que le ministre des affaires étrangères turc, Mevlüt Çavuşoğlu, assis en face d’elle. Scandale ! Un outrage intergalactique vient d’avoir lieu sous nos yeux de simples mortels. C’est le Sofagate.

Les réactions ne manquèrent pas. On a accusé Erdoğan de sexisme. Le Premier ministre italien Mario Draghi a déclaré :« Avec ces dictateurs — appelons-les comme ils sont — il faut être franc en exprimant sa diversité de points de vue et de visions de la société » [4] On a violemment critiqué Michel d’avoir accepté cette disposition, certains demandant même sa démission : « Pourquoi Michel s’est-il assis ? Pourquoi ne pouvait-il pas… regarder Mme von der Leyen et montrer sa solidarité ? » [5]

Alors que s’est-il réellement passé ? Beaucoup ont simplement analysé ce drame comme du sexisme grossier de la part d’Erdoğan. Ce serait simplement la suite logique de sa décision un mois plus tôt de faire quitter la Turquie de la Convention d’Istanbul, qui engageait ses signataires à combattre les violences faites aux femmes. [6] Pourtant l’affaire est beaucoup plus trouble.

Pour Ankara, les demandes de l’UE ont été strictement respectées. [7] Mais les services de von der Leyen ont rétorqué que la pièce n’avait pas pu être vérifiée à l’avance par ses services. [8] De plus, beaucoup on fait remarquer, photos à l’appui [9], que son prédécesseur masculin, Jean-Claude Junker avait eu droit à son fauteuil lors de visites du même type. Pour les services de Michel, l’incident serait dû à « l’interprétation stricte des règles protocolaires par les services turcs » [10]. D’autres ont pu interpréter ça comme le résultat de la rivalité et la détestation mutuelle existant entre von der Leyen et Michel [11]. Mais l’explication la plus vraisemblable est donnée au Parisien par le spécialiste de la Turquie Jean Marcou : « C’est toujours très difficile d’évaluer un incident comme celui-là, car tout le monde dit que ce n’est pas de sa faute. Mais dans cette affaire, sans vouloir défendre la Turquie, il semble que le protocole européen n’ait pas été d’une limpidité folle […] Il s’agissait d’une réunion de pacification, à laquelle tenaient les Turcs, ils n’avaient donc pas forcément envie de la faire tourner à l’eau de boudin pour une histoire de fauteuil » [12] Entre une politicienne de droite et un dirigeant autoritaire, qui croire ?

« Je me suis sentie blessée et seule » [13] a déclaré Ursula von der Leyen le 26 avril, revenant sur l’incident. « Le respect des droits des femmes doit être un préalable à la reprise du dialogue avec la Turquie, mais il est loin d’être le seul préalable ». Quoiqu’il se soit passé, la présidente de la Commission européenne a ainsi superbement instrumentalisé cette affaire pour qu’elle ne puisse être interprétée qu’en termes de sexisme, se faisant passer pour la pauvre victime innocente d’un affreux musulman patriarcal, cachant de ce fait les véritables rapports de forces géopolitiques qui étaient à l’œuvre. Loin de moi l’idée de défendre Erdoğan et sa politique ultraconservatrice, pourtant on ne peut pas dire qu’il était en position de force dans cette rencontre, si l’on compare le poids politique qu’ont respectivement l’Union européenne et la Turquie.

Ainsi, la présidente de la Commission européenne nous a servi un beau moment de fémo-nationalisme. Selon la chercheuse américaine Sara R. Farris, à l’origine du concept, c’est un féminisme de droite utilisé par le pouvoir pour justifier des positions xénophobes ou nationalistes, au nom du droit des femmes. En effet, selon l’interprétation faite par la dirigeante de l’incident, c’est une évidence qu’il a eu lieu parce que le président turc est profondément sexiste au point de perdre toute intelligence diplomatique. Elle se donne le beau rôle de défenseuse du droit des femmes contre les musulmans forcément rétrogrades. Les ficelles sont grosses, mais la communication est efficace.

Aussi, Ursula von der Leyen est la digne représentante d’un féminisme pour femmes puissantes. Les femmes doivent pouvoir être des politiciennes sordides, des DRH brutales, des industrielles égoïstes, ou des arrivistes sans foi ni loi comme peuvent l’être les hommes. Elles doivent avoir leur place dans l’élite mondiale, pouvoir faire de brutales tractations géopolitiques, et comme un homme ne pas supporter qu’on entrave la bonne marche de leur pouvoir. Une femme puissante doit être traitée comme un homme puissant, et une femme pauvre avec le même mépris qu’un homme pauvre. Ainsi, von der Leyen fait partie de ces femmes qui comme les hommes participent chaque jour à créer un monde un peu plus merdique, plus capitaliste, plus pollué, plus raciste, plus brutal, plus inégalitaire, en le dépeignant comme un progrès pour l’égalité et le féminisme.

Ne nous laissons pas avoir par cette propagande. À ce féminisme libéral et nationaliste (dont la meilleure représentante en France est Marlène Schiappa), nous devons opposer un féminisme résolument communiste, qui considère que la lutte pour l’émancipation de toutes les femmes n’est pas compatible avec le principe de valorisation capitaliste qui mène le monde, pas plus qu’avec le monde politique qui en est le garant et l’exécutant. Si nous pouvons nous réjouir que les idées féministes aient infusé à ce point dans toute la société, ne soyons pas complices de gens puissants qui s’en emparent (comme avec l’écologie ou la lutte contre l’homophobie par exemple) pour les utiliser contre nous, en nous faisant croire n’importe quoi.

Ignace Fambeaux

[1Qui est l’institution qui rassemble les chefs d’Etat de l’Uniion européenne et dont le président est chargé de trouver des compromis

[3Institution qui est en quelque sorte le « gouvernement » de l’Union européenne

[6Ibid.

[7Ibid.

[8Ibid.

[10Ibid.

[12Ibid.

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