Dans ce texte, le militant gay italien Mario Mieli analyse le nouage entre violence et homosexualité en refusant de naturaliser la violence anti-homosexuelle sur les classes pauvres de la société italienne. En l’occurrence il s’agit des « ragazzi di vita » (traduit ici par "garçons de mauvaise vie" ou "mauvais garçons), expression chère à Pasolini, qui restitue cette notion de jeunes gens pauvres, relégués à la marge des espaces économiques, sociaux et urbains, et dotés d’une mauvaise réputation, que Pasolini perçoit et classe comme appartenant au sous-prolétariat, dans une perspective marxiste. Mario Mieli s’en prend à l’idéologie bourgeoise qui organise, sans se salir mains, les pulsions virilistes de son pays.
Nous publions ce texte à l’occasion de la sortie en librairie de La Gaie Critique de Mario Mieli aux Éditions la Tempête. Une après-midi sera consacrée à Mieli à la Parole Errante à Montreuil le dimanche 19 mai avec à partir de 16h une discussion en présence Laura Maver (traductrice) et de Yann Gomez (éditeur et postfacier). Puis à 18h, la première représentation française de La Traviata Norma que la troupe de théâtre pédé de Mario Mieli a écrite et jouée en Italie dans les années 1970. Cette adaptation française est jouée par le Collectif du bout des lèvres.
Illustration : Accattone, 1961, film de Pier Paolo Pasolini.
1. En plus de tous ceux qui se considèrent et sont considérés comme des homosexuels, et à qui la conscience répressive impose un stéréotype déterminé, il existe un autre groupe, nombreux, d’homosexuels, plus refoulés que les premiers par rapport à leur sexualité et surtout par rapport à leur homosexualité. Nous nous référons au groupe de ces « hommes hétérosexuels » qui, bien qu’ils affirment constamment leur hétérosexualité, ont habituellement et d’une manière stable des rapports homosexuels et qui, généralement, vivent à la marge du monde homosexuel au sens strict, dont ils deviennent les parasites et les bourreaux : les tapineurs, les mauvais garçons [1], ces jeunes que les journalistes appellent aujourd’hui les « sous-prolétaires », en empruntant la terminologie des ânes marxistes des gauches.
2. Ces homosexuels qui ne se considèrent pas comme tels, dans la mesure où ils ressentent généralement une forme d’attirance pour le sexe féminin, ou mieux, pour son objectivation, sont si refoulés face à leur propre homosexualité qu’ils tendent généralement à la vivre en la limitant au rôle « actif » (en réalité, le rôle passif par excellence) et la mystifient en mettant au centre de leur intérêt non pas le plaisir, mais l’argent qu’ils peuvent extorquer à leur partenaire efféminé.
3. Le refus que ces jeunes expriment face à l’homosexualité est profond, et il dérive non seulement d’une culture violente, ouvertement masculine et masculiniste de la rue, mais aussi de la nécessité de nier par la violence l’évidence de leurs constantes relations homosexuelles, condamnées et réprimées par la société.
4. La misère et la violence quotidienne subies et exercées dans la rue, la somme des frustrations qui remplissent leur journée, le besoin anxieux de nier leur homosexualité ne peuvent pas trouver de victime et de défouloir mieux adapté et plus facile que les homosexuels mêmes, les autres homosexuels, les pédales (puisqu’ils peuvent identifier ce qu’ils refusent d’eux-mêmes, c’est-à-dire l’homosexualité, le caractère efféminé).
5. C’est pour cela que les « mauvais garçons » ne sont pas seulement les parasites, mais aussi les bourreaux du monde homosexuel contre lequel ils exécutent les sentences que le système a déjà prononcées par le biais de la marginalisation et de la condamnation de l’homosexualité, confinés dans des ghettos clandestins ou au moins mis à l’écart, séparés du reste de la société.
6. De cette manière, le système punit l’homosexualité de mort, et n’est pas moins inflexible que ne le furent les nazis, mais il l’est d’une manière bien plus sournoise et plus efficace. Il est évident qu’aujourd’hui le système n’a plus besoin d’exterminer tous les homosexuels, il lui suffit d’en toucher quelques-uns, et en outre d’une façon extrêmement indirecte, sans se salir les mains, mais en réussissant de cette manière à imposer à tous les autres le règne de la terreur.
7. Cela va plus loin. Les États les plus évolués renoncent résolument à la répression sanglante de l’homosexualité, ils mettent en place pour elle un ghetto « confortable », mais cher. Si les homosexuels ne veulent pas risquer d’être tués, il leur suffit de payer. En ce sens, la démocratie est progressive par rapport au nazisme : elle permet de plus grands profits par le biais de la marchandisation de l’homosexualité.
8. Le capital fait d’une pierre deux coups. D’une part, il permet un défoulement de la violence anti-homosexuelle de la société par le biais de meurtres et de violences exercées par les « criminels » [2], qui sont en réalité les homosexuels les plus refoulés, et il donne à de nombreux jeunes marginaux la possibilité d’opprimer des individus encore plus insignifiants qu’eux, à savoir les homosexuels manifestes [3], trouvant ainsi une autre façon de détourner de lui-même la violence et la rage de la rue et de la misère qu’il a engendrées.
9. D’autre part, il parvient ainsi à terroriser le monde homosexuel au sens strict : puisque l’homosexuel est éduqué par le système à ne pas savoir se défendre, et qu’il trouve dans les jeunes prolétaires criminalisés des adversaires objectivement formidables, habitués à subir et à exercer quotidiennement la violence, il tend à chercher une protection ailleurs qu’en lui-même ; et où la chercher, si ce n’est dans le système ? C’est ce qu’a fait, par exemple, une section du Gay Liberation Front américain quand il a demandé qu’un plus grand nombre de policiers surveille les lieux de tapin où les homosexuels étaient le plus fréquemment assassinés.
10. Le stéréotype de l’homosexuel craintivement réactionnaire qui aspire à trouver sa sécurité dans le système, dans le succès personnel, etc., et auquel s’identifie effectivement un grand nombre d’homosexuels, trouve ses racines dans la somme d’humiliations et de violences subies ou tout simplement dans la tension constante provoquée par le risque de les subir ; l’homosexuel ne peut pas ne pas se rendre compte du point auquel dans la rue, dans les espaces de prostitution, dans les parcs, dans les chiottes, dans les cinémas, etc., il risque d’être tué ou volé, ou frappé, ou moqué, ou humilié, alors que dans un environnement intellectuel ou artistique, ou simplement marqué par une éducation bourgeoise, ce risque disparaît. C’est une chose d’être opprimé par son psychanalyste, c’en est une autre d’être opprimé par un coup de couteau.
11. Les homosexuels ont peur de la révolution parce qu’ils y voient la revanche de leurs bourreaux et donc leur fin. On ne peut pas donner tort à ceux qui préfèrent que les choses restent telles qu’elles sont plutôt que de permettre d’accéder au pouvoir ces mêmes prolétaires qui, chaque jour, raillent, agressent et repoussent en toute hypocrisie les homosexuels. D’autant plus que ces prolétaires peuvent se revendiquer du fascisme, du communisme ou de l’extraparlementarisme sans que, globalement, leur attitude ne change.
12. Le système peut même s’adresser aux opprimés ; si vous vous tenez bien, que vous acceptez de vivre votre sexualité dans l’intimité de ces petits ghettos que nous pouvons contrôler et réglementer, nous vous protégerons nous-mêmes. Ceux qui vont dans les parcs ou dans les pinèdes cherchent les problèmes : restez chez vous !
13. Les gauches et en premier lieu le PCI, mais aussi toutes les organisations qui se proclament révolutionnaires, n’ont même pas essayé de faire ça : elles ont toujours réprimé l’homosexualité sans médiation, elles l’ont niée en exaltant la figure masculine et virile monstrueuse de l’ouvrier productif et manifestement reproducteur. Elles ont raillé les homosexuels en les assimilant au produit de la corruption du monde bourgeois tandis qu’elles étaient les premières à contribuer à en faire des réactionnaires, en soutenant une image de la révolution bigote et répressive (fondée sur le sacrifice et sur l’infernale famille prolétaire), et caricaturalement virile (fondée sur le travail productif et reproductif et sur la violence cruelle et militarisée), ou en se réclamant de pays qui se proclament socialistes et liquident les homosexuels dans des camps de concentration ou de rééducation comme Cuba et la Chine. Il ne restait plus à l’homosexuel qu’à invoquer l’ordre constitué pour s’en sortir.
14. Mais les temps changent. Le mouvement des femmes a donné une bonne secousse à toute la société et a mis en crise jusqu’à ces groupes qui s’autoproclament révolutionnaires et qui, jusqu’à maintenant, ont été des places fortes de la bigoterie. Ce même mouvement d’homosexuels conscients, révolutionnaires ou du moins ouverts à une vision d’eux-mêmes et du monde différente du stéréotype ne peut plus être ignoré. Pour les groupes politiques, il est désormais nécessaire de récupérer aussi les homosexuels.
15. Avec comme toujours un certain retard par rapport aux « bourgeois éclairés », les groupes de gauche jouent le jeu du système. Ils étaient leurs bourreaux déclarés, et voilà qu’ils se transforment ouvertement en interlocuteurs des homosexuels, s’autoproclamant révolutionnaires : même si ce n’est qu’une idéologie, ils sont à présent mille fois plus répugnants que ceux qui font le tapin et que les fascistes. Dans leur esprit a surgi le fantasme de devenir les protecteurs débonnaires et tolérants des homosexuels : ils gratifient ainsi leur propre image virile, désormais trop en déclin à un moment où même les chapelles extraparlementaires doivent disposer d’orateurs féministes pour « leurs » femmes, et ils exorcisent dans le même temps le problème du refoulement de leur homosexualité. Comme toujours, ils aspirent à devenir policiers. Mais ils ne savent pas que les policiers vont déjà plus loin qu’eux et, quand ils en ont l’occasion, font même l’amour avec « les homosexuels ». À quand des permissions homo pour les militants extraparlementaires ?
16. En gardiens zélés du système, nos militants s’évertuent à monter un ghetto pour les gays, et, comme ils n’en veulent pas pour polluer leurs organisations sérieuses et militaires avec quoi que ce soit de gai, ils préfèrent leur laisser libre accès au dépotoir de la contre-culture.
17. Pour le moment, la gauche est encore bien plus stupide et mal dégrossie que les représentants traditionnels et mafieux du système et elle n’est pas en mesure de créer des ghettos aussi attirants pour les homosexuels. Pour notre contre-culture, c’est encore trop compliqué d’accepter la présence des homosexuels, et les provocations, les violences contre les femmes et contre les homosexuels succèdent aux « fêtes des jeunesses prolétariennes ». Le militant est trop bigot pour s’apercevoir que le hippie n’est pas si différent de lui. Mais les temps changent et bientôt, les homosexuels aussi se verront fournir leur espace séparé, bien gardé par les flics extraparlementaires, dont la fonction sera de conforter chez les homosexuels la défiance vis-à-vis d’eux-mêmes, et de les convaincre ainsi de la nécessité de se mettre au pas sous la coupe de l’un ou l’autre protecteur, d’autant plus que s’il n’y avait pas les gauches, il y aurait le fascisme, le nouvel épouvantail qui remplace celui de la révolution pour qu’on reste tous dans les rangs démocratiques et antifascistes du système.
18. C’est pour cela que les homosexuels qui se réclament des gauches extraparlementaires ne font rien d’autre que mettre en place une nouvelle prison pour eux-mêmes et fournir une nouvelle énergie vitale à ces organisations et à l’idéologie masculine et anti-humaine qu’elles soutiennent.
19. On ne peut demander ni aux potentiels assassins de rue, ni aux enthousiastes de la gauche extraparlementaire d’abandonner leurs illusions. Abandonner la manifestation stéréotypée, oppressive et fermée à l’homosexualité de leurs désirs sexuels et abandonner en même temps toutes les organisations politiques existantes qui ne peuvent continuer à survivre qu’en canalisant les besoins révolutionnaires de leurs membres dans un nouveau sillon familier. Libérer en soi, et non pas d’une manière abstraite dans la société, son homosexualité, cela implique de libérer sa passion révolutionnaire des chaînes répressives de la politique.
20. À leur tour, les homosexuels conscients ne peuvent trouver qu’en eux-mêmes la force de se défendre et de survivre dans cette société homicide. Plus aucun acte de délégation n’est possible. Chaque alliance, chaque appel à la démocratie des groupes ne fait que construire un nouveau ghetto. Seule l’intransigeance de vivre jusqu’au bout sans renoncer à aucun aspect du monde communiste que nous portons en nous pourra bientôt mettre en crise les hommes des organisations politiques en les amenant à abandonner leur rôle et donc à abandonner les organisations. Seules la force et la détermination de l’opprimé qui oblige son oppresseur à se reconnaître en lui renversera la violence des homosexuels visibles (jusqu’à présent exercée contre eux-mêmes) et la violence des jeunes anti-homosexuels, mais factuellement homosexuels (jusqu’alors exercée contre les homosexuels manifestes), contre le système qui opprime les victimes et les assassins et qui est le véritable assassin, toujours impuni, s’érigeant en défenseur de ses propres victimes. Seuls les homosexuels peuvent trouver cette force en eux et l’exprimer.
Mario Mieli. Milan, 1976.
Traduit de l’italien par Laura Maver.
[1] . Mieli emprunte ici à l’expression utilisée par Pier Paolo Pasolini pour son roman Ragazzi di vita paru pour la première fois en 1955. L’expression désigne les jeunes gens qui habitaient alors les borgate de Rome, un espace urbain périphérique propre à la réalité du territoire et de l’histoire romaine récente, entre la banlieue et le bidonville. La borgata, en tant qu’espace marginalisé, était un lieu de « débrouille », et notamment de prostitution masculine relativement juvénile, mais aussi de proxénétisme, comme Pasolini le montre bien en 1960 dans son premier film, Accattone. L’expression « ragazzi di vita » restitue donc cette notion de jeunes gens pauvres, relégués à la marge des espaces économiques, sociaux et urbains, et dotés d’une mauvaise réputation, que Pasolini perçoit et classe comme appartenant au sous-prolétariat, dans une perspective marxiste. Le roman de Pasolini a été publié en français par René de Ceccatty sous le titre : Les Ragazzi, ce qui montre bien la difficulté de restitution de l’expression en français. [N.d.T.]
[2] . Terme utilisé d’une manière policière et bigote par Angelo Pezzana pour définir l’assassinat présumé et avoué de Pasolini.
[3] . Pour ne rien dire, dans cette brève intervention, de l’oppression des femmes, esclaves des esclaves.
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