Irene Silt est une travailleuse du sexe qui écrit sur le pouvoir, la haine du travail, la joie et la déviance. Dans une série de textes recueillis sous le titre L’heure de passe (The tricking hour), elle défend le droit d’être pute en dépit de la politique répressive menée par la ville de la Nouvelle-Orléans ; fermetures successives des clubs de striptease et descentes de polices sont le lot quotidien des habitant.e.s du "French quarter" où exercent de nombreuses travailleuses du sexe. Son écriture explore la prostitution dans toutes ses dimensions existentielles et politiques. Nous avons dans le dernier numéro publié le texte L’heure de passe, issus du receuil homonyme.
Vous pensez qu’en me prostituant, je vends mon corps ? Que je me transforme, que je compartimente mon identité pour devenir straight, devenir femme, pour devenir (au moins une fois par jour) quelque chose d’autre quand je suis en relation avec d’autres corps ? Vous croyez que je performe cela plus que vous ? Que je mens ? La propagande contre le trafic du sexe qui suinte des messages d’intérêt public, empêche tout témoignage de première main sur le travail du sexe et fait taire l’opposition au son du cri « sauvez les enfants ». Cela soulève plusieurs problèmes, celui de mon lieu de travail, qui n’est autre que mon corps dont je suis rarement séparée, et celui de mon corps qui n’est jamais complètement mien. Mon corps est mon usine. Travailleuse et marchandise à la fois.
Quand j’essaie d’écrire que je suis gay, je pense à toute ma vie si entièrement que je ne peux pas en former une phrase. Être gay est quelque chose qui me constitue profondément, autant que la forme littérale de mon corps. C’est une part intrinsèque et fondamentale de moi-même. Cependant mon homosexualité, comme le reste de ce que je suis, est faite de flux, constituée par moi-même mais aussi par des forces extérieures — que définissent les normes culturelles et les attentes, les projections et les assomptions des autres à mon sujet, la confrontation aux institutions punitives comme à celles du bien-être. Mon homosexualité importe donc peu, elle se fait et se défait, prise dans l’incessant mouvement que je vis au contact du monde.
Mes sentiments sont les mêmes quand je travaille. Je ressens les choses de la même manière : je ressens la bite que je baise ; j’éprouve du plaisir et de la douleur ; j’éprouve de l’empathie et de la rage. Je me sens gay. Parfois, je suis si intensément moi-même que je glisse dans un état de vulnérabilité et m’expose comme la lesbienne que je suis toujours. Peu importe qui je baise et pourquoi. Un homme me demandera : as-tu souvent envie de faire du sexe avec des femmes ? Quels sex-toys utilises-tu ? Est-ce que tu es toujours comme ça ? Je plains ces hommes qui se tiennent hors de l’inconnu queer, qui voient les femmes comme des êtres biologiques, des catégories statiques. Les femmes font l’amour avec tout leur corps. Quand je baise avec une femme, je ressens mon corps plus puissamment et j’aspire tant au sien que le monde entier s’écroule dans ma chatte. Je suis pleine. Enroulée en moi-même, consommée par un plaisir qui détricote le besoin que j’ai d’un moi solide, mon identité se brise car je suis réduite au continuum sensoriel de mon corps, défaite.
Le conservatisme de certaines femmes sur la question du travail du sexe est compréhensible. Ces femmes échangent souvent du sexe contre des choses moins tangibles que l’argent, comme le capital social et la proximité avec le pouvoir des hommes par exemple. C’est parce que ces actes sexuels sont performés sous l’apparence ou dans la réalité d’un désir mutuel, qu’ils sont moins ouverts à la négociation. Il m’arrive aussi d’avoir des rapports sexuels avec des amis mecs, par amour et par attirance à la fois. Mais faire l’amour avec des hommes est toujours un travail : hétéro ou gay, payé ou non. Plus j’échange ces performances d’hétérosexualité et de plaisir pour de l’argent, plus je relie directement ces expériences à leurs valeurs multiples. L’échange d’argent ouvre un espace de possibilités pour des expériences sexuelles que votre partenaire ne désirerait peut-être pas sinon, car les travailleuses du sexe ne font pas de discrimination.
L’essayiste Pat Califia situe les travailleuses du sexe dans le domaine du sexe déviant et qui ne s’excuse pas de l’être. Homosexualité et prostitution continuent tous deux à résister à l’ordre social : reproduction, amours monogames hétéro-romantiques, pureté et citoyenneté. Le sexe comme profession, me rend plus homo que je ne me sens quand je glisse mon poing dans les orifices de mes amant.e.s. Je veux que vous connaissiez ce sentiment, lorsque vous ne vous heurtez pas simplement à l’autre mais que vous vous intégrez à son noyau. Mes amantes font impression sur moi, tout comme je fais impression sur elles. L’identité s’effrite. L’identité tombe quand on accepte si brutalement que nos corps soient en relation l’un avec l’autre. Elle se reconstitue cependant aussitôt que je sors dans la rue, forcée d’incarner ce pour quoi l’on me reconnaît. Mon homosexualité n’est pas solidifiée par la façon dont je m’identifie, mon apparence, les personnes qui m’aiment. Elle ne peut pas être articulée, seulement ressentie de manière réelle et constante. Ça ne peut pas être baisé en moi ou hors de moi. Ce n’est pas une identité, mais une perturbation de l’identité elle-même. C’est le plaisir sans limite que les putes offrent, les salopes-sans-engagement qui se déplacent dans les réseaux criminels souterrains, exposant les fictions qui gouvernent la société.
J’ai toujours navigué dans des mondes différents, traversé de nombreuses vies. Cela semble être une banale expérience queer, ou criminelle, née d’un désir d’autonomie et de communauté. Ces mondes et ces vies se sentent sans cesse en concurrence semblent concurrents, sans début ni fin. La classe des épouses et des mères ne peut pas reconnaître celle des putes et laisse ainsi les travailleuses domestiques dans une situation d’égarement et d’exploitation économique tout en maintenant pour elles-mêmes un semblant d’apparence straight. La mère et la femme qui sont aussi des putes incarnent un réseau de secrets d’autant plus intense qu’elles subviennent aux besoins de leurs familles en supplantant une économie construite pour le profit des hommes. En dépit de ce qu’elles accomplissent industrieusement, elles sont dénigrées comme putes, criminelles payées pour les mêmes actions qu’elles réalisent à la maison. Le théoricien social Michel Foucault écrit, "La criminalisation de l’échange du sexe avec une prostituée est un autre moyen par lequel l’État détruit les formes alternatives de sexualité. Ce n’est pas moi faisant untel qui est une menace, puisque cela contribue à préserver l’institution du mariage." C’est plutôt l’échange d’argent et la forme de vie (ainsi que l’autonomie et la mobilité qui les accompagnent) qui ne peuvent pas être tolérés. La criminalisation du travail du sexe a en partie pour but de tenir les putes à distance des femmes mariées (deux femmes qui baisent le même homme selon des termes bien différents). La possibilité que ces deux classes se rencontrent révèle la contingence des femmes qui ne demandent pas de rétribution pour le sexe, le soin, le soutien émotionnel, pour tout le travail reproductif dont le capital dépend.
Il est difficile de savoir quelle est la perturbation, quelle est l’activité criminelle dans laquelle je suis la plus investie : être queer ou être pute. J’ai soif d’une conspiration qui régirait les deux, harmonieuse, désirante, sans limite— ou le sentiment est tout, l’ennui et le travail, rien.
Je me suis jurée de ne jamais volontairement sortir de mon corps au travail (en d’autres termes, d’arrêter intentionnellement de dissocier). Bien que, d’un autre côté, je sache que je ne peux pas non plus sortir de la prostitution pendant le reste de ma journée. Je me demande si je suis plus proche ou plus loin du rejet de l’usine universelle (l’omniprésence de notre travail, de ton travail). La manière dont avoir un travail nous transforme en objets de moindre existence, en commodités. Tout comme d’autres, je suis désorientée par la multiplicité des signifiants que je porte/ Qui m’entoure ? (souvent genrés par l’apparence que nécessite mon travail, je suis saluée par mes potes comme femme à cause de ma peau soyeuse et de la pile de mes produits capillaires haut-de-gamme. Mes amant.e.s hésitent à me toucher pour éviter de me rappeler quelques inconnu et supposé trauma. Je finis par être plus désorientée par l’impact du travail du sexe sur le reste de ma vie que par l’absurde performance de féminité et le fait de coucher avec des hommes cis pour le travail.
Le travail ordonne le reste de notre vie : nos matins, nos vacances, nos achats, ce que nous lisons, ce qui nous intéresse, le sexe et le plaisir, nos maisons, la nuit. Même hors de mes heures, mon cerveau carbure entre deux et quatre heures du matin, parce que ce sont les meilleures heures pour vendre des carrés VIP. L’usine est l’espace et le temps de notre subsistance journalière. Les mouvements répétitifs et la suppression des émotions au club de strip tease peuvent à tout moment devenir davantage miens que ceux qui requièrent que je me reproduise moi-même pour bouger d’une certaine façon tout la nuit. Brûlez l’usine ! Réappropiez vous les moyens de production ! Est-ce que ce lieu n’est pas aussi ma bouche qui mange, mes mains qui tirent la chasse d’eau, mes hanches qui se pressent contre mes amant.e.s ? Je veux que toutes les putes chuchotent des idées dans mon oreille : notre propre plateforme de publicité, nos propres clubs, nos propres maisons.
Si mon corps est mon lieu de travail, il offre des possibilités permanentes de sabotage. Souvent je reste immobile dans mon rejet de l’usine éternelle. Je ne peux pas décrire adéquatement le plaisir de l’oisiveté qui est est de l’autre côté du travail, lorsque j’enfile le dos boutonné de ma copine dans la loge d’un club de strip-tease, ou lorsque je suis allongée nue dans un lit d’hôtel, après avoir terminé mon travail mais dans les mêmes draps. Mon plus grand plaisir c’est d’être avec d’autres travailleuses du sexe et nos proches, de rêver et de nous préparer à révolutionner la vie quotidienne.
Irene Silt, 2020
Traduit par Yoann X
illustrations Happy Burbeck
La version originale de ce texte a été publiée dans Tripwire, un journal consacré aux expérimentations poétiques, artistiques et politiques radicales contemporaines
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