Notre chroniqueur Ignace Fambeaux découvre chaque mois le sens de l’univers dans les plus petits détails. Il décrypte aujourd’hui un phénomène simple en apparence mais à la complexité métaphysique redoutable : Kim Kardashian.
Outre les 150 ans du début de la Commune de Paris le 18 mars dernier, un autre anniversaire important n’a pas été à mon avis commémoré comme il se doit. Trois jours plus tard, on pouvait en effet fêter les 14 ans de la sex-tape qui a rendu Kim Kardashian célèbre. Le 21 mars 2007, la société de production de film pornographique Vivid sortait le film Kim Kardashian, Superstar, filmé en 2002 dans un hôtel de luxe avec un caméscope de poche. Il montre la future idole en train d’avoir des relations sexuelles avec Ray J, un chanteur de R&B de seconde zone. Pour Kim, alors seulement connue pour être l’une des filles de Robert Kardashian (qui a été l’avocat d’O.J. Simpson) et une amie de la starlette Paris Hilton, le succès fut total. En octobre de la même année, et à la suite du tapage provoqué par la vidéo, la chaîne E ! (qui avait déjà rendu Paris Hilton célèbre avec The Simple Life) proposait à la famille Kardashian de faire une émission de téléréalité qui la suivrait dans son quotidien. L’incroyable famille Kardashian allait propulser Kim K. au rang des célébrités de premier plan. Une star était née.
Pourtant depuis lors, Kim essuie une pluie constante de critiques. Elle serait matérialiste et superficielle. Elle donnerait une mauvaise image aux jeunes. Et puis elle n’a pas de talent particulier. Elle n’a pas été connue pour son travail. Elle est née riche et est devenue connue par un film porno et une émission de téléréalité. Elle est le cauchemar des méritocrates qui soutiennent que tous ceux qui travaillent dur sont récompensés, et que les plus hautes places sont occupées par les plus méritants. On dit que Muriel Pénicaud fait de la tétanie en entendant son nom. Même Barack Obama la critique ! [1]
Son existence est une insulte envers une société qui glorifie le travail acharné et le mérite. Ce que Kim K. nous fait comprendre, c’est que la conception courante que nous avons de la vedette pose problème. Elle est ce cas limite qui nous fait interroger ce concept qui semble anodin et simple à comprendre, mais qui est pourtant très complexe, plein de subtilités métaphysiques et d’arguties théologiques. En effet, notre image de la vedette comme connue pour son talent (la chanteuse chante, l’acteur joue la comédie, le footballeur joue au foot, etc.) rentre en contradiction frontale avec l’existence de Kim K. connue pour rien, et pourtant vedette de premier plan. Elle semble être une gigantesque anomalie, une grande supercherie, dans un système de divertissement médiatique devenu fou. Mais alors, à quoi sert Kim Kardashian ? Comment comprendre ce phénomène ?
Il nous faut remonter au début du Xxe siècle à la naissance du star-système moderne. Selon la sociologue Eva Illouz, c’est à cette époque qu’apparait le capitalisme scopique [2]. C’est le moment où l’économie s’empare du regard et de la représentation comme potentiellement générateurs de profit. Et les premières stars viendront du cinéma.
L’industrie du film tout juste naissante inventera de toute pièce le star-system à des fins économiques. Alors que jusque-là les films ne mentionnaient jamais le nom de ses interprètes, à partir des années 10 émergeront les vedettes du cinéma comme stratégie commerciale. [3] Il s’agit de tirer un avantage économique du fait que les spectateurs viennent voir un film non pas pour son histoire ou la qualité de sa réalisation, mais bien plus pour la star qui joue dedans. Dès le départ, il est clair que c’est la star qui est première par rapport au film, celui-ci n’étant que le véhicule de ce qu’elle représente, de sa personnalité. [4] Créer et entretenir des stars et vendre l’image d’une star plutôt que vendre des films est donc un modèle économique ancien, et c’est dans l’essence de l’industrie du cinéma de fonctionner ainsi.
Le cas de l’actrice et grande star hollywoodienne Bette Davis est à ce propos édifiant. Alors qu’elle fut d’abord présentée par le service presse de son studio comme « coquette » et qu’on lui faisait jouer des rôles d’honnêtes bourgeoises, sa carrière ne décollait pas. Alors délaissée, elle interpréta pour un autre studio le rôle d’une femme fatale. Ce fut un grand succès, et en peu de temps son image publique et sa biographie furent remodelées. Elle jouera donc par la suite des rôles adaptés à sa « nouvelle » personnalité de vamp. [5] De même, l’actrice Mary Pickford, appelée la « petite fiancée de l’Amérique », devint extrêmement populaire en jouant des rôles de jeunes filles innocentes, au point qu’elle fut cantonnée à jouer des rôles d’adolescentes jusqu’à l’âge de quarante ans. [6]
Ainsi il y a d’abord la vedette avec sa personnalité, son histoire et son image publique, façonnées par l’industrie du film, et seulement ensuite il y a l’actrice ou l’acteur qui joue la comédie. La vedette de cinéma passe donc son temps à jouer son propre rôle de star qui lui a été assigné en feignant de jouer un autre rôle. [7] La fiction est donc partout : dans le personnage joué dans le film, et dans le personnage public qui a tout d’un personnage de roman. De ce fait, la vedette représente de manière souvent stéréotypée un trait de personnalité : « rebelle », « drôle », « innocent », etc.
La star de cinéma est en quelque sorte la matrice du vedettariat moderne. Ce modèle s’est répandu à de nombreux domaines : la musique, l’art, la mode, la politique, l’université, etc. Ce mode de fonctionnement est par exemple tout à fait visible dans le sport : certains sportifs sont devenus de très grandes vedettes, au même titre que les stars de cinéma, mais cela n’est pas toujours lié à leurs grandes performances sportives, mais bien plus à leur personnalité qui les rend très populaires. Les publicitaires sont très friands de ces personnages publics, chargés d’incarner la force, la virilité ou au contraire avoir un côté sympathique.
Ce vedettariat venu du cinéma modèle à présent notre société. Elle est une stratégie commerciale tellement efficace qu’elle s’est étendue dans tous les domaines, et a formé de ce fait une sorte de monde parallèle, une mythologie aux effets bien réels. Elle est un branchement entre l’impératif capitaliste de créer de la valeur, de faire de l’argent avec de l’argent, et les représentations fétiches que la société se donne d’elle-même. Le star-system est l’Olympe moderne. Les vedettes sont les saints du capitalisme.
« Les vedettes existent pour figurer des types variés de styles de vie et de styles de compréhension de la société, libres de s’exercer globalement », disait Guy Debord [8]. La star est donc l’incarnation d’un mode de vie, d’une personnalité, qui représente une certaine manière de consommer parmi d’autres. « La vedette de la consommation, tout en étant extérieurement la représentation de différents types de personnalité, montre chacun de ces types ayant également accès à la totalité de la consommation, et y trouvant pareillement son bonheur. » [9] Elle est intrinsèquement liée au monde de la consommation, et se charge d’incarner tous les types de personnalités idéales comme autant de marchés différents à cibler.
Kim Kardashian n’est donc pas un nouveau type de star, qui serait connue pour rien. Elle est la forme la plus pure de vedette. Dans ce monde réellement renversé, où ce qui compte est ce que la vedette représente et non ce qu’elle fait, Kim K. ne s’embarrasse pas de talent ou de travail qui viendrait légitimer socialement son statut de star. Elle est une vedette en soi, elle n’est connue que pour sa personnalité, pour ce qu’elle représente, et n’a pas besoin de le justifier par une quelconque activité qui servirait de vernis.
Elle jette une lumière crue sur ce qu’est une vedette. Ce vernis de légitimation sociale n’est là que pour cacher notre embarras, ce que nous refusons de voir : nous vivons dans un monde magique, et nos actions sont guidées par des fétiches que nous plaçons dans le ciel, que nous idolâtrons et dans lesquels nous projetons des qualités surhumaines. Vouloir que les vedettes aient l’air utiles est une manière de les ramener à quelque chose de matériel, de se faire croire que cette dimension surnaturelle n’est pas présente.
Ainsi, nos vies sont guidées par des abstractions et des fétiches. Nous nous soumettons à l’impératif abstrait de la valorisation capitaliste, comme nous idolâtrons des figures mythiques qui sont un moyen de nous représenter nous-mêmes et de nous représenter la société. Kim Kardashian avec son corps qui exagère la féminité, et son maquillage en contouring qui lui remodèle le visage, est un totem, une sculpture aux formes très stylisées sensée incarner un idéal. De même, Kim Kardashian qu’on le veuille ou non, et qu’importe les critiques qu’on pourra lui faire, existera toujours tant qu’elle rapportera de l’argent et qu’elle sera compatible avec l’impératif de valorisation capitaliste qui est le seul qui compte.
Ainsi Kim K. est inutile, au sens que lui donnent les méritocrates. Pourtant, notre société n’est pas régie par l’utilité, mais la valorisation. Elle n’est pas utile donc, pourtant elle est centrale. Elle est l’antique fétichisme adapté au capitalisme. Kim Kardashian avec son film porno, sa téléréalité, son compte Instagram, ses tenues, son maquillage, son fric, ses frasques et sa famille, est la véritable déesse de notre temps.
Ignace Fambeaux,
le 26/03/2021
(Toutes les photos proviennent du compte Instagram de Kim Kardashian)
[1] https://www.lefigaro.fr/culture/2013/08/13/03004-20130813ARTFIG00324-barack-obama-contre-la-famille-kardashian.php
[2] https://www.franceculture.fr/emissions/linvite-des-matins/lamour-une-histoire-sans-fin-eva-illouz-est-linvitee-des-matins
[3] Jean-Pierre Esquenazi, « Du star system au people », Communication [En ligne], Vol.
27/1 | 2009, mis en ligne le 05 juin 2013, consulté le 22 mars 2021. URL :
http://journals.openedition.org/communication/1247 ; DOI : https://doi.org/10.4000
/communication.1247
[4] Ibid
[5] Ibid
[6] Ibid
[7] Ibid
[8] La société du spectacle, §60
[9] La société du spectacle, §61
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