TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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ABOLIR LE TRAVAIL : UNE PERSPECTIVE ARCHITECTURALE

L’espace-temps linéaire du travail est architectural, juridique et linguistique. Le droit français définit le travail par un lien de subordination et l’architecture comme construction, donc comme extraction. Travail et architecture suivent un même principe d’épuisement des corps vivants et inorganiques traités comme ressources humaines et matérielles. Les mots, en particulier ceux du discours juridique, servent d’instruments d’épuisement ; mais ils peuvent aussi être tournés de manière dissidente. Voici quelques indicateurs tactiques formulés à partir de lectures de Bourdieu, Tiqqun et Muñoz.

TRAVAIL : SUBORDINATION

« J’aime pas ce mot travail-du-sexe. On a l’impression que c’est une manière de mettre à distance, de ne pas regarder les choses en face. C’est un effet d’abstraction précieux. » Paul-Alexandre Islas parle de son activité à Lili Reynaud Dewar : la vente immédiate du corps. (1) Elle justifie le rejet de la langue officielle en tant qu’elle désincarne et des institutions qui produisent cette langue. Lili a réalisé cet entretien en se demandant « ce que c’est qu’incarner l’antagonisme dans un contexte social donné » ; Paul-Alexandre l’incarne par ses mots, par un mode de vie quasiment illégal et dédié au plaisir. (2) La jurisprudence française définit le travail par un « lien de subordination de l’employeur sur l’employé » : ce lien de subordination caractérise tous les autres couples hiérarchisants qui produisent l’espace-temps linéaire de l’ordre social. (3) Tiqqun décrit ces couples comme des « dispositifs matériels et linguistiques, quotidiens, familiers, microphysiques » qui traversent « la vie et le corps des sujets ». (4) La jurisprudence n’évoque pas l’expérience corporelle de la subordination dans la définition qu’elle donne. Pourtant, le mot travail n’a pas toujours mis le corps à distance : en ancien français, travail veut dire « tourment, souffrance ». (5) Pour incarner l’antagonisme dans un contexte social dominé par le travail, je veux contribuer à matérialiser et démonter les dispositifs qui le produisent à partir de ma perspective d’architecte, qui est elle-même pétrie de dispositifs.

SUBORDONNER : EXTRAIRE

A priori, « architecture » n’inspire pas d’abstraction. Dans mon expérience de l’enseignement et de grandes agences d’architecture, il a quasiment toujours été question de construire du neuf, mais jamais de ce qui permet cette construction : l’extraction, voire l’extractivisme – « l’exploitation massive de ressources de la nature ». (6) Comme fait social, c’est-à-dire comme fait suffisamment régulier et répandu pour être qualifié comme tel, l’architecture en tant que construire-lotir est l’une des activités qui épuise le plus les corps inorganiques, les milieux de vie traités comme des « ressources matérielles » ; et l’une de celles qui épuise le plus les corps vivants qui construisent, entretiennent et nettoient les constructions, traités comme des « ressources humaines ». (7) Ces derniers ne sont pas les corps des architectes, mais ceux d’ouvriers ; en général, les architectes ne font que dessiner la forme. Le travail, dans son sens juridique de subordination, peut donc servir à décoder et à incarner ce qu’architecture ne dit pas ; et l’architecture, comme extractivisme, peut servir à interpréter et matérialiser ce que travail ne dit pas. Donc : penser le travail comme subordination, l’architecture comme extraction et la subordination comme principe d’extraction de ressources matérielles et humaines. L’extraction participe à construire un espace-temps linéaire qui se conclut par la démolition des constructions et la mort prématurée des ouvriers. La démarche de Pierre Bourdieu m’inspire : je cherche à « penser la langue de la manière la plus concrète possible », la débanaliser, rendre tangible ses effets, en « offrant une vision brutalement matérialiste » qui fait « subir aux problèmes de langage une certaine violence ». (8)

L’expérience de la subordination-extraction se joue dans une relation réciproque entre des habitudes corporelles, architecturales, linguistiques, et leur codification sous forme de discours normés, de lois, de traités, de règlements. Les habitudes performent les codes qui les conditionnent. J’emprunte le terme de performativité à la linguistique comme à Judith Butler pour nommer cette relation réciproque, puisque le genre, catégorie linguistique et juridique, existe par ces habitudes. (9) Pour contribuer à l’abolition de la subordination et de sa matérialisation, une « analyse efficace en termes tactiques » peut donc s’appuyer sur les instruments d’action et de pouvoir que sont les codes linguistiques et juridiques. (10) Bourdieu écrit : « la langue est un code, au sens de chiffre permettant d’établir des équivalences entre des sons et des sens, mais aussi au sens de système de normes réglant les pratiques linguistiques », pratiques entendu au sens d’habitudes ; ces normes sont codifiées par les corps grammairien et professoral qui en inculquent la maîtrise. (11) La langue légitime et distinguée, conforme à cette codification, sert alors à formuler le discours juridique, cette « parole créatrice qui fait exister ce qu’elle énonce, [qui] est la limite vers laquelle prétendent tous les énoncés performatifs, ordres, souhaits ou insultes ». (12) Abolir le travail : pour rassembler les conditions de performativité de cet impératif, il faut le doubler de codes juridiques et de pratiques architecturales.

TOURNER LA LOI

Chacun des actes habituels d’un processus architectural de construction de l’ordre social fait fonctionner des dispositifs. Dans le laboratoire RIOT de Charlotte Malterre-Barthes, nous cherchons à rendre tangible ce processus pour l’infléchir. (13) Objectif : produire une carte des dispositifs pour tous les faire sauter en « tournant » la loi, comme dirait Michel Foucault. (14) Nous cherchons notamment en enseignant l’atelier Stop building ! A moratorium on new construction. (15) Projet : réaliser l’impératif – cesser de construire – par l’utilisation d’un moratoire, c’est-à-dire un instrument légal de suspension d’une activité, mais aussi par toute une série d’autres instruments légaux interdépendants.

En France, je pense que nous pouvons commencer par tourner la Loi sur l’architecture de 1977, toujours en vigueur, dont l’esprit rejoint celui des lois sur l’architecture d’autres pays. (16) Dès la première ligne, la lecture de ce texte m’a fait l’effet d’un parcours jalonné de dispositifs, qui donnent à lire un code social, linguistique et axiologique implicite qui sous-tend le code juridique. « L’architecture est avant tout une expression de la culture » ; la loi ne définit pas ce qu’elle entend par culture, mais les articles qui suivent vont permettre de mettre en résonance d’autres catégories au fondement de l’espace-temps linéaire qui épuise les corps. La Loi dit : le « projet architectural définit par des plans et documents écrits » et des « documents d’exécution » les caractéristiques de « bâtiments » à « construire » sur des terrains à « lotir », ce qui a pour conséquence que l’architecte, auteur du projet, peut ne pas « assurer la direction des travaux », c’est-à-dire le chantier.

Par « culture », la Loi entend donc une activité essentiellement intellectuelle (plans et documents écrits) qu’elle distingue d’une activité manuelle (exécution, travaux), une activité de penseur qu’elle distingue de celle d’ouvrier. La loi distingue la « culture » de la nature qu’elle subordonne : elle ne la nomme pas, mais elle rend possible les activités nécessaires à « l’architecture ». On extrait des matériaux de la terre pour construire, qu’on sectionne en parcelles, qu’on enclôt pour matérialiser une forme de propriété, et qu’on traduit juridiquement en contrat de propriété. Sectionner, enclore, traduire, c’est un protocole de subordination de l’envers de la culture, ce que Bernard Aspe appelle un « triplet opératoire ». (17) L’architecture comme culture, comme « construction » de « bâtiments », comme « projet architectural [qui] doit comporter la signa­ture de tous les architectes qui ont contribué à son élaboration », se distingue donc du fait de ne pas construire, des constructions sans signature, « temporaires ». (18) Elle rejette par là l’immense majorité des pratiques spatiales, y compris celles qui se trouvent à l’intérieur des bâtiments. La Loi dit : « Le recours à l’architecte n’est pas non plus obligatoire pour les travaux qui concernent exclusivement l’aménagement et l’équipement des espaces intérieurs des constructions et des vitrines ». Cet article m’a tout de suite évoqué les dispositifs de production spatialisée du genre qui suivent la logique extérieur - intérieur, public - privé, travail - ménage. (19) Il contribue à codifier l’architecture comme une discipline qui reste largement dominée par les hommes, alors l’architecture dite d’intérieur est reléguée au féminin, codifiée par la Loi comme sous-discipline puisqu’elle ne nécessite aucun diplôme pour être pratiquée. (20) Bref : faire fonctionner et perpétuer l’architecture dans son sens juridique et dans ce que ce sens implique comme pratiques concrètes, c’est épuiser ce qui n’est pas la culture : les corps ouvriers et la nature ; et exclure une immense majorité de pratiques de la légitimité construite, pérenne, extérieure, signée, masculine. Alors, faut-il abolir « l’architecture » pour contribuer à abolir le travail ?

CODIFIER POUR SE DISTINGUER

Contrairement à une parole divine qui serait sa propre origine et ferait exister immédiatement ce qu’elle énonce, la loi est l’un des actes et moments d’un processus de performativité. Elle est un outil de ce que Bourdieu appelle la « lutte pour la distinction » sociale. (21) Cette lutte passe par la production de liens de subordination : pour un groupe social, il s’agit de définir des normes, de les imposer sur d’autres groupes, et de maintenir leur perpétuation jusqu’au point où elles auront été si performées qu’elles en seront devenues de fausses évidences, acceptées à leur insu par les groupes dominés qui les performent. En ce sens, je crois que la loi de 1977 est l’un des moments de la lutte pour la distinction de personnes qui ont codifié une définition excluante du métier d’architecte. Je soutiens Julien Lafontaine Carboni lorsqu’iel écrit que le dessin architectural et la discipline sont « nés du mépris de classe », dans sa thèse sur les savoirs oraux et incarnés dans des pratiques spatiales que la Loi et les pratiques dominantes (écriture, dessin) excluent du champ légitime de l’architecture. (22) Julien décrit en particulier la manière dont deux architectes, l’un de la « Renaissance italienne » et l’autre de la française, ont rédigé des traités pour codifier la profession architecturale à laquelle ils aspiraient. Ces traités portent des noms génériques – L’art d’édifier pour le premier, de Leon Battista Alberti ; Premier tome de l’architecture pour le second, de Philibert Delorme – qui dissimulent le fait que ces traités sont les instruments de volontés particulières, socialement situées, et qu’ils ne sont sûrement pas une simple description de ce que l’architecture serait déjà en pratique. On peut dire exactement la même chose de la loi, c’est-à-dire la traduction en termes juridiques de la volonté d’un groupe social donné (combien d’ouvriers au parlement ?) et son application garantie par la police. Alberti et Delorme ont codifié l’architecture comme dispositif : une division du travail entre l’acte de dessiner et de penser par l’achitecte, et l’acte de construire par « le travailleur manuel qui n’est rien de plus qu’un instrument pour l’architecte ». (23) L’invention de l’architecte sert à rompre avec les pratiques alors courantes en Europe, celles de maîtres maçons chargés de réaliser les édifices, membres des mêmes guildes que les autres artisans avec qui ils construisaient. Ensemble, ils dessinaient sur le site dans un aller-retour constant avec la matière, qui n’était pas subordonnée au dispositif hylémorphique, c’est-à-dire l’esprit subordonnant le corps, la forme subordonnant la matière, le temps présent du dessin subordonnant le temps futur du chantier, la volonté présente de l’architecte subordonnant celle à venir de l’ouvrier. (24) Bref : ces traités d’architecture, comme instruments de distinction, contribuent à produire un espace-temps complètement linéaire.

CODE DE LA ROUTE : L’ESPACE-TEMPS NÉOLIBÉRAL

Quelles sont les conditions sociales de production de la Loi sur l’architecture ? 1977, c’est le gouvernement de Raymond Barre sous Valéry Giscard d’Estaing, dont on peut comprendre l’espace-temps par ses lois. Au même moment que la Loi sur l’architecture, ce gouvernement promulgue la Loi portant réforme de l’aide au logement qui transforme les aides publiques au logement social en des aides personnalisées pour l’accès à la propriété privée. (25) Cette loi complète un arsenal juridique monté sous le mandat de VGE, qui a déjà aboli la construction des grands ensembles et promu la maison unifamiliale pavillonnaire, c’est-à-dire l’architecture la plus extractiviste qui soit : elle individualise, intériorise et invisibilise le travail domestique ; et elle dévaste les milieux de vie en multipliant son architecture gaspilleuse à l’infini. (26) D’abord, la transformation du rôle de l’État dans le financement du logement contribue à produire les foyers comme familles nucléaires possédantes. C’est une une manière nouvelle de performer la propriété privée et l’héritage patrilinéaire, qui n’avaient pas lieu d’être dans la politique du logement social qui existait jusqu’alors. Puis, ces aides font peser d’énormes contraintes sur les familles qui y ont recours puisqu’elles doivent rembourser leur prêt sur des décennies, ce qui subordonne le temps futur au remboursement présent de la dette. Enfin, comme la Loi sur l’architecture, celle sur l’aide au logement codifie comme des évidences des comportements qui sont en fait le produit de luttes. Elle ne nomme jamais leurs raisons d’être ni leur histoire. Article premier : « La politique d’aide au logement a pour objet de favoriser la satisfaction des besoins de logement et, en parti­culier, de faciliter l’accession à la propriété ». Pourquoi ?

Si la loi ne dit rien, sa lecture permet quand même de cerner une logique d’ensemble : individualiser les aides, codifier le logement atomisé de la famille nucléaire, promouvoir l’accession à la propriété privée, construire et assister un marché immobilier spécifique, rédiger la loi de manière prescriptive et excluante, et la formuler comme une évidence. En 1998, Bourdieu appelle ça une « politique néolibérale du logement ». (27) Qu’est-ce que « néolibéral » veut dire ? En 1978, Foucault ancre pour la première fois l’un de ses cours au Collège de France, Naissance de la biopolitique, dans l’actualité politique de cette année. Ce qui devait porter sur la biopolitique devient un décodage des manières de gouverner – des « gouvernementalités » – présentes au même moment en France et en Allemagne de l’Ouest : des manières néolibérales. Cet adjectif est choisi par les participants du colloque Walter Lippmann qui se tient en 1938 à Paris. Ils cherchent alors à donner un nouveau souffle au libéralisme face à la déferlante totalitaire. S’il y a en fait plusieurs néolibéralismes, je crois que l’esprit des lois de 1977 correspond justement aux idées de Walter Lippmann, figure centrale du colloque auxquels les organisateurs ont voulu rendre hommage. (28)

Dans la continuité de Naissance de la biopolitique, Barbara Stiegler publie Il faut s’adapter en 2019, une nouvelle généalogie de ce néolibéralisme, de ses logiques, de ses stratégies et de son impact contemporain. À partir de l’oeuvre de Lippmann, Stiegler explique l’interprétation du temps qui est au coeur de ce néolibéralisme, et la mise en oeuvre de cette interprétation par la loi. Ce temps est linéaire : il conduirait irrémédiablement vers de plus en plus d’industrialisation, de globalisation, de flux commerciaux et communicationnels. Pour Lippmann, l’espèce humaine ne serait pas adaptée à ce monde qu’elle a produit, et ce manque d’adaptation produirait toutes sortes de pathologies. Lippmann promeut alors un nouveau rôle pour l’État : fixer les meilleures conditions pour favoriser cet espace-temps pensé comme seul horizon possible, et réadapter l’espèce humaine à ce nouveau milieu de vie. Ces conditions sont notamment juridiques : Stiegler y consacre le chapitre « Réformer l’espèce humaine par le droit ». Parler d’industrialisation et de flux, c’est parler d’espaces-temps linéaires. C’est en analogie à l’autoroute que ce néolibéralisme va penser la loi comme outil de réadaptation de l’ordre social. Stiegler cite Louis Rougier, l’organisateur du colloque Lippmann : « Être libéral, ce n’est pas laisser les voitures circuler dans tous les sens, suivant leur bon plaisir, d’où résulteraient des encombrements et des accidents incessants ; ce n’est pas, comme le “planiste”, fixer à chaque voiture son heure de sortie et son itinéraire ; c’est imposer un Code de la route. » (29) À ce titre, Tiqqun interprète l’autoroute comme « dispositif parfait », où « le maximum de la circulation coïncide avec le maximum du contrôle », lieu de « l’écoulement indifférencié du quotidien » qui subordonne la « stase » au flux, un couple dont Stiegler donne une lecture critique. (30) Et des autoroutes, il en faut pour relier les villes finies à l’urbanisme pavillonnaire, linéaire socialement et spatialement, infini et indifférencié. (31)

ÊTRE QUEER : SORTIR DE L’ESPACE-TEMPS LINÉAIRE

J’ai entendu Elisabeth Lebovici dire : « Être queer, c’est sortir du temps linéaire hétéropatriarcal ». (32) Cette phrase m’a marqué : elle n’identifie le queer à rien, si ce n’est à une désertion d’un rapport au temps, c’est-à-dire la seule chose absolument rare que nous ayons, et que le travail épuise pourtant à travers nos corps et nos milieux de vie. Si les « cadences macabres de la civilisation industrielle » s’écrivent dans la langue de l’architecture et de la loi, et si des architectes ont balisé la traduction légale de leurs volontés particulières en écrivant des traités, alors nous devrions pouvoir ré-écrire ces codes pour les « désidentifier » des dispositifs. (33) J’emprunte ce terme de « désidentification » à José Esteban Muñoz, qui désigne par-là des pratiques de subversion des codes de la culture dominante pour sortir des couples de subordination. (34)

À ma connaissance, c’est Patrick Bouchain qui est allé le plus loin dans la ré-écriture des codes du champ légal-architectural français. (35) Je l’avais invité à discuter avec Charlotte Malterre-Barthes de nouveaux agencements entre loi, architecture et pouvoir, à la fois comme possibilité et droit de faire quelque chose, à l’occasion d’une série de séminaires du laboratoire ALICE. (36) Ces deux architectes partagent un effort de réappropriation du droit dans une position hostile à la codification actuelle du rôle de l’architecte, un terme auquel Bouchain ne s’est jamais identifié, et à la production « néolibérale » de l’espace dont elle est complémentaire, par opposition à une production que Bouchain qualifie de « démocratique ». Si ces termes sont souvent très mal définis, ils s’inscrivent ici complètement dans la lutte juridique et architecturale pour sortir de l’espace-temps linéaire du travail. Avec le collectif Construire, Bouchain a développé des instruments normatifs que je trouve exemplaires dans la ré-écriture du « code de la route », en particulier le Permis de faire.

On connaît le Permis de construire, qui permet seulement de construire un « projet d’architecture » déjà finalisé dans des « plans et documents écrits », et soumis à toutes les normes en vigueur avant même que le chantier n’ait commencé. Il complémente le dessin d’architecte comme simple illustration de ce qui doit être, comme relai graphique d’une parole prescriptive. Bouchain, par sa connaissance du droit et sa capacité avérée à influencer des ministres de « la Culture », est parvenu à faire inscrire dans la loi le Permis de faire, un instrument qui retourne le temps linéaire. (37) C’est-à-dire que le projet architectural peut commencer sans être décidé à l’avance, déroger à une série de normes, et être validé par la jurisprudence une fois terminé s’il parvient à atteindre des résultats similaires à ces normes. Le dessin d’architecte joue alors un autre rôle dans le projet : il sert d’interface de traduction d’intentions et d’habitudes entre les différentes personnes qui participent au projet, architectes comme ouvriers, et évolue avec le projet. C’est en ce sens que Bouchain appelle à écrire une « loi vivante qui évolue avec les modes de vie », une évolution d’habitudes dont l’on peut rendre compte par des pratiques graphiques et textuelles avec lesquelles modifier les codes qui empêchent un espace-temps « buissonnant », un adjectif cher à Stiegler. (38)

BREF : L’ARCHITECTE COMME « INTELLECTUEL SPÉCIFIQUE »

Pour abolir l’architecture du travail, de l’espace-temps extractiviste, linéaire et hétéropatriarcal, nous avons besoin de désidentifier « l’architecte » de tous les dispositifs qui codent son métier, et de ré-écrire les codes de manière à soulager l’épuisement des corps, à leur faire du bien. Je pense que cette ré-écriture implique plusieurs choses. Premièrement, remplacer la « construction de bâtiments » comme essence du métier par les traductions graphiques et textuelles entre habitudes et code ; et que ces traductions servent d’instruments de relations poreuses, horizontales et buissonnantes entre conception et construction, entre forme et matière. À ma connaissance, cette traduction est le seul dénominateur commun des pratiques dites architecturales puisque leur immense majorité ne construit pas de « bâtiments ». Deuxièmement, affirmer l’architecte comme ce que Foucault appellait un « intellectuel spécifique », qui analyse et lutte contre les dispositifs tout en reconnaissant qu’il en est lui-même « l’objet et l’instrument », et qu’il doit donc « se rendre capable de se déprendre de [lui]-même », ce qui implique de revendiquer l’anonymat en certaines circonstances. (39) Et je ne parle pas de revenir au temps des maîtres-maçons ni même à celui qui précède le « néolibéralisme » des lois de 1977. Sortir de l’espace-temps linéaire refermé sur lui-même, c’est rejoindre un futur désirable et étrange – une question qui a hanté Mark Fisher jusqu’au bout et à laquelle nous n’avons pas encore trouvé de réponse. (40)

Éléments biographiques : Nagy Makhlouf, originaire de Paris et né au milieu des années 1990, fait un doctorat en architecture à l’École polytechnique fédérale de Lausanne avec les laboratoires ALICE et RIOT.

1 J’ai écouté et regardé Paul-Alexandre dans un entretien que Lili n’a pas encore diffusé, enregistré en 2022. J’espère que Paul-Alexandre va renouer avec un mode de vie étrange, imprévisible et inspirant. Première personne queer que j’ai rencontrée, longtemps irréductible aux étiquettes. Je n’ai vu Lili qu’une seule fois et j’ai adoré sa manière d’être, je veux lire son My epidemic.

2 C’est dans un entretien avec Lili diffusé par France 3 Nouvelle-Aquitaine et mis en ligne sur YouTube que je l’ai entendue dire ça : https://www.youtube.com/watch?v=oNncBwSc_hc&ab_channel=France3Nouvelle-Aquitaine

3 Lu dans un bulletin de la Cour de Cassation, Chambre sociale, du 13 novembre 1996, 94-13.187.

4 Dans Contributions à la guerre en cours, Paris : La fabrique, 64. Ce livre a été décisif dans ma vie. Je me souviens du sentiment de franchir une ligne rouge dès la lecture de la première page, à vingt ans.

5 Trouvé dans le wiktionnaire.

6 Pareil.

7 Le « fait social » vient d’Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris : Payot, 1894. Pour un panorama de la dévastation environnementale, il existe des sources nombreuses, entre rapports de l’ONU et livres d’architectes comme Non-Extractive Architecture - Designing without Depletion, edité par Space Caviar, Berlin : Sternberg Press, 2021. Pour l’épuisement des ouvriers du bâtiment, Chantier interdit au public de Nicolas Jounin, Paris : La découverte, 2009 ; pour l’épuisement des personnes qui nettoient, Un féminisme décolonial de Françoise Vergès, Paris : La fabrique, 2019. Pour l’utilisation managériale du mot « ressource », Libres d’obéir de Johann Chapoutot, Paris : Gallimard, 2020.

8 Bourdieu – sociologue, voix libératrice – dit ça pour présenter Ce que parler veut dire, Paris : Fayard, 1982 ; à la télévision, ici https://www.youtube.com/watch?v=kxGZHT0f9UY&ab_channel=Sociolog%C3%ADaContempor%C3%A1nea et là https://www.youtube.com/watch?v=K_E3IwN2sLM&ab_channel=Sociolog%C3%ADaContempor%C3%A1nea

9 Dans Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity, Londres : Routledge, 1990.

10 Formule de Michel Foucault, l’un des amours de ma vie, pour introduire son cours Sécurité, territoire, population au Collège de France en 1977.

11 Bourdieu, Ce que parler veut dire, op. Cit.

12 Ibid.

13 Charlotte Malterre-Barthes, architecte, écrivaine, enseignante, membre du Parity Front qui articule des groupes activistes entre écoles d’architecture. Une rencontre décisive. Elle fonde RIOT à l’automne 2022 à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), avec Summer Islam, Kathlyn Kao, Tamara Palège et moi.

14 Nous utilisons le verbe « détourner » en écho à Foucault qui disait : « on peut, en fait, tourner la plupart de ces lois et de ces institutions », dans « Space, Knowledge and Power » (« Espace, savoir et pouvoir » ; entretien avec Paul Rabinow ; traduit par Fabienne Durand-Bogaert), Skyline, mars 1982, pp. 16-20. Faire sauter les dispositifs : je paraphrase Tiqqun dans Contributions à la guerre en cours, 163. Ce passage, comme plein d’autres du livre, me donne beaucoup d’énergie et de détermination.

15 Stop building ! prend la forme d’un cours hebdomadaire de projet d’architecture à l’EPFL.

16 Loi n° 77-2 du 3 janvier 1977 sur l’architecture.

17 Bernard Aspe, L’instant d’après, Paris : La fabrique, 2006. J’aime le geste d’écriture de cet auteur au lendemain des émeutes de 2005 pour déplier le-malaise-des-banlieues. « Le capitalisme s’identifie à partir d’une violence spécifique qui a la forme d’un triplet opératoire : sectionner/enclore/traduire. Par la force et/ou par la loi, sectionner les fils d’une quelconque matérialité communautaire… » Je vous laisse poursuivre.

18 Le code de l’urbanisme qualifie ainsi les structures qui peuvent déroger à ses normes, dans sa Sous-section 2 : Constructions nouvelles dispensées de toute formalité au titre du présent code (Articles R*421-2 à R*421-8-2).

19 Parmi d’autres, Paul B. Preciado a analysé cette logique dans “Trashgender : Urinate/Defecate, Masculine/Feminine”, dans The Funambulist, Queers, Feminists & Interiors, 13, 2017.

20 La part de femmes inscrites à l’Ordre des architectes reste très minoritaire (30,7% en 2019), tandis qu’elle est très majoritaire dans les pratiques d’architecture d’intérieur, au moins aux États-Unis selon Interior Design, “Women in Design : Confronting the Glass Ceiling”, 12 septembre 2013. Je n’ai pas encore trouvé de chiffres pour la France.

21 Pierre Bourdieu, La distinction, Paris : éditions de Minuit, 1979.

22 Julien Lafontaine Carboni, (from) the repertoire : an architectural theory of operations, thèse soutenue à l’EPFL et pas encore publiée, 2022, pp. 64-69. J’ai présenté Julien dans mon premier texte chez Trou noir, Architectures de la dissidence sexuelle ; son écriture et sa présence physique m’inspirent.

23 Leon Battista Alberti, préface à L’art d’édifier.

24 L’hylémorphisme est une théorie d’Aristote dont Julien a exploré les pratiques architecturales dans sa thèse.

25 Loi n° 77-1 du 3 janvier 1977 portant réforme de l’aide au logement.

26 Circulaire du 21 mars 1973 relative aux formes d’urbanisation dites « grands ensembles » et à la lutte contre la ségrégation sociale par l’habitat.

27 Pierre Bourdieu, Contre-feux, Paris : Liber, 1998.

28 Walter Lippmann, écrivain et journaliste très influent, dont Barbara Stiegler retrace le débat contemporain sur la politique de la vie et des vivants avec le philosophe John Dewey, au cours des années 1930 aux États-Unis, dans Il faut s’adapter, Paris : Gallimard, 2019.

29 Ibid.

30 Tiqqun, Contributions à la guerre en cours, 120. Stiegler donne cette lecture en particulier dans Nietzsche et la vie, Paris : Gallimard, 2022.

31 Pier Vittorio Aureli, l’un des théoriciens de l’architecture les plus intéressants que je connaisse, développe la distinction architecture - urbanisme dans The possibility of an absolute architecture, Cambridge : MIT Press, 2011.

32 Historienne de l’art, a écrit Ce que le sida m’a fait, Dijon : Les presses du réel, 2017. J’ai entendu cette phrase dans l’enregistrement d’une rencontre au Loud and Proud Festival à la Gaîté Lyrique de Paris, en juillet 2017, disponible ici : https://www.youtube.com/watch?v=iwYuAaZebSk&ab_channel=Ga%C3%AEt%C3%A9Lyrique

33 Citation de Tiqqun dans Tout a failli, vive le communisme ! Paris : La fabrique, 2009, 392 ; j’emprunte la formule de la globalisation écrite dans la langue de l’architecture à l’architecte-écrivaine Keller Easterling, énorme influence sur mon activité. Elle la prononce dans le film Architecture after Politics de Christopher Roth, 2016.

34 José Esteban Muñoz, Disidentifications, Minneapolis : University of Minnesota Press, 1999.

35 Patrick Bouchain a participé à des pratiques et théories architecturales qui concrétisent ce que John Dewey appelle par « démocratie », c’est-à-dire la construction d’une intelligence collective et horizontale pour transformer les milieux de vie de manière à accroître les forces des corps qui y participent.

36 Julien et moi faisons notamment partie de ce laboratoire de l’EPFL fondé par l’architecte Dieter Dietz. Le titre de la série de séminaires, Surrounded by a fog of virtual images, est un clin d’oeil à Gilles Deleuze dans le contexte abominable de la « télévie » (Tiqqun encore) que les gouvernements ont imposée. Quelques résumés sont disponibles ici : https://surroundedbyafogofvirtualimages.ch/

37 Article 88 de la Loi relative à la liberté de création, à l’architecture et au patrimoine.

38 Bouchain parle notamment de la loi vivante dans Un urbanisme de l’inattendu, Paris : Parenthèses, 2019.

39 Michel Foucault, « Asile. Sexualité. Prisons », Dits et écrits II, Paris : Gallimard, 1994, 777.

40 Je traverse une période obsessionnelle sur le philosophe Mark Fisher après une discussion récente avec Quentin Dubois et Pierre-Alexandre Mateos.

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architecture
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Finalement, la réalité rattrape l’idéalité du circuit fermé de la station. Les accidents sont partout, la boucle s’ouvre, les fluides et les déchets envahissent les espaces de travail. Le corps revient, sale et triomphant.

Défaire la cellule familiale Nagy Makhlouf

Hanter l’urbanisation d’une architecture érotique