TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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Voici... Zouc

Zouc, ne la découvrant que récemment, lorsqu’à la mort du chanteur Patrick Juvet en avril dernier, une vidéo d’elle lui déclarant sa flamme sur un plateau de la télévision suisse circule sur les réseaux sociaux. La comédienne y déploie son art de la mise en scène, sachant pertinemment qu’une déclaration d’amour doit aller jusqu’au bout sans se faire couper par cet animateur télé soucieux que le public comprenne bien ce qu’il se passe. Elle attrape un lecteur-cassette qu’elle a amené sur le plateau et nous fait écouter un live de la chanson « Les bleus au cœur » qu’elle a enregistrée. « Les gens ils vont comprendre, ils ne sont pas cons ». Pas besoin d’explication. C’est un coup de foudre qui devait s’approfondir en allant à la rencontre de ce qu’elle a fait des années 1970 jusqu’aux années 1990 : des films, des spectacles, un clip avec Mylène Farmer, un entretien avec Marguerite Duras et un autre avec Hervé Guibert. Voici… Zouc.

« Ce que d’aucuns ne pardonnent pas à Zouc, c’est son indiscrétion, son sans-gêne, son rire fraternellement sacrilège et démystificateur, c’est de sauter joyeusement les clôtures, de regarder ce qui ne vous regarde pas, d’ignorer les tabous, d’ouvrir tout grand les tabernacles, cabinet de médecins, salle de malades, jusqu’au cercueil du cher disparu, c’est de déranger et de perturber joyeusement la bonne conscience, qui n’est d’ailleurs souvent qu’une tranquille inconscience » (Roger Montandon)

« On entre gentiment dans l’intérieur des gens. »

Zouc est née en 1950 et a grandi en Suisse, dans le canton du Jura. A 16 ans, elle entre au conservatoire de Lausanne et présentera ses premiers numéros deux ans plus tard. Mais elle étouffe dans sa Suisse natale, quelque chose ne tourne pas rond et elle fait un séjour en hôpital psychiatrique. Un plus tard, elle débarque à Paris et frappe à la porte du peintre Roger Montandon qu’elle avait déjà rencontré dans son adolescence. La rencontre avec cet artiste va prendre de l’épaisseur lorsqu’elle posera pour lui. Elle commence sa carrière de comédienne dans le tout petit théâtre de La Vieille Grille à Paris. Puis joue « L’Alboum » au théâtre de L’Atelier en 1972, un spectacle rendu ensuite disponible sur vinyle. Elle interprète des personnages qu’elle a observés ou qu’elle a connus. En 1970, elle est formée par la comédienne Tania Balachova, grande enseignante d’art dramatique ayant notamment travaillé avec Antonin Artaud (et plusieurs artistes suivront ses cours comme Michael Lonsdale, Delphine Seyrig, Maurice Garrel ou Josiane Balasko). Néanmoins, Zouc insiste pour dire que ses plus grandes expériences ne viennent pas de la scène mais de ce qu’elle a pu saisir de la vie elle-même. « Je mets sur un plateau des scènes que j’ai vues, c’est tout ».
Comme une comédienne debout sur un nénuphar dans un lac de cinéma, quand elle se penche vers la surface de l’eau plusieurs personnes apparaissent : la mère, la folle, le curé, la fille, l’idole, l’écolière, la grosse, la bourgeoise, la solitaire, la paysanne, la patronne, la téméraire, la séductrice, la bonne, l’institutrice, le commerçant, la spectatrice, le médecin, la magicienne. Tous ces personnages sont puisés dans son existence, ce sont des rencontres, des observations minutieusement opérées notamment dans sa famille, son entourage et à l’école, mais aussi à l’hôpital psychiatrique où elle a été internée pendant 18 mois à la fin des années 1960. Il suffit qu’elle se déplace, qu’elle modifie légèrement son timbre de voix, pour qu’un nouveau personnage apparaisse, sans transition car ses personnages ne sont jamais annoncés, les changements (montage) se font de l’intérieur emportés par un flux vital imperturbable (sans fin). Cette polyphonie est sans interruption, dénuée de spectacle, elle procède par variations successives : Zouc se rend disponible à ces autres qui sont aussi ses avatars.

« J’aimerais que par moi on arrive à traverser, c’est-à-dire que je sois le joint, et que par ma présence en scène ça éveille en chacun ce qu’il a en lui. »

Une des plus belles interviews est celle qu’elle a accordée à Marguerite Duras en décembre 1984. Il s’agit plutôt d’un dialogue, finalement, entre ces deux femmes se découvrant une complicité créatrice. On y comprend que s’il existe une technique propre à Zouc pour interpréter ses personnages – entrer gentiment dans quelqu’un –, il s’agit moins d’une astuce de comédienne que d’une façon de vivre et de dialoguer avec les gens. Elle dit à Duras : « Le plan physique, c’est le plus important pour recevoir ce que je fais. J’ai décidé que je ne pourrais vivre la vie que si j’ai des contacts de personne à personne, mais au point d’oublier tout, tout le reste, et n’être qu’avec cette personne, la regarder jusqu’au fond de ce qu’elle a vécu. Il me faut tout le temps me gommer pour ne recevoir que ce qu’on me donne. » Pourtant, technique tout de même, cela rappelle ces manières de se retirer de soi-même pour laisser la place à « quelque chose » ou à « quelqu’un » comme le fait le poète Jack Spicer qui se compare à une antenne de radio lorsqu’il se met à écrire, ou comme la cinéaste Chantal Akerman qui devient une plaque photo-sensible lorsqu’elle tourne un documentaire.

L’écrivain Hervé Guibert a 22 ans lorsque Zouc le choisit pour qu’il réalise un entretien avec elle. En huit après-midi, Zouc et Guibert se sont retrouvés pour qu’elle parle et pour accoucher de ce qui sera publié sous le titre Zouc par Zouc en 1978. Les questions, les relances, les mots de Guibert ont été gommés pour laisser uniquement la place à la retranscription manuscrite de la parole de Zouc montée par thèmes : le jeu, le village, l’enterrement, l’asile, les gros nénés et les hauts talons, les paysans, la répulsion, le plaisir, les images, etc. Et à propos du genre, des hommes et des femmes, elle dira : « Faisant partie des nanas qu’on présente facilement aux copains, puisque je n’étais pas une relation de désir, j’ai l’habitude que l’homme me parle comme à un copain. C’était à la fois ma chance et mon malheur. Parce que je sais ce que les hommes recherchent, ce qui les fait souffrir et les bloque, j’ai un rapport privilégié avec eux, et comme je ne veux pas me laisser avoir dans le piège du sexe, j’ai le même intérêt pour les femmes que pour les hommes. Mon intérêt c’est que la personne en face de moi ait la possibilité de me parler en mettant de côté son éducation, en oubliant ses notions de bien et de mal. Il faut qu’elle sache que, même si elle va très loin, dans n’importe quel sens, elle ne me fera nullement peur. » (Zouc par Zouc, p. 25)
Expulsée des relations de désir, ce corps de gros bloc sombre, drôle, et sans-gêne, ne pouvait que prendre sa part d’observation pour transformer le manque en un singulier champ de force magnétique qui attire les fous, les détraqués, les déprimés, cherchant à raconter quelques vérités inentendables. Qui est encore capable de ça aujourd’hui sans se sentir obligé d’apposer une grille de lecture sociologique, de délivrer un « message », ou de faire passer l’auteur avant le personnage ? Il ne s’agit pas pour Zouc de se placer au-dessus de ses objets de mépris ou d’admiration, ni de générer un commentaire social à partir d’eux, mais de donner une occasion aux spectateurs d’expérimenter une lecture authentique du monde à partir de ce qui leur échappe, c’est-à-dire : le moins avouable.

« J’ai une grande tendresse pour ceux qui réagissent, même maladroitement, à la société. »

Elle possède un profond sens du tragique qui a certainement dû plaire à Mylène Farmer (eh oui, comme quoi après Marguerite Duras, Hervé Guibert, Patrick Juvet, il ne manquait plus qu’elle pour faire de Zouc une parfaite fille à pédés) et qui dira de Zouc sur un plateau télé où elle est présente : « C’est quelqu’un qui a le geste, la voix et surtout le silence et c’est pour moi un personnage de Bergman et Dieu sait que j’aime le cinéma de Bergman. » Zouc interprétera deux mois après ce passage télé un rôle important dans le clip vidéo « Sans contrefaçon » réalisé par Laurent Boutonnat où elle joue une magicienne donnant vie à un pantin de bois à l’effigie de Mylène Farmer.

Zouc et Mylène Farmer. Tournage du clip "Sans contrefaçon".

Zouc a également joué dans quelques films de cinéma tels que « Parlez-moi d’amour » (1975) de Michel Drach où elle joue une boulimique dépressive, le film délirant de William Klein « Le couple témoin » (1977) avec Anémone et André Dussollier, et surtout dans le magnifique « Monsieur Abel » (1983) de Jacques Doillon tourné pour la télévision. Elle y interprète Gervaise, la gouvernante de Monsieur Abel qui se rend compte de sa fascination de celui-ci pour les jambes de femmes et qui décide de lui procurer un cadavre aux jambes magnifiques… Un film délicieux de fétichisme et de surréalisme, avec ce personnage de Gervaise qui ressemble tellement à ceux qu’elle interprète dans ses spectacles. Une variation zoucienne supplémentaire donc, mais avec la mise en scène de Doillon comme nouveauté. Ce film est arrivé à un moment difficile de sa vie où ses spectacles ne lui avaient pas permis de se réconcilier avec le monde social : « Un jour j’ai dû arrêter, je ne pouvais plus continuer avec antidépresseurs, calmants, anxiolytiques, somnifères et en arrêtant les médicaments des choses arrivent qu’il faut encore soigner, il faut aller chercher autre chose. Et c’est Monsieur Abel qui est arrivé, avec Jacques Doillon. Je touchais le fond. Il m’a téléphoné un jour, je me souviens, je passais l’aspirateur, et j’ai tout de suite senti une sympathie, un vrai désir de sa part. Je me suis lancée, ça m’a fait recommuniquer de façon urgente. C’était plus qu’une expérience, un bout de vie avec quelqu’un. » (Entretien pour les Cahiers du cinéma, 1988).

Zouc a du arrêter sa carrière à cause de graves problèmes de santé qui lui ont fait perdre souffle suite à une maladie nosocomiale contractée lors d’une opération du cancer du sternum. Ce qui fait qu’elle a produit peu d’œuvres, disons quelques spectacles, quelques films, quelques apparitions télévisuelles, quelques entretiens. Mais rien ne doit nous empêcher de faire retour de temps en temps vers son travail de comédienne, d’aller puiser dans cette honnêteté qui la caractérise et qui forme la matière même de ses spectacles. Parce qu’elle va chercher le rire et le malaise dans un même mouvement pour faire appel à nos névroses contemporaines, Zouc suggère que l’acte de création n’est pas un geste qui s’effectue en dehors du monde réel mais à dada sur sa limite.

Mickaël Tempête.
Décembre 2021

Pour aller plus loin dans la découverte de Zouc :
• Le documentaire de Charles Brabant Zouc, le miroir des autres réalisé en 1976.
Ce reportage où Zouc nous fait découvrir la petite ville suisse de Saignelégier où elle a vécu son enfance.
"Dans ma chambre", montage vidéo de Yves-Marie Mahé où Zouc parle de son internement de 6 mois en hôpital psychiatrique.
• Le livre d’entretien avec Hervé Guibert Zouc par Zouc.
L’entretien radiophonique pour l’émission la « Salle de rédaction » en 1972.
• Le dialogue entre Zouc et Marguerite Duras pour Le Monde en 1984.

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