Les différentes organisations de travail du sexe luttent depuis plusieurs années pour faire abroger la loi de 2016 qui pénalise les clients venants chercher du sexe tarifé. Cette loi, vendue comme une forme de protection et de bienveillance envers les TDS, a provoqué au contraire une aggravation de leurs conditions de sécurité. Dans ce texte, Jules sans Jim dénonce l’hypocrisie de cette loi et le marché économique et morbide qu’elle soutient.
Photo : Jules sans Jim.
Jeudi 25, nous étions réuni·es pour apprendre la décision de la Cour Européenne des Droits de L’homme (CEDH) quant à nos conditions de vie de travailleuses et travailleurs du sexe (TDS). En effet, en 2019, 261 collègues ont fait une requête pour contester la loi Prostitution passée en France en 2016. Certain·es étaient optimistes, les tweets de victoire agrémentés de gif musicaux s’écrivaient (CeCe Peniston - Finally, pour tout vous dire), d’autres n’y croyaient pas une seconde. Finalement, quelques heures plus tard, on était au bar à boire des bières, dépité· es, déçu·es, en colère. Non, l’Europe n’allait pas abroger une loi qui nous malmène, une loi qui nous tue. Et tout cela, sous couvert de vouloir nous protéger. Contexte.
En 2016, la France adopte le modèle nordique, ou suédois : inversion de la charge criminelle, les TDS ne sont plus criminalisé·es, ce sont les clients qui risquent des amendes. Bref, les travailleur·euses sont supposément dans la légalité, doivent même payer des impôts, basés sur des revenus se faisant sur des clients qui, du point de vue légal, sont hors-la-loi. Oui, c’est hypocrite.
Pourquoi ? Le féminisme abolitionniste prétend que tout sexe tarifé est une violence patriarcale faite aux femmes. Les femmes qui le feraient par choix seraient tout à la fois victimes, et aussi complices car elles n’aideraient pas leurs sœurs moins privilégiées en arrêtant sur le champ leur activité. Les hommes travailleurs du sexe, eux, fétichiseraient cette pratique intrinsèquement misogyne, et ne le feraient pas pour l’argent. Bref, une sorte de délire freudien teinté de goût de l’aventure. Et ça, c’est quand les TDS masculins sont évoqués, la plupart du temps ils passent à la trappe. Heureusement que les abolos sont là pour tout nous expliquer. Vous me direz que je force le trait, et je confesse, j’ai choisi les meilleures pépites, mais ce sont en effet des discours qui sont tenus par des abolitionnistes.
Alors soit, les clients sont criminalisés, dans les faits, ça peut paraître bien pour les travailleuses. Avant 2016, leur activité les rendait susceptibles de se faire arrêter, après 2016 elles n’encourent plus ces risques légaux, c’est mieux, non ? Et bien non. Dans tous les pays où ce modèle a vu le jour, les TDS constatent une augmentation des difficultés à bosser, une augmentation de leur précarité, une augmentation des violences, des disparitions… Et oui, les prostitué·es, quitte à ne pas accéder au Saint-Graal d’une décriminalisation complète de leur pratique, préfèrent subir la charge criminelle plutôt que le client.
Quand les clients deviennent criminalisés, d’abord il y a ceux qui arrêtent. Ils ont peur, ne veulent pas être hors-la-loi, ou que ça rejaillisse dans leur vie. Ceux qui continuent à venir ne seront plus à l’aise dans les centres-villes, ou même en bordure proche, forçant les TDS à s’écarter dans des endroits moins sécurisants. Il y a ceux qui vont se tourner vers internet, laissant un grand vide économique derrière eux pour les marcheuses, celles qui bossent encore “à l’ancienne”, et qui interagissent directement avec leurs clients quand ils viennent chercher un peu de fantasme et de contact humain. Sur internet, ce n’est pas forcément beaucoup mieux. Il y a certes des clients supplémentaires qui se convertissent au web, mais leur criminalisation les rend plus craintifs quant au partage des informations personnelles que les TDS leur demandent. Ces informations ne sont pas pour faire la conversation, ce sont des outils pour notre sécurité : un numéro de téléphone visible, une photo de visage, un nom, une adresse précise… Plus il y a de flou, moins les TDS se sentent en sécurité, et dans les faits moins elles et ils le sont.
Cette baisse de nombre de clients et l’augmentation de leur frilosité entraînent une hausse de la précarité chez les TDS. Si tu es particulièrement précaire, que tu as vraiment besoin de ces 300 balles pour te nourrir cette semaine, toi et même tes enfants si tu en as, tu vas peut-être finir par accepter de voir ce client qui refuse de renseigner ce que tu lui demandes. Peut-être qu’il sera tout compte fait sympa bien que parano. Ou peut-être que le mec est un pervers qui instrumentalise cette loi pour te taper dessus discrètement. Et vous, vous feriez quoi ?
Je me fous un peu de vous. Tout comme la dichotomie rigide entre sainte et putain qui est une foutaise, les clients ne se divisent pas qu’entre gentils naïfs et monstres violents. Entre ces deux profils, existe, sous de nombreuses formes, le simple client consommateur, qui essaie de tirer son épingle du jeu dans l’échange économico-sexuel. Le jeu, c’est nous, c’est notre consentement. Jusqu’où peut-il gratter, en termes d’apparence, d’attitude, durée de rencontre, déprotection… tout en fournissant le moins d’argent, et le moins d’effort (comme détailler ses envies clairement, partager des infos personnelles, envoyer un selfie, commander un taxi prépayé, verser un acompte). Tel un agent économique standard, le client utilisera tout ce qui lui passe sous la main pour mener ses négociations, y compris le statut légal de sa démarche.
Tout ce qui force le travail du sexe à se cacher, à se rendre de plus en plus souterrain, impactera toujours négativement les TDS, qu’ielles fassent ça par choix ou comme seule option de subsistance. Et tout ce qui donne du pouvoir au client sera utilisé contre nous : une loi censée nous protéger — nous enfermant dans le rôle de victime — non seulement ne le fait pas, mais donne, de fait, davantage de pouvoirs à nos supposés agresseurs. Quelle vaste hypocrisie ! La vérité est que nous ne sommes pas d’irrémédiables victimes, ni nos clients d’insatiables bourreaux, mais ces lois à nos sujets accentuent l’aspect prédatoire du marché économique dans lequel nous évoluons ; au sein des échanges économico-sexuels, tout ce qui renforce le pouvoir des clients dégrade mécaniquement les conditions de travail des TDS, et en premier lieu celles des plus vulnérables d’entre-nous. Le législateur français quand il s’empare de ce sujet, ne peut pas ignorer ces paradoxes, qui sont discutés et observés depuis des décennies. Si encore aujourd’hui le pouvoir continue d’appliquer des logiques qui faussent le marché en notre défaveur, tout en nous mettant en danger, il nous est difficile de ne pas y voir une intention : celle du choix assumé de nous précariser davantage pour nous punir d’exister.
Jeudi 25 juillet, l’Europe nous a donc refusé le droit d’exercer dans un meilleur cadre. Un cadre moins dangereux, moins hypocrite aussi. Un cadre qui ne condamnerait pas moralement ce que des adultes décident de faire de leur corps. Cela s’est passé dans un contexte où des articles prétendent que les JO vont entraîner un boom de la prostitution alors que dans les faits, de nombreuses travailleuses ne peuvent plus travailler dans l’enfer policier qu’est devenu la capitale. Jeudi, ce n’était aussi que quelques semaines après la mort de Géraldine, qui nous accable encore tout·es. Géraldine était une TDS et une femme trans, qui a été retrouvée poignardée dans son appartement dans le 16ème. Son travail lui permettait non seulement de subsister, mais aussi d’apporter un soutien matériel à sa famille péruvienne. Pendant les différents hommages qui lui ont été rendus, notamment lors de la marche du mardi 16 juillet organisée en sa mémoire, des prises de parole politiques se sont positionnées avec justesse contre les dangers de la transphobie tout en évitant le sujet de son travail, des stigmates sociétaux et législatifs qui lui sont associés. En cela, il est difficile de ne pas se sentir une nouvelle fois trahi par l’invisibilisation du sujet de la violence subie par les TDS. Rappelons que son meurtrier l’avait rencontrée dans le cadre de son travail, et qu’il est difficile de dissocier tout caractère putophobe de l’assassinat de notre consœur.
Chaque mort, chaque violence, amplifiée par ces lois qui nous précarisent, est de trop. Ces conditions aggravées le sont par dessein : le but abolitionniste d’éradiquer le travail du sexe préfère rendre nos vies plus difficiles, plus risquées, plus honteuses pour nous convaincre de tout simplement arrêter, quitte à devoir accepter n’importe quel autre travail, aussi aliénant soit-il. Au fond, elles ne souhaitent pas notre protection, elles souhaitent que nous cessions d’exister. Ces politiques abolitionnistes réactionnaires ne sont majoritairement pas portées par la droite conservatrice, mais par une soi-disant gauche humaniste. C’est le camp historique de la défense des opprimé·es qui resserre l’étau sur nos corps, sur l’autel d’une bien-pensance anti-sexe d’un féminisme pudibond.
Je ne vous apprendrai pas que le concept de gauche est en ébullition en France depuis dix ans. Où finit donc le centre-droit et où commence la gauche ? On oppose maintenant une gauche trop prompte à se soumettre au libéralisme à une gauche de rupture, jugée plus radicale. Cette gauche de rupture communique régulièrement sur ses idéaux antiracistes, décoloniaux, queer, féministes… Mais comme trop souvent à gauche — et à travers le monde — elle ne s’empare pas du sujet de nos existences, de notre travail, de nos corps malmenés, qui sont pourtant au centre d’enjeux antiracistes, décoloniaux, queer, féministes… Est-ce un simple calcul politique ? Serions-nous trop discret·es, le stigmate forçant beaucoup de nos collègues à rester anonymes, pour représenter une force électorale alléchante ? Est-ce par manque de formation sur le sujet ? Une excuse souvent invoquée, au point où il est légitime de demander si cette ignorance est entretenue par choix. Il serait de bon ton de défendre les opprimé·es de tout bord, mais les prostituées seraient-elles trop clivantes pour mériter d’être défendues publiquement ? Non, nos luttes méritent d’être soutenues aux côtés de toutes les identités stigmatisées.
Suite à la décision prise par le CEDH, qui tout en reconnaissant le caractère dangereux de la loi de 2016, explique qu’en absence de consensus européen, il leur faudrait laisser la prérogative décisionnelle aux États. On a l’habitude : personne ne se mouille, et on continue de souffrir. Le modèle abolitionniste ne reculera pas dans ses tentatives de nous faire disparaître. À défaut de pouvoir réussir — un monde sans nous n’existe pas — il continuera d’asphyxier progressivement notre quotidien, parfois nos corps. Nous contestons donc cette décision européenne, et exigeons que la gauche de rupture, que nos militants ont soutenue en appelant à voter Nouveau Front Populaire, prennent parti pour nous. Que les influenceurs politiques de gauche, qu’ils soient queers ou non, profitent de la décision marquante du 25 juillet pour mettre en lumière cette loi morbide et nos parcours invisibilisés.
Nous existons dans une société qui ne nous parle pas directement, qui préfère parler pour nous, de nous, dans ses mythologies, comme dans ses fictions, films ou séries, où nous subissons inlassablement des destins tragiques, souvent autodestructeurs. Un voyeurisme morbide qui essentialise nos vies, la pute comme symbole transgressif et creux.
Puisque les putes vous choquent, puisqu’on est fait·e de scandale, si on crève, on crèvera la bouche pleine, pleine de mots qu’on vous jette à la gueule. Parlez de nous, ou allez vous faire mettre, tout seul. Nous, on tarifie.