Dans le texte du mois dernier (Re)penser les identités notre réflexion s’achevait sur l’usage stratégique des catégories identitaires. Puisque les identités ne sont jamais fondées (ni en nature, ni philosophiquement, ni scientifiquement) et se trouvent réduites, relativisées par l’émergence d’exceptions, on pourrait s’attendre à la disparition et au renouvellement des vieilles catégories identitaires. Or il n’en est rien. Le langage commun continue de faire usage des catégories anciennes malgré leurs approximations, leurs opacités ou leurs obsolescences. C’est l’aspect irréductiblement politique des identités.
Nous vous proposons donc de poursuivre notre analyse en repartant de cette idée d’usage stratégique des identités, c’est-à-dire de subvertir (Butler) ou de profaner (Agamben) les théories identitaires majeures.
Que se passe-t-il lorsque je dis « nous », lorsque je nomme une appartenance ? Je m’identifie. Tout processus d’identification exprime un attachement affectif. C’est d’abord en ce sens qu’il faut comprendre les catégories identitaires. Une somme de marqueurs qui viennent canaliser le désir, lui permettre de trouver une issue par des mots qui le nomment et par des gestes qui l’expriment. En ce sens, tout est à même de faire identité. Objets, animaux, lieux, couleurs de peau, sexualités, vêtements, véhicules, classes sociales… la liste est infinie. Les marqueurs qui canalisent le désir sont des éléments avec lesquels nous entrons dans un rapport d’identification. Se sentir faire partie d’un groupe, d’un parti, d’une entreprise, d’une famille, d’une église, d’une nation, c’est avant tout exprimer ou exposer de manière visible un attachement. Il est important de comprendre que cet attachement, cet investissement affectif, n’est pas une question de choix conscient ou d’orientation individuelle. C’est la structure même du désir que de se réaliser par de constants processus d’identification.
TROUBLE DANS LES IDENTITÉS
La théorie queer propose un usage partisan des identités, une politique à même de déstabiliser l’Ordre social. C’est en comprenant le rôle joué par les exceptions que les queers vont instiller le trouble. Lorsqu’une exception apparait au milieu d’une forme binaire (l’intersexué par exemple entre l’homme et la femme) alors celle-ci vient non seulement prouver que les identités antérieures ne sont pas fondées, mais de surcroit vient menacer le monde social qui s’est construit sur ce binarisme. C’est le point de départ d’une politique des identités.
Une réflexion particulièrement importante pour la construction d’une telle théorie nous est donnée par Judith Butler dans Trouble dans le genre :
« Définir une identité dans les termes culturellement disponibles revient à poser une définition qui exclut à l’avance la possibilité que de nouveaux concepts de l’identité émergent dans l’action politique. C’est pourquoi la tactique fondationnaliste ne peut se donner pour but normatif de transformer ni d’étendre la portée actuelle des concepts de l’identité. De plus, lorsqu’on cesse de prendre des identités ou des structures dialogiques, qui faisaient consensus et par quoi l’on faisait passer des identités déjà bien établies pour thème ou sujet politiques, des identités peuvent alors apparaître ou disparaître selon les pratiques concrètes qui les font ou défont. Certaines pratiques politiques instaurent des identités sur une base contingente pour pouvoir réaliser n’importe quel objectif. » [1]
L’idée de rendre visible des identités remettant en question les normes sociales, de les multiplier au grès des situations, de saturer même leurs présences est une stratégie. Plutôt que de chercher la nuance ou la plasticité des vieilles identités historiques qui se modulent à l’ordre social au moyen de l’intégration, de la reconnaissance ou des droits, la politique des identités cherche à se confronter aux normes sociales en exposant l’absence de fondement des catégories identitaires traditionnelles. Pourquoi les non-binaires sont-ils aussi agaçants pour les tenants de la différence des sexes ? Parce qu’ils prouvent par le fait qu’il n’y a nul besoin d’être un homme ou une femme pour exister, pour être un sujet, pour aimer.
Les limites de cette guerre des identités se rencontrent au moment où l’on se met à désirer la place des identités défaites, c’est-à-dire croire au fait que notre identité nouvelle est fondée (en nature, en justice, etc.). Or le but d’une telle politique est bien d’abolir le règne des identités, c’est-à-dire trouver une voie qui permettra de comprendre chaque être comme singulier avec tous ses marqueurs d’appartenance.
Un usage stratégique des identités implique donc d’en faire un moment de la guerre, de construire des points de conflictualités. Dans La pensée straight, Monique Wittig affirme
« qu’avant le conflit (la révolte, la lutte) il n’y a pas de catégories d’opposition, mais seulement des catégories de différence. Et ce n’est qu’au moment où la lutte éclate que la violence des oppositions et le caractère politique des différences deviennent manifestes. Car aussi longtemps que les oppositions (les différences) ont l’air d’être données, d’être déjà là, “naturelles”, précédant toute pensée — tant qu’il n’y a ni conflit ni lutte — il n’y a pas de dialectique, il n’y a pas de changement, pas de mouvement. La pensée dominante refuse de se retourner sur elle-même pour appréhender ce qui la remet en question. » [2]
Voilà pourquoi l’assertion de Monique Wittig « les lesbiennes ne sont pas des femmes » recèle une puissance politique forte : elle permet un conflit nouveau entre des catégories qui jusqu’alors cohabitaient, et de ce fait, invisibilisait les lesbiennes (il n’y a qu’à constater la manière donc les lesbiennes, pourtant très actives, étaient traitées au sein du MLF). Non pas que les lesbiennes nient leur lien avec la catégorie de femme, mais en s’affirmant lesbiennes plutôt que femme, elles réduisent et attaquent la catégorie femme, la fracturant définitivement par le fait d’y être liées et dans le même mouvement d’en sortir avec fracas.
Cette politique de subversion des binarismes par l’exception, d’appartenance et de sortie d’une catégorie dans un même mouvement s’apparente à un messianisme des identités.
« Le messianisme ne représente pas dans le monothéisme une simple catégorie de l’expérience religieuse parmi d’autres, il est son concept-limite, le point où celle-ci se dépasse et se remet en question elle-même en tant que loi (d’où les apories messianiques sur la loi, exprimées aussi bien dans l’Épitre de Paul aux Romains que dans la doctrine sabbathienne selon laquelle l’accomplissement de la Torah est sa transgression). » [3]
Pourquoi parler de messianisme des identités ? Parce que toute exception est une remise en cause du monde forgé sur la Loi des identités traditionnelles.
THÉORIE DE LA SINGULARITÉ QUELCONQUE
À la stratégie de multiplication des identités portée par la théorie queer vient répondre la théorie de la singularité quelconque de Giorgio Agamben et à sa suite de la revue TIQQUN. Là aussi, il s’agit bien d’une pensée stratégique des identités. L’être quelconque ou spécial dont il est question ici, assume la multiplicité de ses marqueurs identitaires, mais d’une manière qui ne l’identifie pas, qui ne l’assimile à aucune identité parce qu’il les traverse toutes sans s’y aliéner.
« L’être spécial ne signifie pas l’individu identifié par telle ou telle qualité qui lui appartiendrait de manière exclusive. L’être spécial est, au contraire, un être quelconque, c’est-à-dire un être tel qu’il est de manière générique et indifférenciée chacune de ses qualités, qu’il y adhère sans qu’aucune d’entre elles ne permette de l’identifier. » [4]
Nos deux théories ont en commun de résister à l’Ordre du monde. Les exceptions apparaissent au sein de situations figées dans un rapport de force avec les normes sociales. Les queers subvertissent les normes, désarticulent les liens entre normes et identités. Les singularités quelconques font résister leur être à toute capture de représentation. En ne pouvant exprimer que lui-même, chacun dans sa complexité et ses identités, l’être spécial se rend rétif à toute généralité, statistique ou sociologie. Les singularités quelconques inaugurent donc un espace nouveau qui conjure toute idée d’État, c’est-à-dire de gestion de populations au moyen de marqueurs identitaires.
« Car la nouveauté de la politique qui vient, c’est qu’elle ne sera plus une lutte pour la conquête ou le contrôle de l’État, mais une lutte entre l’État et le non-État (l’humanité), disjonction irrémédiable des singularités quelconques et de l’organisation étatique. » [5]
À la multiplication des identités qui vient déconstruire toute idée de nature humaine, les singularités quelconques proposent une idée de communauté ou de manière de se lier sans présupposé ni condition d’appartenance. Elles ne se lient pas en vertu des correspondances et des attachements identitaires, mais par le fait que chaque être possède une capacité d’attachements multiples. Une personne spéciale sera de celle qui redéfinira l’humanité dans l’impossibilité d’enfermer celle-ci dans des identités, fruit d’un ordre politique capitaliste (nation, peuple, genre, religion…).
« La transformation de l’espèce en un principe d’identité et de classification est le péché originel de notre culture et son dispositif le plus implacable. On ne peut personnaliser quelque chose (le référer à une identité) qu’à la condition d’en sacrifier la spécialité. Spécial est en effet l’être (le visage, le geste, l’événement) qui, sans ressembler à aucun autre, ressemble à tous les autres. » [6]
CONCLUSION
Si les théories politiques sont essentielles, c’est qu’elles viennent lier expérimentations et pratiques à une pensée générale des rapports de force. Dans notre cas, le rapport entre attachement, essentiel à toute politique, et aliénation essentielle à toute représentation. Notre question est donc celle de trouver une pratique politique (et donc collective) de liberté malgré ou avec les identités.
Résonnant fortement avec notre propos, la formule d’Hannah Arendt « je n’ai jamais aimé les peuples. Je n’aime que mes amis » ouvre la voie à une pratique stratégique des identités. L’amitié est un point de dislocation des identités. Si elles ne sont pas niées, si elles gardent la place d’exister, c’est toutefois sans polariser l’ami, mais simplement en soulignant une appartenance, une singularité. L’ami est celui qui ne voit pas la généralité de l’appartenance identitaire, mais l’originalité. Un basculement infime et le monde s’en trouve pleinement transformé.
DIVA
[1] Judith Butler, Trouble dans le genre : le féminisme et la subversion des identités, 2006, éditions La Découverte.
[2] Monique Wittig, La pensée straight, 2018, éditions Amsterdam.
[3] Giorgio Agamben, Le pouvoir souverain et la vie nue, 1997, éditions du Seuil, collection « l’ordre philosophique ».
[4] Giorgio Agamben, Profanations, éloge de la profanation, 2005, éditions Payot-Rivages, collection Bibliothèque Rivages.
[5] Giorgio Agamben, La communauté qui vient, théorie de la singularité quelconque, 1990, éditions du Seuil, collection « la librairie du XXe siècle ».
[6] Giorgio Agamben, Profanations, éloge de la profanation, 2005, éditions Payot-Rivages, collection Bibliothèque Rivages.
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