Quand l’économie devient le cri agonisant des eugénistes - Entretien avec JUDITH BUTLER
Dans son livre paru en 2015 « Bodies in Alliance and the Politics of the Street » ( il s’agit en fait du chapitre 2 de l’ouvrage : Notes toward a performative theory of assembly, Harvard University Press, 2015), la philosophe américaine Judith Butler affirme que les discussions à propos d’expressions telles que « nous », « le peuple », devraient intégrer la complexité culturelle et idéologique du tissu social qui compose une nation.
Dans cette publication, elle note ses observations sur la précarité de la population - Quand les corps pris dans des situations intersectionnelles entre genre, race et classe, éprouvent la sensation croissante d’être jetables. Butler soutient que la division de ce sentiment de précarité n’est pas équitablement répartie au sein de nos sociétés. Certains corps semblent clairement valoir plus que d’autres aux yeux du système néolibéral.
Se tournant vers les manifestations publiques, le livre défend que les corps assemblés dans la rue sont un cri démocratique dans lesquels "nous, le peuple" avons construit une forme pour porter nos revendications politiques à travers des pratiques non violentes, mais performatives.
En février dernier, en pleine crise pandémique, Butler a publié sa dernière production théorique, « La force de la non-violence », dans laquelle elle imagine une nouvelle méthode de coexistence sociale, qu’elle appelle « l’égalité radicale », où aucune vie ne peut valoir plus qu’une autre.
Butler est une philosophe post-structuraliste, l’une des principaux théoriciens des questions contemporaines du féminisme, de la théorie queer, de la philosophie politique et éthique. Elle enseigne la rhétorique et la littérature comparée de l’université de Berkeley en Californie. Depuis 2006, Butler est également professeur de philosophie à l’European Graduate School (EGS) en Suisse.
entretien réalisé par Juan Dominguez e Rafael Zen, illustration Luciana Siebert
Publié dans Le monde diplomatique brazil le 13 mai 2020
source : voir ici
Dans votre dernier livre, La Force de la non-violence (2020), place le concept d’interdépendance comme base de l’égalité sociale et politique. En d’autres termes, nous avons des obligations envers l’autre, indépendamment de la façon dont l’autre se présente. Le livre évoque des fantômes culturels, des traditions qui justifieraient l’existence d’une hiérarchie de pratiques violentes exercées contre les vies marginales. Vous avez déjà écrit sur les vies marginalisées dans "Bodies in Alliance and the Politics of the Street". Dans ce texte, les manifestations publiques ont assuré le rôle important de rassembler les corps dans la rue pour protester en faveur de leurs droits, en mettant le discours politique en action. Maintenant, quand tous ces corps sont forcés de rester à la maison, n’est-ce pas le moment idéal pour repenser les pratiques non violentes de communication sur les plates-formes numériques ?
Judith Butler : Nous pourrions analyser des pratiques telles que le doxxing (recherche et transmission de données privées sur un individu ou une organisation) et le trolling (perturber le discours rationnel pour déstabiliser le raisonnement logique, souvent par le biais de la cyberintimidation), affectant particulièrement les femmes et les autres minorités à ce moment-là (confinement). Cependant, je me demande s’il ne serait pas plus important d’examiner les politiques sociales dont l’application voue à la mort les populations marginalisées, en particulier les communautés autochtones et les populations carcérales, également celles qui, à la suite de politiques publiques racistes , n’ont jamais bénéficié de soins de santé adéquats. Après tout, le taux de mortalité aux États-Unis est aujourd’hui directement lié à la pauvreté et à la privation de leurs droits des populations noires. Lorsque nous parlons de ceux qui ont des « antécédents de complication médicale », nous faisons généralement référence à ceux qui n’ont jamais reçu l’aide et le diagnostic dont ils avaient besoin et qu’ils devaient certainement mériter. Et ce n’est là qu’un des effets morbides du capitalisme de marché. Nous devrions profiter de ce moment pour réfléchir pratiquement aux systèmes de santé et de soin universels et à leur relation avec un socialisme mondial qui éclairerait la façon dont nous sommes tous interdépendants.
En pensant aux manifestations publiques et aux vies précaires, ces temps nouveaux nous ont montré que pour certains corps, le télétravail et la quarantaine sont autorisés, tandis que d’autres corps sont astreints à travailler pour que chacun puisse prendre son café fraîchement moulu et manger des bagels. D’autres encore ont été immédiatement sommés de quitter leurs entreprises afin d’éviter le crash de l’économie - tout sauf l’économie. Revenons donc à une question qui semble importante et qui traverse l’ensemble de votre travail : lorsque nous atteignons de tels moments, quels sont les humains qui comptent en tant qu’humains ?
Judith Butler : Nous devons dire clairement que tous les humains ont une valeur égale. Et pourtant, la plupart de nos idées sur ce qu’est l’être humain impliquent des structures radicalement inégalitaires parce que certaines personnes deviennent plus « humaines » ou « précieuses » aux yeux du marché et de l’État.Nous ne savons toujours pas à quoi ressemblerait l’humain si nous imaginons que nous avons tous la même valeur.Ce serait une nouvelle image de l’humain, une nouvelle idée et un nouvel horizon. Lorsque nous entendons que la « santé » de l’économie est plus importante que la « santé » des travailleurs, des personnes âgées et des plus pauvres, nous sommes invités à dévaluer l’humain pour que l’économie règne au-dessus de lui. Maintenant, si « santé économique » signifie exposer le travailleur à la maladie et à la mort, alors nous nous tournons vers la productivité et le profit, pas vers « l’économie ». La brutalité du capitalisme apparaît clairement, sans aucune pudeur : l’employé doit aller travailler pour pouvoir vivre, mais son lieu de travail est l’endroit où sa vie est mise en danger. Marx l’a déjà dit au milieu du XIXe siècle et, chose effrayante, cette pensée s’applique encore à notre réalité.
En février, vous avez déclaré au journal le New Yorker que "la plupart des personnes éduquées dans les traditions de l’individualisme libéral se perçoivent comme des créatures radicalement séparées les unes des autres". Nous voici, trois mois plus tard, complètement aveugles à ce nouveau moment ou à ce Nouveau Monde que les gens semblent idéaliser. Nous ne pouvons pas nier qu’il y a un brouhaha optimiste sur l’égalité de classe, la chute du néolibéralisme ou même une nouvelle conscience pour les masses - c’est présent partout dans les médias. Ce choc suffira-t-il à surmonter les barrières de notre individualisme ? Est-ce un vrai sentiment ou un symptôme de notre engourdissement collectif ?
Judith Butler : Peut-être n’avons-nous pas encore décidé entre le choc causé par la prise de conscience qu’il existe une interdépendance mondiale en tant que fait inhérent à notre existence sur la planète, et une logique qui nous ramènerait à nos frontières et identités, à la logique du marché et l’individualisme. Ce qui est clair, c’est que ce doute fait partie de notre défi contemporain. Cela dépend de notre capacité à nous voir comme des créatures poreuses, en échange constant avec les environnements à travers lesquels nous transitons, cohabitant avec toutes les autres formes de vie. Et pourtant, les fantasmes d’autosuffisance sont toujours les vestiges de notre culture masculine, et les fantasmes d’autosuffisance nationale sont des formes faibles (mais attrayantes) d’idéologie. Il serait sans doute décisif de nous comprendre comme étant mis au défi (appelés à l’action) par un virus afin de devenir une communauté mondiale, pas une communauté qui n’est qu’un effet de la mondialisation. Nous avons maintenant la possibilité de créer de nouvelles formes de solidarité basées sur l’idée que notre vie est une chaîne de relations interdépendantes. L’individu et la nation devront être repensés à travers cette nouvelle perspective.
Cet échange nous semble également favorable pour discuter du concept plus large d’intersectionnalité. Que nous dit-il sur les différences entre classe, race et genre ?
Judith Butler : L’intersectionnalité (catégorie théorique qui concentre de multiples systèmes d’oppression sur un même sujet, particulièrement en articulant les notions de race, genre et classe) nous permet de voir ceux qui sont disproportionnellement affectés par le virus, ceux qui sont disproportionnellement non protégés et exposés. C’est parce que ceux dont la mort est la plus probable sont tendanciellement des pauvres, indigènes, gens de races marginalisées, ceux qui n’ont pas le privilège de bénéficier d’une assurance maladie. Des femmes qui ont déjà été empêchées d’exercer certaines fonctions, qui acceptent le travail domestique sans salaire, qui sont maltraitées chez elles - toutes ces communautés sont en grand danger.Ainsi, ce que l’intersection nous permet de voir, c’est qu’une menace de maladie et de mort augmente au sein des populations qui accumulent les catégories de discrimination, les corps qui ne peuvent pas choisir à quelle minorité ils appartiennent parce qu’ils sont à l’intersection de plusieurs minorités avec la même intensité.
Dans la situation actuelle, les gens se rencontrent depuis l’intérieur de leur domicile grâce à l’utilisation des technologies de communication. Dans ce scénario, comment s’articulent l’individuel et le collectif lorsqu’il s’agit de conflit politique et identitaire ?
Judith Butler : Les gens sont plus intéressés que jamais par ce qui est écrit et posté, nous sommes donc connectés en tant qu’écrivains et lecteurs en ce moment, et le travail artistique qui était auparavant réservé aux espaces culturels devient soudainement accessible à différents publics. C’est peut-être un moment de réflexion. Chaque mouvement social a besoin de temps pour réfléchir où il a été et où il doit aller. C’est aussi un temps de soins, de prise en charge d’un individu par un autre, mais aussi de création de réseaux de soins impliquant des personnes aidant ceux qui ont besoin d’une assistance médicale, de nourriture, d’un abri, d’une représentation légale. Aucun de ces besoins n’a été satisfait collectivement, et tous ces défis sont encore nécessaires dans les conditions actuelles. Je me rends compte que les gens se rassemblent toujours en communautés sur Internet et que nous continuons de former des groupes pour aider les autres, en planifiant des grèves collectives de location, des grèves des frais de scolarité universitaires se traduisant par des actions efficaces. Les manifestations ont toujours reposé sur des liens tissés en dehors des moments de rue. Ou plutôt, les manifestations se produisent lorsque les gens incarnent leurs revendications. Nous ne pouvons pas simplement désarticuler le corps et le réseau.
En ce moment, le néofascisme qui a élu Trump et Bolsonaro proteste contre les mesures d’isolement social, alors même que l’expérience de pays comme les États-Unis nous montre à quel point la pandémie peut être mortelle. Comment nier qu’il existe une volonté d’exterminer les corps marginaux en utilisant le virus comme déclencheur ?
Judith Butler : En réfléchissant à la façon dont Trump et Bolsonaro sont favorables à l’ouverture de l’économie, même si cela signifie une augmentation des décès de populations vulnérables, nous comprenons que ces dirigeants politiques se rendent compte que ces « communautés vulnérables » sont les plus susceptibles de subir les conséquences de l’effondrement de la santé, et ne voient aucun problème à cela. Ils n’imaginent pas que leurs travailleurs les plus jeunes et les plus productifs mourront. Mais beaucoup d’entre eux peuvent contracter le virus et devenir une source de transmission lorsqu’ils rentrent chez eux. Ils ne comprennent peut-être pas la gravité de la situation, mais il se peut aussi qu’ils soient disposés à laisser des corps mourir au profit de l’économie. Bolsonaro semble croire au darwinisme social où seuls les plus forts survivent et où seuls les plus forts méritent de survivre. Il s’imagine même immunisé contre le virus - sa dernière forme d’extravagance narcissique. Le narcissisme de Trump diffère de celui de Bolsonaro en ce que son seul exploit est de comptabiliser des votes dans son esprit. Et il ne gagnera pas les prochaines élections si l’économie est faible. "C’est l’économie !" devient maintenant le cri angoissé des nouveaux eugénistes.
Comment la prise position de l’extrême droite demandant le retour au travail, et ce en ayant négligé la participation de l’État à l’effort contre la crise, peut-elle être liée à l’idée d’une identité, voire à une division entre masculinité et féminité ? Est-il possible de penser que le néolibéralisme se déploie toujours dans des relations structurelles de genre ?
Judith Butler : Je ne me considère pas comme un théoricien du néolibéralisme et je suis consciente de la complexité de ce débat. Je dirais qu’à l’heure actuelle, il existe une structure économique dans laquelle un nombre croissant de personnes se trouvent dans des conditions limites de survie, exposées à la mort, accumulant différentes sortes de précarité. Il existe peu de restrictions sur les sociétés milliardaires qui accumulent des richesses, dépassant le pouvoir économique de la plupart des pays. Nous avons laissé cette inégalité économique prendre forme et nous voyons maintenant à travers les graphiques combien la vie des plus vulnérables est facilement abandonnée et détruite. Mon pari est que les versions inaltérables de masculinité et de féminité seront renouvelées sous le règne libéral, mais que le néolibéralisme n’est pas en mesure de produire de nouvelles formes de genre radicalement différentes. En demandant aux gens de rester à la maison, les dirigeants supposent que les maisons ont une capacité de soins, que la division genrée du travail fonctionne, que les femmes - même si elles sont toujours employées et travaillent à domicile - assumeront également les tâches ménagères et prendront soin des enfants. Certaines maisons ne sont pas faites de familles traditionnelles, certaines personnes vivent seules, d’autres vivent dans des refuges avec des inconnus. Et les femmes sont profondément touchées par la violence sexiste lorsqu’elles sont empêchées de chercher de l’aide à l’extérieur. Nous devons donc garder à l’esprit que le genre est en cours de redéfinition par le confinement, afin que nous fassions tout notre possible pour maintenir vivant les courants d’affection, les communautés, les alliances queers et la solidarité en ligne jusqu’à ce que nous puissions, une fois de plus, montrer notre nombre dans la rue.
Traduit du brésilien par Tati-Gabrielle
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