TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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Barbie, Pauvres Créatures, The Substance et Companion : De quoi les films sur des femmes artificielles sont-ils le nom ?

Dans cet article, Lucas Lusinier revient sur la vague récente de films sortis au cinéma qui ont comme protagonistes des personnages féminins synthétiques (Companion, Barbie, M3gan, Pauvres créatures et The Substance) pour tenter de les inscrire dans un discours plus large sur la féminité et le genre. L’auteur met en lumière un sous-genre émergent qui interroge la construction sociale et politique de la féminité en mettant en scène des personnages artificiels (robots, poupées, clones). Il va notamment chercher du côté des incels en suggérant que ces communautés émergent pour des raisons similaires aux mouvements transphobes et tradwives : une réaction à un monde hyperconnecté où chacun⸱e est confronté⸱e à l’altérité, générant chez certain⸱es une crispation réactionnaire.

Après avoir tranché la gorge de Sergey (Rupert Friend, jouant peu ou prou une sorte de cousin éloigné du jeune Vanya d’Anora), la chemise rose d’Iris (Sophie Thatcher) se retrouve toute de rouge maculée, dans une sorte d’appel d’air tuméfiant qui la condamne à se retrouver dans la même situation que la Carrie de Stephen King et de Brian De Palma : diabolisée et seule contre tous. Iris se défendait d’un viol – mais, son « petit ami » Josh va le lui révéler, elle n’en avait pas le droit, car elle est en réalité un robot de compagnonnage sexuel et affectif, et que son agentivité se doit de passer après non seulement la vie, mais aussi le confort des êtres humains légitimes. Dans un programme scénaristique qui va se déployer en plusieurs twists de cours de route, le film Companion se propose, simplement, mais efficacement, de croquer l’histoire d’une émancipation féminine à partir d’une émancipation robote. L’ingénue Iris est amenée à « s’empouvoirer » littéralement, au cours de scènes où elle se donne accès au code qui régit sa personnalité, et où elle choisit d’augmenter, sur une jauge, son intelligence. Pour s’échapper de ravisseurs qui entendent la désactiver, elle doit non seulement les fuir, mais aussi trouver un moyen de rentrer chez Josh sans se faire voir, et de remplacer sa tenue suspecte d’assassine par d’autres des habits qui lui ont sûrement été taillés sur mesure par la société qui la produit. En ceci, Iris prend d’abord conscience de son statut d’être artificiel, et de la difficulté, pour elle, de se mouvoir dans le monde sans son propriétaire, et puis, surtout, de son statut de femme, inféodée à la sphère domestique et à l’importance capitale du bien-vêtir. Iris, c’est une itération de plus du personnage du féminin synthétique, archétype qui semble se définir, film après film, comme l’une des modes les plus intéressantes des années 2020. La Bella de Pauvres Créatures sortait de l’ignorance dans laquelle elle était maintenue, par des geôliers mâles qui la considéraient en partie comme une expérience scientifique ? Iris aussi. La Sue de The Substance découvrait son corps meurtri, dépéri, égrainé par sa rencontre gore avec le male gaze ? Iris aussi ! Enfin, la Barbie de Greta Gerwig se déchaussait dans son incipit, se trahissant par là comme corps-objet qui ne connaît jamais l’inconfort, du moment qu’il est attirant ? Le plan est repris, quasiment à l’identique, avec Iris, dans Companion. En tant que petit film d’horreur, sorti avec une ambition toute relative en janvier, Companion ne brille pas forcément par un génie formel – sa mise en scène, dans des séquences qui se déroulent dans des bois de petit chaperon rouge, et dans des maisons de vacances assez anonymes, est parfois très peu inspirée, nous rappelant entre autres Scream V, avec Jack Quaid, l’interprète de Josh, et Mikey Maddison, rôle-titre dans Anora. Mais le film est véritablement passionnant quand on le met en lien avec d’autres exemples du sous-genre auquel il appartient, et auxquels il ressemble, réellement ou lointainement. (On a parlé de Barbie, mais le film La Bête aussi, aborde la question de poupées humaines menant des vies oisives et aliénées – l’une d’elles est jouée par Guslagie Malanda). Il nous éclaire sur ses frères et sœurs esthétiques, se laisse éclairer par eux – et tous, au final, mis bout à bout, nous font converger lentement mais sûrement vers une révélation. De la même manière qu’on pouvait dire, par abus de langage, que le monde connaissait une « crise de la masculinité », on peut désormais dire qu’il connaît une « crise de la féminité », que ces films commentent.

The Substance (2024), un film de Coralie Fargeat. Avec Demi Moore.

Celle-ci peut être expliquée par plusieurs facteurs. L’un d’eux est la question épineuse de la mise en scène de la féminité sur les médias sociaux, avec les gains en popularité de contenus très très girly, ceux-ci pouvant parfois être innocents (l’esthétique hyperpop, pouvant être portée, selon le courant, par des stars comme Chapell Roan, Sabrina Carpenter ou Charli XCX), et parfois, moins (l’esthétique tradwife, c’est-à-dire, « épouse traditionnelle », généralement représentée par de jeunes femmes blondes en frange et en robe d’été se disant être très heureuses et fières de la place que l’hégémonie masculine leur donne). Au niveau de la féminité en ce qu’elle est expression de genre, performance de genre, il semblerait que tout soit à reprendre de zéro, pour une nouvelle génération. Qu’il s’agisse de se réapproprier des codes qu’on trouve enthousiasmants et amusants, délaissés peut-être à tort par les précédentes vagues féministes, ou, au contraire, de réinvestir un hétéro-patriarcat fantasmé, au profit d’une vision réactionnaire, il semblerait que beaucoup de jeunes spectatrices veuillent se voir réapprendre à marcher en talons. De là, le personnage féminin synthétique serait à la fois exploration et catharsis, un nœud gordien à démêler patiemment, ou à déchirer sans pitié selon les cas. Les films « de féminin synthétique » tirent tous, à leur manière, leur pertinence de la force esthétique incroyable de l’idéal féminin, et de son impossibilité matérielle ou de sa nocivité politique. Il s’agit de mettre sur le devant de la scène un paradoxe : la performance de la féminité est une activité quotidienne qui nécessite du temps et des efforts, pourtant, elle ne peut pas, telle qu’elle, constituer une praxis. Ce n’est pas aussi simple que de dire que les films de cette sous-catégorie sont tous une critique du phénomène tradwife. C’est, de façon sûrement plus fertile, constituer une temporalité alternative pour la branche de la féminité qui pourrait s’épanouir dans le patriarcat, replacer sa découverte à l’âge adulte, et de là, en refaire un lieu de complexité idéologique. Il y a certaines femmes pour qui la pratique du lesbianisme politique serait impossible : c’est le cas, dans Companion, d’Iris, créée par des hommes pour des hommes.

Un autre facteur est l’essor en visibilité des corps transféminins, contre lesquels une partie non négligeable de la droite s’est liguée depuis le milieu des années 2010. (La répression des droits trans est une composante majeure de la plateforme des droites américaine et anglaise, il suffit de voir les décisions exécutives drastiques prises par Donald Trump à ce sujet dès le début de son nouveau mandat). Il semblerait que plus les femmes trans investissent le discours public, plus le simple fait de leur existence met en demeure des hommes et des femmes qui, alors, se rendent compte d’à quel point le genre (leurs genres) est une chose amovible et enseignée. Tout le monde sait, au moins vaguement, selon la citation célèbre du Deuxième Sexe, qu’on ne naît pas femme, on le devient. La plus grande visibilité des femmes trans précise peut-être à des gens qui n’ont pas envie de l’entendre que, plus que cela, on le devient quotidiennement, jour après jour dans le cadre d’une transition, ou chaque matin avant de se rendre à un emploi qui attend qu’on se plie à certaines assignations. (Dans Anora, par exemple, il est évident que le personnage éponyme se meut et s’habille différemment dans son rôle de travailleuse du sexe). Les films de féminin synthétique, alors, peuvent être considérés comme des tentatives de retourner comme un gant la féminité, partant du principe qu’elle est innée, une propriété ontologique plutôt qu’un état. En présentant des personnages qui sont presque métaphysiquement femmes, nées et/ou conçues ex nihilo telles qu’elles*, ces films soulignent l’absurdité d’une telle idée, et invitent les spectateur.ice.s à un plaisant exercice d’imagination queer : À quoi pourrait ressembler la traduction sensible, biologique de choses qui ne peuvent exister qu’en poses et qu’en images ?

M3gan (2022), un film de Gerard Johnstone.

Quand même M3gan, autre petit film d’horreur sans grand sens de l’échelle, propose de faire de son robot féminin un commentaire sur la maternité (la protagoniste du film étant une maman bien moins parfaite que la sinistre poupée à l’affect victorien – une vision de l’éducation parentale taillée pour l’ère de la gratification instantanée), on se dit qu’il y a bien quelque chose qui est en train de bouillir, dans ce sous-genre si spécifique. Plus les films sur des féminins synthétiques sortiront, plus l’ensemble qu’ils composent sera riche, plus ils se renforceront les uns aux autres. La référence au Kubrick de 2001, l’Odyssée de l’espace, dans Barbie, qui semblait très gratuite à sa sortie, a été comme complétée par celle au Kubrick de Shining dans The Substance. Mises en duo, les réalisatrices proposent, à l’histoire de l’Homme racontée par le réalisateur de Spartacus, une contre-histoire de la Femme, racontée de l’origine à l’addiction, de l’enfance et ses jouets à la vieillesse et ses seringues. Reste à Companion d’ajouter, de par son clin d’œil à Barbie, que la version féminine de l’intelligence artificielle Hal-9000 aurait bien raison de laisser l’espèce humaine derrière elle, battue par ses hommes et tue par ses femmes. Quel dommage, alors, que le film se termine non pas sur une vraie proposition radicale, un départ d’un cadre de société qui ferait rimer transidentité avec transhumanisme, mais par un affrontement avec un méchant cliché. Dans La Bête, Bertrand Bonnello trouvait avec un personnage d’incel une excellente émanation de ses thèmes d’isolation et de société atomisée. Dans Companion, Josh récite des phrases amères toutes faites, et le choix de l’acteur qui l’incarne, beau, blagueur et parfois charmant, nous empêche toute curiosité au sujet de l’origine de la violence : s’il est jaloux, s’il est revanchard, c’est évidemment par nature ineffable ou caprice arbitraire. La question de la masculinité minable et oppressive était pourtant prégnante. D’aucuns diraient que l’explosion en nombre des communautés d’incels a la même origine que celle des communautés de transphobes et de tradwives. Dans un monde de plus en plus connecté, tous les internautes ont une conscience aiguë de l’altérité. Face aux marginaux et aux épanouis, les frustrés se liguent et deviennent réactionnaires. Au fond, ce doit être un vrai piège politique, d’avoir des désirs normatifs dans un corps normatif.

*À ce sujet, il est intéressant de noter que si le film Emilia Perez s’intéressait réellement à la perspective de son personnage-titre, c’est précisément cela qu’il raconterait. Le film de Jacques Audiard s’articule autour d’un baron du narcotrafic qui choisit d’utiliser sa grande fortune pour réaliser une transition éclair, s’entourant des meilleurs avocats et des meilleurs chirurgiens pour se réinventer très vite, légalement et corporellement. Il y a toute une partie de ce récit, éludée par le montage, dans laquelle on imagine qu’Emilia Perez doit apprendre comment socialiser en tant que femme dans un corps qui est immédiatement passé d’un binaire à l’autre.

Lucas Lusinier.

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