À l’occasion du cinquantenaire du film Absences répétées, hommage est rendu au cinéaste Guy Gilles à travers une rétrospective de 10 séances à Paris qui commence ce 19 octobre (et bientôt à Marseille), ainsi qu’un colloque à l’Université de Paris 8 le 28 octobre.
Peu vu et mal aimé, nous avions déjà consacré un article, « Voici... Guy Gilles », à la présentation de son style mémoriel et sexuel au printemps 2020. Nous vous proposons cette fois-ci un entretien avec Gaël Lépingle qui a participé, avec d’autres personnes, à la remise au goût du jour des œuvres de Guy Gilles.
TEASER GUYGILLES 2022 from CINEMANDPARIS8 on Vimeo.
Trou Noir : Comment était ta première fois avec Guy Gilles ? Qu’est-ce qui t’a semblé si singulier dans son cinéma ?
Gaël Lépingle : Je l’ai découvert en 1996, quelques mois après sa mort, puisqu’il y avait une journée rétrospective au Max Linder. Et j’ai découvert coup sur coup Le clair de terre et Absences répétées. Je ne m’attendais à rien, j’étais curieux parce que c’était un cinéaste que je ne connaissais pas, dont je n’avais jamais entendu parler. Même à sa mort, je n’avais rien lu ni entendu. Ça a été un choc absolument énorme. En plus avec l’image gigantesque au Max Linder, en copie 35mm, c’est une beauté absolument bouleversante. Il y a vraiment des plans qui se sont imprimés dans ma tête de cette projection-là, qui me restent comme un événement. Après pourquoi ça m’a marqué comme ça... J’avais 24 ans. Il y avait une espèce de complaisance sentimentale ou mélancolique qui me semblait interdite par ailleurs, ou vue comme relevant d’un certain mauvais goût, mais qui là était complètement assumée, vivante, jaillissante. Ce n’était pas quelque chose de purement morbide, même si c’est très ambivalent. J’aimais cette ambivalence romantique ou morbide enrobée de fleurs et d’orfèvrerie. En tout cas pour le post-adolescent que j’étais cette autorisation, cette liberté, d’y aller sans aucun tabou, sans aucun filtre, c’était fou. À la fois fort dans la représentation de la difficulté de vivre mais aussi joyeux dans l’autorisation qui était tout à coup donnée de faire ça en se fichant éperdument des conventions requises. Puis en voyant les films suivants et en me mettant davantage à travailler sur l’œuvre, en tant que cinéphile, c’était la première fois que je voyais une écriture Nouvelle Vague homo. On ne peut pas dire que la Nouvelle Vague, à part Jacques Demy mais bon c’était un peu caché, ce soit un mouvement très queer... Là tout d’un coup dans les films et dans les photos que j’ai pu trouver de Guy Gilles avec Patrick Jouané ou avec ses amants en Algérie, ils étaient tous très jeunes, ils avaient 16 et 26 ans. Ce n’était pas Jean Marais et Jean Cocteau. Pour moi, c’était aussi important en tant que jeune gay cinéphile de voir que dans les années 1960 à Paris et dans un mouvement qui était très proche de la Nouvelle Vague dans son écriture et dans son imaginaire, il y avait eu un jeune cinéaste qui filmait des garçons et en particulier son chéri, et ça c’était très libérateur.
Trou Noir : Sais-tu si ses films ont existé d’une certaine manière dans la communauté gay, ou du moins dans une cinéphilie gay ?
Gaël Lépingle : Dans les années 1960, je ne peux pas dire. Ses films étaient quand même très peu vus. C’était vraiment un tout petit milieu. En revanche, Absences répétées a été distribué par Gaumont et c’est un moment important. Et puis l’homosexualité dans les précédents films était un peu cachée, alors que Absences marque une vraie rupture. C’est sorti en 1972, il est question ouvertement d’homosexualité, le film est bien distribué, il a eu le Prix Jean Vigo... C’est l’époque où Diagonale [1] va arriver avec Paul Vecchiali et des cinéastes homos. Guy Gilles va être un peu lié à eux, il connaît bien Jean-Claude Biette en particulier. Là, il y a effectivement un milieu cinéphile et de cinéastes homos, d’auteurs artisanaux dans lequel il est vraiment repéré. Mais repéré jusqu’à ce que ça coince, que ça devienne un rejet aussi. Comme les films qu’il va faire après sont un peu moins bons, en particulier Le crime d’amour, très gay et sans doute son moins bon film, ça va devenir un cinéaste qui va être mis dans une case. Et puis comme il vieillit et qu’il continue à filmer des jeunes, il va être catalogué mais aussi caricaturé comme un cinéma gay poussiéreux contrairement à Chéreau qui arrive en 1983 avec L’homme blessé, qui paraîtra comme un type de film nouveau face à Guy Gilles engoncé dans sa mélancolie.
Trou Noir : Guy Gilles mobilisait les formes de la fiction et du documentaire pour explorer la sensibilité. Quelle place avaient ses comédiens dans son écriture cinématographique ?
Gaël Lépingle : Il y a deux choses : les garçons et les filles. Les garçons c’est très bressonnien, on est proche des modèles [2]. Bresson est un repère pour lui, il ne s’en est jamais caché. J’ai revu il n’y pas si longtemps Une femme douce de Bresson et c’est incroyable à quel point il va inspirer Absences répétées, parfois au plan près. Et la grande rencontre dans la vie artistique et personnelle de Guy Gilles c’est Patrick Jouané qu’il va vraiment diriger comme un modèle bressonnien. Il y a même un clin d’oeil, c’est que Bresson va utiliser Jouané dans une petite scène de Quatre nuits d’un rêveur. Ces voix blanches, ce côté désincarné, androgyne, c’est très proche de la trilogie de la jeunesse de Bresson. Et puis les actrices, pour le coup, ce sont souvent des femmes plus âgées issues d’une cinéphilie traditionnelle, voire académique, qui remonte à ses souvenirs de spectateur des années 1940-1950 à Alger. C’est Edwige Feuillère, Danièle Delorme, Élina Labourdette... Il se trouve qu’à un moment donné, il croise aussi certaines actrices de la Nouvelle Vague comme Macha Méril, Dephine Seyrig, mais il les utilise comme la Nouvelle Vague c’est-à-dire dans un aspect coloré, musical, qui tranche avec le côté atone des garçons. C’est vrai que les acteurs pour lui sont extrêmement inspirants, il écrit non seulement pour Patrick Jouané mais à partir de Patrick Jouané. Au pan coupé, c’est l’histoire de Jouané. Absences répétées c’est très proche de Jouané même si c’est un peu plus lié à Jean-Pierre Desfosse, qui était le monteur et le script de beaucoup de ses films. Et ce geste qui veut coudre un cinéma d’auteur exigeant et un cinéma plus grand public, là c’est quelque chose qui vient plus des actrices.
Trou Noir : Son cinéma a parfois été qualifié de ’proustien’. Qu’est-ce qui le rapprochait des œuvres de Proust ?
Gaël Lépingle : Il y a une interview radio où il parle de son film sur Proust, et il dit que c’est dans la forme, par exemple dans sa manière de découper qu’ils vont se rapprocher, c’est-à-dire l’insistance sur le détail. Les plans ne sont pas à appréhender de façon solitaire, c’est une phrase, mais avec plein de blocs autonomes qui se relient entre eux au bout du compte. Il y a quelque chose comme ça dans la façon de ’fouiller’, c’est le terme qu’il utilisait, d’aller fouiller dans le décor comme dans une phrase pour donner une importance aux détails. Sur Proust et Guy Gilles, il y a beaucoup de choses qui ont été écrites, dont le fameux texte de Claude Mauriac qui est le premier, à dire que Guy Gilles est le Proust de la Nouvelle Vague, en s’appuyant sur l’appréhension du temps, le retour du passé dans le présent.
Trou Noir : Il a également fait un film sur Jean Genet, qu’est-ce qui l’intéressait dans son travail ?
Gaël Lépingle : Là je pense que c’est bien plus proche en termes de contenu, dans le sujet. Sur les mauvais garçons, sur la rue, sur la prison aussi puisque Patrick Jouané a fait de la prison... Et puis une indifférence au bon goût : ce côté très clivant, c’est ce que j’ai aimé, comme une manière de savoir qui est mon ami et qui est mon ennemi. Le film de fiction qui est le plus proche de Genet c’est Le jardin qui bascule, une histoire de tueur à gages qui tombe amoureux de la femme qu’il est censé tuer. On n’est pas dans l’homosexualité chic de Proust, dans une admiration pour une élite gay. On n’est pas chez Cocteau, et c’est nouveau dans la représentation de l’homosexualité au cinéma.
Trou Noir : Ses films étaient faits de peu, avec peu de moyens, c’était de la débrouille. Quelle était sa part de choix dans cette précarité ?
Gaël Lépingle : C’est une question complexe, il est difficile de répondre à sa place. Ce n’était clairement pas son choix. Il aurait voulu davantage travailler à l’intérieur du système et ses castings d’actrices en témoignent. Après il avait une grande impatience. Pour L’amour à la mer, voyant qu’il n’y aurait pas d’autre moyen que de faire ça avec des bouts de ficelles, avec un financement de court-métrage, il y a un choix effectivement de se dire : j’y vais de façon artisanale et puis on verra bien ce que ça donne. Mais bon, le film ne sortira pas en salles. Après ils font Au pan coupé avec la boîte de prod de Macha Méril, c’est avec trois francs six sous. Il s’adapte à la situation. Il est évident que c’est là qu’il a trouvé son originalité et son talent. C’est dans la contrainte qu’il a vraiment trouvé sa place. Il y a quand même un exemple c’est qu’en 1980, il se lance dans une grosse comédie avec Carole Lange, il y a un gros budget, des vedettes, et au bout de quelques jours de tournage il tombe malade et il part. Et clairement, ce n’était pas possible pour lui à cet endroit. Ça a été interprété par ses amis, ses proches, comme un aveu qu’il s’était trompé, c’était un mauvais endroit pour lui. C’est quelqu’un qui a brillé dans un à-côté, à une place d’artisan.
Entretien réalisé par Mickaël Tempête.
Infos sur la rétrospective Guy Gilles à Paris :
Pour en savoir plus sur Guy Gilles :
[1] Diagonale est une maison de production fondée par Paul Vecchiali en 1976 ; c’était aussi une troupe, un style prenant appui sur une petite économie. Plusieurs cinéastes y sont passés en plus de Paul Vecchiali : Jean-Claude Biette (le Théâtre des matières), Jean-Claude Guiguet (les Belles Manières), Noël Simsolo (Cauchemar), Marie-Claude Treilhou (Simone Barbès ou la vertu), etc.
[2] Le cinéaste Robert Bresson attribuait le terme de « modèle » plutôt que celui de « comédien » pour définir ceux qui interprétaient des personnages dans ses films. Le jeu qui leur était exigé devait se débarrasser toute personnalité et des tics de cinéma ou de théâtre, pour adopter une lecture des textes la plus neutre possible.
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