Dans Fascisme tardif (sortie le 7 mars aux Éditions la Tempête), Alberto Toscano décrit le fascisme comme un processus en constante évolution, ancré dans des dynamiques d’exploitation et de domination qui précèdent et perdurent au-delà de sa cristallisation dans l’Italie de Mussolini et l’Allemagne de Hitler. Dans l’extrait que nous publions ici, il poursuit le geste critique de Robyn Marasco concernant la mobilisation du sexe et du genre dans les mutations récentes du fascisme.
À plusieurs occasions dans ce livre, j’ai appelé de mes vœux un retour aux débats de la fin des années 1960 et des années 1970 sur le « nouveau fascisme » pour éclairer notre situation politique et théorique. Cela apparaît de manière peut-être encore plus frappante si l’on se penche sur les vies sexuelles du fascisme (y compris dans ses vies ultérieures), dans la mesure où les révolutions culturelles et les élans libérateurs des années 1960 n’ont pas seulement joué un rôle dans la constitution, en négatif, des nouveaux fascismes et antifascismes de l’époque, ils représentent également une composante essentielle des grands récits de l’extrême droite elle-même – pour qui « l’idéologie du genre » est aux émeutes de Stonewall ce que la « théorie critique de la race » est au Black Power, c’est-à-dire autant de signes d’une stratégie globale portée par les élites pour abolir la famille, la tradition et l’Occident (blanc). Une panique morale planétaire autour de la transidentité s’est ajoutée, en tant que source d’inspiration des énergies fascistes, aux discours racistes sur la migration comme substitution ethnique [1]. Il est important en soi de théoriser les liens complexes entre fascisme et éros, mais cela se révèle particulièrement urgent dans le contexte actuel, à l’heure où les réseaux internationaux de la réaction s’agglomèrent autour de la menace que représente à leurs yeux la non-conformité de genre et où la construction de toutes pièces de crises du autour du sexe et du genre permet aux logiques géopolitiques et civilisationnelles de s’inscrire dans les corps mêmes, au niveau le plus matériel mais aussi le plus symbolique.
À l’occasion de la conférence sur la schizo-culture organisée à New York en 1975, Michel Foucault décrivait la tâche consistant à réfléchir sur le fascisme après les années 1960 dans les termes suivants :
Je pense que ce qui s’est passé depuis 1960, c’est l’apparition à la fois de nouvelles formes de fascisme, de nouvelles formes de conscience du fascisme, de nouvelles formes de description du fascisme et de nouvelles formes de lutte contre le fascisme. Et le rôle de l’intellectuel, depuis les années soixante, c’est bien précisément de se situer selon ses expériences, sa compétence, ses choix personnels, son désir, de se situer à un certain point qui soit tel qu’il puisse à la fois faire apparaître des formes de fascisme qui sont malheureusement non aperçues ou trop facilement tolérées, décrire ces formes de fascisme, essayer de les rendre intolérables et définir quelle est la forme spécifique de lutte que l’on peut entreprendre contre le fascisme [2].
À l’instar de George Jackson, dont l’assassinat avait fait l’objet d’une brochure du Groupe d’information sur les prisons animé par Foucault, le philosophe français fait le choix de centrer son intervention sur les nouvelles formes de fascisme autour de la question de la société carcérale et punitive [3]. Le même jour, R. D. Laing parlait de l’usage politique des tranquillisants comme des « drogues de conditionnement » et la militante du Weather Underground Judy Clark présentait dans les moindres détails les techniques de « modification comportementale », c’est-à-dire « la terreur physique et psychologique contre les personnes qui s’organisent à l’intérieur [des prisons] et se rebellent contre les conditions à l’intérieur » [4]. Foucault lui-même revenait sur le rôle des médecins dans la supervision de la torture sous la dictature militaire au Brésil.
Mais développer les instances permettant de reconnaître les déclinaisons méconnues et tolérées du fascisme, précisément dans le but de les rendre perceptibles et intolérables, signifiait aussi se confronter à la visibilité spectaculaire et sexualisée d’un certain fascisme dans la culture des années 1970. Le cinéma en particulier était devenu le terrain privilégié d’un retour fantasmatique du fascisme comme phénomène sexuel dans des œuvres controversées, de Portier de nuit de Liliana Cavani à Salò ou les 120 journées de Sodome de Pier Paolo Pasolini en passant par Salon Kitty de Tinto Brass, sans oublier toute la série de films de nazisploitation. Foucault a développé ses analyses les plus acérées du nazisme et du fascisme dans deux entretiens accordés à des revues françaises de cinéma au milieu des années 1970. Ses remarques ouvrent des pistes de recherche qui dépassent à maints égards le cadre « biopolitique » qui l’avait amené, dans le premier tome de l’Histoire de la sexualité, à mettre en évidence les continuités entre l’État-providence et la politique génocidaire, considérés comme deux pôles interconnectés d’une politique des populations – dans des termes dont l’influence sur les débats théoriques actuels a été considérable.
Interrogé sur le rapprochement fantasmagorique dans la culture populaire entre sexualité débordante et nazisme, le premier réflexe de Foucault consiste à désérotiser le fascisme, non sans une pointe de sarcasme :
Le nazisme n’a pas été inventé par les grands fous érotiques du xxe siècle, mais par les petits-bourgeois les plus sinistres, ennuyeux, dégoûtants qu’on puisse imaginer. Himmler était vaguement agronome, et il avait épousé une infirmière. Il faut comprendre que les camps de concentration sont nés de l’imagination conjointe d’une infirmière d’hôpital et d’un éleveur de poulets. Hôpital plus basse-cour : voilà le fantasme qu’il y avait derrière les camps de concentration. On y a tué des millions de gens, donc je ne dis pas ça pour diminuer le blâme qu’il faut faire porter sur l’entreprise, mais justement pour la désenchanter de toutes les valeurs érotiques qu’on a voulu lui surimposer. Les nazis étaient des femmes de ménage au mauvais sens du mot. Ils œuvraient avec des torchons et balais, voulant purger la société de tout ce qu’ils considéraient être des sanies, des poussières, des ordures : vérolés, homosexuels, juifs, sangs impurs, noirs, fous. C’est l’infect rêve petit-bourgeois de la propreté raciale qui sous-tendait le rêve nazi. Éros absent [5].
L’esthétisation libidinale du nazisme dans le cinéma et la culture populaire des années 1970 (souvenons-nous de la célèbre interview de David Bowie dans Playboy en 1976, avec ses commentaires sur Hitler élevé au rang de rock star « aussi bon que Jagger », ou les croix gammées arborées par Siouxsie Sioux et Sid Vicious) est symptomatique selon Foucault d’une attraction durable bien qu’anachronique envers un érotisme propre à la société disciplinaire – « une société réglementaire, anatomique, hiérarchisée, avec son temps soigneusement distribué, ses espaces quadrillés, ses obéissances et ses surveillances ». Le nom de cet éros disciplinaire est Sade – mais, rétorque Foucault, « il nous ennuie, c’est un disciplinaire, un sergent du sexe, un agent-comptable des culs et de leurs équivalents [6] ».
Si, dans la foulée de mai 1968, le problème consistait à définir les protocoles éthiques d’une « vie non fasciste », comme Foucault le suggère dans sa préface à la traduction anglaise de L’Anti-Œdipe, cela voulait dire aussi oublier Sade et les fantasmes sordides de contrôle désormais associés à son nom. Foucault nous y exhorte : « Il faut inventer avec le corps, avec ses éléments, ses surfaces, ses volumes, ses épaisseurs, un érotisme non disciplinaire : celui du corps à l’état volatil et diffus, avec ses rencontres de hasard et ses plaisirs sans calcul [7]. » Ou, pour citer l’invitation plus récente de Jordy Rosenberg : « Si les nazis dansent toute la nuit, alors notre résistance nécessite plus que de la logique ; plus qu’une simple moue de désapprobation de gens éduqués ou des sursauts frénétiques de panique stérile. Nous avons besoin du désir – de cette descente confuse, parfois âpre, et même autodestructrice vers la face qui reste cachée à la raison [8]. » L’invention expérimentale de plaisirs autres, indisciplinés, est le revers du diagnostic des formes nouvelles, insaisissables, de fascisme qui échappent à toute assignation facile à une identité politique et historique. Bien que plus proche, en dernière instance, du registre de l’éthique des plaisirs que de celui de la schizo-analyse des désirs, Foucault était également préoccupé, comme Deleuze et Guattari, par ce qu’il appelait « le fascisme qui est en nous tous, qui hante nos esprits et nos conduites quotidiennes, le fascisme qui nous fait aimer le pouvoir, désirer cette chose même qui nous domine et nous exploite [9] ». Dans les débats des années 1960 et 1970 sur le « nouveau fascisme », ce fascisme de la vie quotidienne, inconscient et intime, a considérablement gagné en importance, notamment, comme l’indiquent la préface de Foucault et la critique des groupuscules de gauche par Deleuze et Guattari, comme (auto)critique des rapports autoritaires dans les collectifs prétendument révolutionnaires [10]. On le retrouve aussi chez les féministes noires aux États-Unis. Robin Kelley cite le passage suivant d’un chapitre sur « La révolte des femmes noires » dans l’ouvrage collectif publié en 1973, Lessons from the damned : « Nous trouvons au sein de nos familles et en nous-mêmes les graines du fascisme que la gauche traditionnelle refuse de voir. Le fascisme n’était pas un problème massif et effrayant pour nous. C’était notre vie quotidienne [11] ».
Les nouvelles formes de fascisme dont parlait Foucault, irréductibles à la répétition de symboles et de modèles organisationnels datant de l’entre-deux-guerres, exigeaient que soit mise en place une microphysique du pouvoir. Aux antipodes du caractère massif de leurs prédécesseurs « totalitaires », ces nouveaux variants de la « peste brune » nazie étaient des « microfascismes » qui, pour être correctement diagnostiqués et désactivés, exigeaient une analyse des nouvelles formes d’accumulation et de subjectivation capitalistes. Comme le note Félix Guattari :
Le capitalisme mobilise tout ce qui freine la prolifération et la mise en acte des potentialités inconscientes. En d’autres termes, les antagonismes relevés par Freud, entre les investissements de désir et les investissements sur-moïques, ne relèvent ni d’une topique, ni d’une dynamique, mais d’une politique, d’une micropolitique. La révolution moléculaire commence là : tu es d’abord fasciste ou révolutionnaire avec toi-même, au niveau de ton Surmoi, dans ton rapport au corps, aux sentiments, avec ton mari, ta femme, tes enfants, tes collègues, dans ta façon de porter en toi la justice, l’État, etc. Il existe un continuum entre ces domaines « prépersonnels » et tous les agencements et strates qui « excèdent » l’individu [12].
La formulation de Guattari résonne avec le plaidoyer de Foucault cité plus haut invitant à rendre détectables et intolérables les formes latentes et tolérées de fascisme qui se situent en dessous du seuil de reconnaissance sociale. Elle rappelle aussi les objectifs de nombreuses enquêtes d’après-guerre sur la vie psychique du pouvoir sous le capitalisme, en commençant par les Études sur la personnalité autoritaire, consistant à élaborer une prophylaxie politique pour empêcher la cristallisation de nouvelles macro-formes de fascisme qui risqueraient de se développer à partir des formes restées pour l’essentiel inaperçues dans le corps social. Guattari déclare : « Les éléments microfascistes doivent être repérés dans toutes nos relations aux autres, parce qu’en combattant au niveau moléculaire, nous réussirons bien mieux à empêcher l’avènement d’une formation vraiment fasciste, macro-fasciste, au niveau molaire [13]. » D’où l’idée que les modalités de l’antifascisme classique, organisées militairement ou liées à des partis politiques, doivent désormais passer le relais à la « lutte antifasciste micropolitique », ce qui implique de nouvelles formes de vigilance clinique et critique capables de reconnaître le fascisme même lorsqu’il ne défile pas dans les rues avec ses insignes morbides [14]. Guattari nous prévient :
Il faudrait donc, une fois pour toutes, renoncer à la formule trop facile : « Le fascisme ne passera pas ! » Le fascisme est déjà passé et il ne cesse de passer. Il passe à travers les mailles les plus fines, il est en évolution constante, dans la mesure où il participe d’une économie micropolitique du désir, elle-même inséparable de l’évolution des forces productives. Le fascisme semble venir de l’extérieur, mais il trouve son énergie au cœur du désir de chacun [15].
À l’occasion du dialogue mené avec Foucault sur « Les intellectuels et le pouvoir », Deleuze a réitéré avec force le principe méthodologique selon lequel une étude matérialiste du pouvoir, et notamment de ses assemblages fascistes, ne saurait se cantonner à la dimension des intérêts – où tout le monde, des théoriciens du choix rationnel aux marxistes traditionnels, semble l’avoir confinée – mais devrait au contraire prendre en considération les « investissements de désir qui expliquent qu’on puisse au besoin désirer […] d’une manière plus profonde et diffuse que son intérêt ». Un matérialisme politique libidinal doit viser l’articulation des désirs et des intérêts puisque, comme l’observe Deleuze, on ne désire pas contre son intérêt, puisque l’intérêt suit toujours et se trouve là où le désir le met […]. Il faut accepter d’entendre le cri de Reich : non, les masses n’ont pas été trompées, elles ont désiré le fascisme à tel moment ! Il y a des investissements de désir qui modèlent le pouvoir et le diffusent, et qui font que le pouvoir se trouve aussi bien au niveau du flic que du Premier ministre, et qu’il n’y a pas différence de nature absolument entre le pouvoir qu’exerce un petit flic et le pouvoir qu’exerce un ministre. C’est la nature des investissements de désir sur un corps social qui explique pourquoi des partis ou des syndicats, qui auraient ou devraient avoir des investissements révolutionnaires au nom des intérêts de classe, peuvent avoir des investissements réformistes ou parfaitement réactionnaires au niveau du désir [16].
Nous devons garder à l’esprit les observations de Deleuze sur les investissements libidinaux qui sous-tendent le pouvoir politique et policier dans notre lecture du lien diagnostiqué par Foucault entre pouvoir et éros dans ses observations sur le sexe et le nazisme à l’écran.
Si le premier réflexe de Foucault consiste à démystifier la vanité perverse d’un fascisme sadien, sexuellement transgressif, il saisit également ce genre de falsifications sexualisées de la mémoire et du sens comme autant d’occasions de dresser un aperçu de la « charge érotique » du pouvoir. La simple invraisemblance d’un érotisme nazi représente une difficulté historique et politique qui exige toute notre attention :
Comment se fait-il que le nazisme, qui était représenté par des gars lamentables, minables, puritains, des espèces de vieilles filles victoriennes ou au mieux vicelardes, comment se fait-il qu’il ait pu devenir, maintenant et partout, en France, en Allemagne, aux États-Unis, dans toute la littérature pornographique du monde entier, la référence absolue de l’érotisme ? Tout l’imaginaire érotique de pacotille est placé maintenant sous le signe du nazisme. Ce qui pose, au fond, un problème grave : comment aimer le pouvoir ? […] Qu’est-ce qui fait que le pouvoir est désirable et qu’il est effectivement désiré ? On voit bien les procédés par lesquels cette érotisation se transmet, se renforce, etc. Mais pour que l’érotisation puisse prendre, il faut que l’attachement au pouvoir, l’acceptation du pouvoir par ceux sur qui il s’exerce soient déjà érotiques [17].
Le cinéma de sexploitation nazie apparaît donc comme un symptôme de l’effondrement contemporain de l’attachement érotique au pouvoir (« Personne n’aime plus le pouvoir […] Il est clair qu’on ne peut pas aimer Brejnev d’amour, ni Pompidou, ni Nixon ») et des efforts naissants pour réérotiser le pouvoir, allant des « porno-shops aux insignes nazis » aux penchants du président de la République Valéry Giscard d’Estaing pour les costumes élégants.
Foucault repère aussi les sources de la charge érotique du pouvoir dans l’organisation politique de la violence fasciste, qui dépasse la dialectique du désir et de l’intérêt et jette un éclairage nouveau sur ce que nous avons appelé dans un chapitre précédent la « liberté fasciste ». La polémique contre l’analyse marxiste du fascisme s’appuie ici sur l’affirmation (exacte dans le cas de Georgi Dimitrov et de ses épigones, beaucoup moins pour Daniel Guérin ou Ernst Bloch) selon laquelle leur description de la domination fasciste comme simple intensification de la dictature bourgeoise néglige des éléments essentiels à sa composition et à son fonctionnement. Voici ce que soutient Foucault :
En particulier, il manque le fait que le nazisme et le fascisme n’ont été possibles que dans la mesure où il a pu y avoir à l’intérieur des masses une portion relativement importante qui a pris sur elle et à son compte un certain nombre de fonctions étatiques de répression, de contrôle, de police. Il y a là, je crois, un phénomène important du nazisme. C’est-à-dire sa pénétration profonde à l’intérieur des masses et le fait qu’une partie du pouvoir a été effectivement déléguée à une certaine frange des masses. C’est là où le mot « dictature » est à la fois vrai en général et relativement faux. Quand on songe au pouvoir que pouvait détenir sous un régime nazi un individu à partir du moment où il était simplement SS ou inscrit au Parti ! On pouvait effectivement tuer son voisin, s’approprier sa femme, sa maison [18] !
Comme dans les descriptions par Chapoutot des hymnes à l’autonomie de la performance et de l’initiative que sont les théories nazies du management, on retrouve dans les observations de Foucault une remise en cause profonde du lieu commun selon lequel le fascisme se caractériserait essentiellement par la centralisation et la concentration du pouvoir. S’il existe effectivement pour Foucault une érotisation du pouvoir sous le nazisme, celle-ci est conditionnée par une logique de délégation, de procuration et de décentralisation d’un type de pouvoir qui reste toutefois, sur la forme comme sur le fond, vertical, sectaire et sanguinaire. Le fascisme ne se résume pas à l’apothéose du chef surplombant la masse grégaire de ses disciples ; c’est aussi, de manière moins spectaculaire mais peut-être plus importante, une réinvention de la logique coloniale de la souveraineté à petite échelle, une véritable « libéralisation » et « privatisation », quoique soumises à des contraintes extrêmes, du monopole de la violence. Comme Foucault le rappelle à son interlocuteur :
Il faut tenir compte de la manière dont le pouvoir a été éparpillé, investi, à l’intérieur même de la population, il faut tenir compte de ce formidable déplacement de pouvoir que le nazisme a opéré dans une société comme la société allemande. Il est faux de dire que le nazisme était le pouvoir des grands industriels reconduit sous une autre forme. Ce n’était pas le pouvoir du grand état-major renforcé. Ça l’était, mais à un certain niveau seulement […]. Le nazisme n’a jamais donné une livre de beurre aux gens, il n’a jamais donné autre chose que du pouvoir […]. Le fait est que, contrairement à ce qu’on entend d’habitude par dictature, c’est-à-dire le pouvoir d’un seul, on peut dire que dans un régime comme celui-là, on donnait la partie la plus détestable, mais en un sens la plus enivrante, du pouvoir, à un nombre considérable de gens. Le SS était celui auquel on avait donné le pouvoir de tuer, de violer [19].
La conception foucaldienne d’une « érotique » du pouvoir reposant sur l’externalisation de la pratique de la violence offre selon moi un cadre d’analyse du fascisme, dans ses variantes classique et tardive, plus complet que la thèse hyperbolique de Guattari, pour qui les masses auraient investi dans la machine fasciste « une fantastique pulsion de mort collective ». Cette affirmation passe à côté du diagnostic de Foucault – pourtant essentiel pour rendre compte de la désidérabilité du fascisme – selon lequel « une partie du pouvoir a été effectivement déléguée à une certaine frange des masses [20] ».
La distribution genrée de la libido fasciste est largement ignorée ou implicitement présupposée dans les thèses de Foucault, Deleuze et Guattari que nous venons de résumer. Répondant aux défis théoriques posés par ces auteurs, tout en se délestant de l’attention que ces derniers portaient à l’économie politique et aux structures de pouvoir du fascisme, Klaus Theweleit met au centre de son livre Fantasmâlgories la misogynie palingénésique et le corps politique paranoïaque du fascisme – la menace psychosomatique de dissolution sous l’influence de la « femme rouge » justifiant la rage meurtrière pour endiguer l’inondation – pour saisir la manière dont la production du désir a pu se transformer en production de mort [21]. Au regard du contexte actuel d’amalgame toxique entre fascisation et nouvelles communautés masculines (Männerbunde), physiques ou virtuelles, Theweleit a joué un grand rôle dans l’analyse du microfascisme contemporain comme « guerre de restauration » menée dans le but de raviver le fantasme archaïque du pouvoir patriarcal au moyen de pratiques violentes de « souveraineté autogène » – c’est-à-dire la reproduction du pouvoir masculin sans et contre les femmes [22]. Comme l’affirme Jack Z. Bratich : « Le projet palingénésique d’une résurrection masculine désire un futur sans reproduction biologique. Il remplit le monde de martyrs et de mythes, escouades spectrales du passé et du futur. C’est une réplication sans reproduction [23]. » Et pourtant, parce que
la souveraineté autogène est toujours un projet impossible, elle nécessite un renouvellement constant et elle recommence sa transformation du monde par la surveillance, la punition, le contrôle […]. Nous sommes confrontés à un double geste de la souveraineté autogène : un rejet de la dépendance et un retour vers la dépendance vis-à-vis des femmes [24].
Cette impossibilité pourrait également être interprétée en termes de discontinuité entre d’une part la naissance du fascisme dans des groupes d’hommes liés entre eux par la pratique et/ou le fantasme de la violence, et de l’autre le fascisme comme projet de reconfiguration de l’État et de la société, contraint d’une manière ou d’une autre d’incorporer les femmes et de s’adresser à elles.
Alberto Toscano.
Extrait issu du livre Fascisme tardif. Généalogie des extrêmes droites au pouvoir paru aux Éditions la Tempête.
[1] Voir Judith Butler, « Why is the idea of “gender” provoking backlash the world over ? », The Guardian, 23 octobre 2021.
[2] Michel Foucault, « Schizo-Culture : On Prisons and Psychiatry » [1989] dans Sylvère Lotringer (éd.), Foucault Live : Collected Interviews, 1961-1984, New York, Semiotext(e), 1996, 179, cité dans Didier Eribon, Michel Foucault [1989], Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2011, p. 504. Dans un autre contexte, Foucault a également interrogé la manière dont, en l’absence de « ces deux ombres gigantesques qu’ont été le fascisme et le stalinisme » et de « l’inquiétude politique » qu’elles induisent dans les sociétés contemporaines, ses propres recherches sur les interstices du pouvoir n’auraient jamais pu prendre « leur sens et leur intensité ». Voir Michel Foucault, « Non au sexe roi » (entretien de M. Foucault avec B.- H. Lévy), Le Nouvel Observateur, n°644, 12-21 mars 1977, p. 92-130, repris dans Dits et écrits III (1976-1979), Paris, Gallimard, p. 264.
[3] Voir Alberto Toscano, « The Intolerable-Inquiry : The Documents of the Groupe d’information sur les prisons », Viewpoint Magazine, 25 septembre 2013.
[4] Judy Clark, Michel Foucault, Howie Harp et Ronald D. Laing, « Schizo-Culture : On Prisons and Psychiatry » dans Sylvère Lotingen (éd.), Foucault Live : Collected Interviews, 1961-1984 [1989], trad. Lysa Hochroth et John Johnston, New York, Semiotext(e), 1996, p. 169, 174.
[5] Michel Foucault, « Sade, sergent du sexe » (entretien avec G. Dupont), Cinématographe,, n° 16, décembre 1975-janvier 1976, p. 3-5, repris dans Dits et écrits II (1970-1975), Paris, Gallimard, p. 820-821. Le refus par Foucault de penser le nazisme dans un cadre érotique rejoint en grande partie les remarques de Primo Levi sur la nazisploitation au cinéma dans un article de La Stampa en 1977. Voir Primo Levi, « Films et croix gammées » (1977) dans L’Asymétrie et la vie, Paris, Robert Laffont, 2004, p. 78.
[6] Michel Foucault, « Sade, sergent du sexe » dans Dits et écrits II (1970-1975), op. cit., p. 821.
[7] Ibid.
[8] Jordy Rosenberg, « The Daddy Dialectic », Los Angeles Review of Books, 11 mars 2018.
[9] Michel Foucault, « Préface » à la traduction américaine de Gilles Deleuze et Félix Guattari, Anti-Œdipus : Capitalism and schizophrenia, New York, Viking Press, 1977, p. XI-XIV, repris dans Dits et écrits III (1976-1979), op. cit., p. 133-136.
[10] Bien qu’issu de la même conjoncture idéologique, ce point de vue réflexif sur le fascisme de la vie quotidienne ou microfascisme doit être distingué du discours sur le « fascisme de gauche » (Linksfaschismus) porté par des intellectuels comme Jürgen Habermas en réponse au mouvements radicaux et aux groupes armés des années 1970.
[11] Cité dans Robin D. G. Kelley, Freedom Dreams, p. 147.
[12] Félix Guattari, « Petites et grandes machines à inventer la vie » (entretien avec Robert Maggiori), Libération, 28-29 juin 1980, repris dans Les Années d’hiver. 1980-1985, Paris, Bernard Barrault, 1986, p. 164-165. Pour une version antérieure de cette même thèse, voir Félix Guattari, « Desire is Power, Power is Desire : Answers to the Schizo-Culture Conference » dans Chaosophy : Texts and Interviews, 1972–1977, trad. David L. Sweet, Jarred Becker et Taylor Adkins, New York, Semiotext(e), 2009, p. 287. Pour Guattari, cette perspective micropolitique sur le fascisme avait été anticipée par Daniel Guérin dans ses remarques sur le capitalisme allemand et italien de l’entre-deux-guerres qui ne voulait pas « se priver de ce moyen incomparable, irremplaçable, de pénétrer dans toutes les cellules de la société que sont les organisations des masses fascistes ». Cité dans Félix Guattari, « Micro-politique du désir », conférence prononcée à Milan à l’occasion du colloque « Psychanalyse et politique », décembre 1973, repris dans Armando Verdiglione (éd.), Psychanalyse et politique, Paris, Seuil, 1974, p. 51.
[13] Félix Guattari, « A Liberation of Desire », entretien avec George Stambolian dans Soft Subversions : Texts and Interviews, 1977-1985, trad. Chet Wiener et Emily Wittman, New York, Semiotext(e), 2009, p. 152.
[14] Félix Guattari, « Micro-politique du désir », loc. cit., p. 50.
[15] Ibid., p. 56. « Une micropolitique du désir, cela signifie que l’on se refusera désormais à laisser passer n’importe quelle formule de fascisme, à quelque échelle qu’elle se manifeste, y compris au sein de sa famille ou même dans sa propre économie personnelle » (p. 52).
[16] Gilles Deleuze et Michel Foucault, « Les intellectuels et le pouvoir », L’Arc, n° 49, 2e trimestre 1972, p. 3-10, repris dans Michel Foucault, Dits et écrits II (1970-1975), op. cit., p. 314.
[17] Michel Foucault, « Anti-Rétro » (entretiens avec P. Bonitzer et S. Toubiana), Cahiers du cinéma,, n° 251-252, juillet-août 1974, p. 5-16, repris dans Dits et écrits II (1970-1975), op. cit., p. 653, 656. Les réflexions de Foucault peuvent être utilement comparées avec la position tenue par Susan Sontag sur la sexualisation du nazisme à peu près au même moment dans « Fascinant fascisme » [1974] dans Susan Sontag, Sous le signe de Saturne, trad. Philippe Blanchard, Robert Louit, Brigitte Legars et l’auteur, Paris, Christian Bourgois, coll. « Titres », 2013, p. 89-130.
[18] Ibid., p. 654.
[19] Ibid., p. 655-656.
[20] Félix Guattari, « Micro-politique du désir », loc. cit., p. 54. Guattari pointe également « dans les masses la cristallisation d’un nouveau machinisme désirant » prenant les contours spécifiques d’un investissement dans le « style » de Hitler, combinant des éléments « plébéiens » et « d’ancien-combattant » avec « un opportunisme de boutiquier » lui permettant de négocier avec le grand capital, et un « délire raciste » à même de capturer la « pulsion de mort collective qui s’était dégagée des charniers de la Première Guerre mondiale » (p. 52).
[21] Voir le commentaire percutant du projet de Theweleit dans Barbara Ehrenreich, « Foreword » dans Klaus Theweleit, Male Fantasies, vol. 1 – Women Floods Bodies History, trad. Stephen Conway, Erica Carter et Chris Turner, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1987, p. IX-XVII, absent de la traduction française (qui réunit les deux volumes) : Klaus Theweleit, Fantasmâlgories [1977], trad. Christophe Lucchese, Paris, L’Arche, 2015. L’essai sur le fasciste belge Léon Degrelle publié par Jonathan Littell, Le Sec et l’humide, Paris, Gallimard, L’Arbalète, 2008 est un remarquable exemple d’application de la méthode de Theweleit. Reprenant l’intuition de ce dernier, Littell remarque avec clairvoyance que « la métaphore, pour le fasciste, n’est jamais seulement une métaphore (d’où le pouvoir, l’incroyable efficacité des métaphores fascistes) » (p. 29), comme par exemple dans le cas de la « marée » communiste féminisée.
[22] Pour un brillant exposé de la généalogie allemande des associations masculines et de leur rôle dans l’éclosion de la politique völkisch et nazie, voir Hans Mayer, « Les rites des associations politiques dans l’Allemagne romantique » dans Denis Hollier (éd.), Le Collège de sociologie, Paris, Gallimard, 1979, p. 448-474. Sur la forme du Bund dans la droite nationaliste allemande pré-nazie, voir aussi George L. Mosse, Les Racines intellectuelles du Troisième Reich. La crise de l’idéologie allemande, trad. Claire Darmon, Paris, Calmann-Lévy/Mémorial de la Shoah, 2006, coll. « Points Histoire », p. 339-382. C’est en interrogeant le rapport entre libido et organisation des groupes politiques, plutôt que par une approche purement psychanalytique, que l’on peut mieux aborder l’épineuse question de l’attirance de certains intellectuels et élites homosexuelles pour le fascisme – en dépit de la violente homophobie qui le caractérise. Voir par exemple George L. Mosse, « L’homosexualité et le fascisme français » dans La Révolution fasciste, op. cit., p. 229-237. Sur les limites des théories critiques du fascisme face à l’homosexualité et à l’identité queer, voir Bruce Baum, « Queering Critical Theory : Re-Visiting the Early Frankfurt School on Homosexuality and Critique », Berlin Journal of Critical Theory, n° 5-2, 2021, p. 5-67.
[23] Jack Z. Bratich, On Microfascism, op. cit., p. 52. Voir aussi Anson Rabinbach et Jessica Benjamin, « Foreword » dans Klaus Theweleit, Male Fantasies, vol. 2 – Male Bodies : Psychoanalyzing the White Terror, trad. Erica Carter, Chris Turner et Stephen Conway, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1989, p. XVII. Comme le font remarquer Anson Rabinbach et Jessica Benjamin, « Theweleit ne s’intéresse pas à “l’idéologie” en tant que représentation de la réalité, mais à la construction symbolique de l’autre comme mécanisme de cohésion interne » (p. XXII).
[24] Jack Z. Bratich, On Microfascism, op. cit., p. 30.
28 Mars 2020
« Ce qui inquiète c’est donc d’abord le caractère « sans essence » du féminin et du masculin que décrit la psychanalyse mais c’est aussi, et surtout, la possibilité que le féminin l’emporte sur le masculin. »
Comment saupoudrer un fasciste de farine.
Extraits d’une entretien inédit avec Klaus Theweleit à paraître aux éditions Météores.

