Dans ce texte, Virginia Elez, interroge le sens que peut revêtir de se distinguer à tout prix des un.es des autres, d’adopter des choix de comportements en fonction d’un besoin de reconnaissance, et de la difficulté à se sentir en phase avec une communauté de "semblables". La question centrale (et embarrassante) semble être celle de l’identité, à la fois jouissive et répressive, claire et ambivalente lorsqu’il s’agit de se constituer en subjectivité politique. A quoi est-ce qu’on renonce et qu’est-ce qu’on découvre lorsqu’on prend la décision de se fondre dans la masse informe d’une communauté ? De la distinction en milieu queer, pourrait-on dire.
’Me confirmo vivx
Me confirmo absolutamente mediocre
Y unicx’
Bruno Cimiano - Oracion Trans(2022)
C’est vrai que je suis dans la moyenne de beaucoup de choses, dans la norme. Classe sociale bof, racialisation bof. Mi Nord mi Sud, mi figue mi raisin. Encore une personne qui étouffe son déracinement dans l’enseignement supérieur et qui fait toujours lever le sourcil de l’institution universitaire française « Oooooh, waw, votre parcours est ex-cep-tio-nnel ! ». En vrai ? Bof. Je suis juste dans la moyenne de la plupart d’habitants d’une commune de classe populaire hein, un peu de ci un peu de là. Et je sais que je suis parfaitement interchangeable.
Pour le fait que je sois trans, ça crée certes des réactions similaires, ça parle de comment je suis exceptionnel et tout. Or, je sais bien c’est faux. Je sais que je suis parfaitement interchangeable avec n’importe quel autre homme trans, qu’il soit chanteur, danseur, mécano, assistant de la petite enfance, psychologue, DJ de darkwave, philosophe, serveur, peintre, cueilleur de myrtilles, mannequin, pêcheur, acteur porno, ingénieur en son, architecte, sociologue ou biologiste sur les tomates. Parfois, on supprime tout simplement nos compétences ou notre activité professionnelle, et on nous réduit à la catégorie de "militant.e trans".
Ceci fait que certaines personnes transmasculines réaffirment leur nécessité de se différencier des autres : Les transsexuels versus les non-binaires, les trans-héteros versus les transpd, les queers versus les matérialistes, les mecs gouins contre les « transmasc NB women alligned he/him lesbian » (je ne comprends littéralement rien de ce que je viens de taper mais ça à l’air d’être la même chose non ?), les « softboi » contre les « fuckboy » et ainsi s’ensuit. On pourrait encore rajouter les couches d’autres identités auto-diagnostiqués. Soyons clair, tous les mots que je viens de mentionner sont anachroniques et ils ne veulent strictement rien dire. Mais, même les personnes transmasculines qui comprennent que ces divisions identitaires ne sont guère ancrés dans le concret, iels essayent quand même de se distinguer des autres. Juste pour revendiquer leur côté « one trve rebel soul ». Encore un exemple ? Ceux qui disent « je ne suis pas dans le milieu ». N’importe quel mec trans pourrait passer sa vie dans un squat ou dans un bar transféministe, être H24 en soirée, avoir provoqué des mycoses à la moitié de la ville, et dire quand même que « il est pas dans le milieu ». Basta de mentiras, amigas ! Est-ce que le « je ne suis pas dans le milieu » est notre réadaptation post-transition du « je ne suis pas comme le reste de filles » ?
La première fois qu’on m’a dit que je ressemblais à une autre personne transmasculine, c’était à Toulouse, au festival Cine España. L’auteur du compliment était un psychanalyste lacanien assez drôle, ami d’un ami, qui a rapidement sympathisé avec le vin rouge Ribera del Duero et les croquetas. Ma première réaction fût la gêne. Peu après, une autre personne m’a comparé à Miquel Missé, et même si c’était un peu plus pertinent (du fait qu’on soit tous les deux bruns, petits, avec gros sourcils et la voie plutôt aïgue) je ne l’ai pas bien pris. Je voulais être le premier de quelque chose pour satisfaire mon « not like the other transmascs », du coup je me suis dit que je serais le premier mec trans musicien de ma banlieue de résidence à Madrid. Autant pour moi, le ’poste’ était pris, par mon père de transition, en plus. Quand j’ai déménagé à Toulouse, je me suis dit que je serais le premier mec trans psy de la ville. Autant pour moi, y a trois mille trannies qui sont psys et/ou à l’UFR de Toulouse 2. Enfin je me suis dit « je serai le premier mec trans philosophe de mon village », du village du nord de l’Espagne de 1800 habitants où j’ai passé mon enfance. Too late, le poste était pris par… Paul B. Preciado. Ça fait chier !! pas vrai ? Or, quand j’ai compris que les distances (littéralement, les distances) avec d’autres transmascs ne sont pas si terribles, quand je me suis véritablement rapproché des mien-ne-s, j’ai appris à m’éloigner de la masculinité hégémonique.
C’est une monnaie à deux faces : on me considérera interchangeable mais, en même temps, on dira que je suis le premier dans mon domaine. C’est assez paradoxal comme situation. Cela a son explication tout de même : c’est une façon d’effacer mon histoire et, en consonance avec les temporalités du capitalisme "utiliser-jeter", que ma pertinence comme mec trans ait une date de péremption (généralement, le 40eme anniversaire). C’est pour cela qu’il faut avoir beaucoup d’attention à ces aspirations à être spéciale, ce "chaque transition est individuelle / chacun a son ressenti". Blas Radi nous prévient aussi :
« La reconnaissance répétée de chaque "premier homme trans" en tant que premier suppose une condition de constante émergence. Ceci veut dire un renoncement à l’inscription dans une trajectoire commune et la puissance momentanée que cela peut donner (il y n’a eu personne avant). La succession des "premiers hommes trans" est un présent constant, et cela convient très bien aux relations de domination.
(...) c’est souvent la seule chose qui est permise. De plus, pour ses éphémères personnages cela peut être très profitable à une échelle individuelle et à court terme. Or, dans les processus à moyen et long terme, et à une échelle collective, le prix à payer revient très cher. »
En revanche, même Blas Radi, nous allons voir, tombe dans le piège de faire son « not like the other transmascs » quand il essaye de se distinguer des « postmos ». C’est là que je souhaiterais lancer le défi : si, de toutes façons on est interchangeables aux yeux des autres, alors pourquoi ne pas profiter de l’organisation collective, pour faire corps ensemble ? Ça ne sert à rien de faire des groupes de parole si c’est pour finalement se dire que « chacun a son ressenti » ; ce serait aussi dépolitisant de faire une AG pour conclure que « chacun a son avis sur s’il faut faire ou non une grève ».
Je ne peux pas fondre mon expérience dans celle des hommes cisheterosexuels (expérience monochrone, grise, plate, meurtrière) et, pour la même raison, je fonds toute mon expérience dans celle de n’importe quelle personne transmasculine, dans une multiplicité infinie :
Je suis un transsexuel et je suis kiwigender. Je suis queer et matérialiste. Je suis butch et pédé et aussi un raton laveur et un ventilateur. Avant j’aimais les filles et maintenant j’aime les garçons mais et oh tiens en vrai j’aime aussi les filles et j’aime aussi les garçons et je suis ni bisexuel ni pansexuel. Je suis un homme héterosexuel et une gouine fem girlboss. J’aime la masculinité et j’aime la féminité mais pas tout dans la masculinité et pas tout dans la féminité. Je suis non-binaire et une radfem TERF et un « bears ». Je suis T4T mais j’aime juste des filles qui sont des garçons et qui sont en même temps butch et pédé. Je suis un truscum macho et je suis un softboi qui met des « UwU » à ses crushs (les crushs : ces filles qui sont des garçons et qui sont des lesbiennes et qui sont pédés). Je suis une gymqueen et un geek. Je pleure souvent et je ne pleure jamais. Je parle beaucoup et je parle peu. Je suis nevrosée et handicapée et neurotypique et hystérique et borderline (borderline is the new hystérie). Je suis borderline et autiste et peut-être pas si autiste que ça ou au moins pas plus que n’importe que n’importe quelle fille qui est garçon et qui est lesbienne et pédé. J’aime pas les bruits et j’aime pas le silence et j’aime pas les gens et j’aime pas sociabiliser et j’ai une véritable panique à mourir seul-e. Le sexe me traumatise et le sexe est la meilleur chose qui me soit arrivé. Je suis transmédicaliste et furry. Je suis demisexuel et je baise le premier soir. Je suis anti-godes et performeur post-porno. Je suis sex-neg et sex-po et une meuf hétéra et lesbienne golden et militant asexuel et la plus grosse pute fille-garçon-gouine-pédé dans cette soirée. J’ai une bite et une chatte. Je suis monoamoureuse et polyamoureuse et polyhaineuse. Je suis une survivante et je suis un pervers narcissique. Je suis athée et je suis un Dieu et un ange déchu.
Je suis…Un aboiement de plus.
Tous les aboiements paraissent dissonants entre eux.
Mais au bout d’un moment, ils font meute.
Virginia Elez
28 JANVIER 2021
Distribué en 1971 par le CWLU (Chicago Women’s Liberation Union) ce texte théorique explore la relation complexe entre le féminisme et les mouvements homosexuels.
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Être butch est très queer aussi !