Wittig avec Cixous : horizons politiques de la réinvention de l’Eros
Cet article explore les horizons érotico-politiques ouverts par les écrits de deux théoriciennes du féminisme des années 1970 : Monique Wittig d’un côté, Hélène Cixous de l’autre. Rarement lues ensemble, les pensées de Cixous et Wittig partagent cependant des éléments communs. Leurs écrits transcendent les genres : le binarisme du genre d’abord, car les amantes auxquelles Wittig donne vie ne sont certainement pas des « femmes ». Peut-on assigner le « corps lesbien » à un genre ? Et la « libido cosmique » de Cixous ? Mais aussi le genre littéraire : le Rire de la Méduse est-il un essai théorique, poétique, encore politique ? Quid des utopies wittigiennes ?
Sofia Batko, qui propose cette analyse, est doctorante en études de genre et philosophie. Elle travaille sur les rencontres entre les théories féministes et le paradigme psychanalytique et plus particulièrement sur les incidences éthiques et politiques de la réinvention de l’amour dans le féminisme à partir d’une relecture des apports psychanalytiques.
Illustration : Sara Rottenwöhrer.
En nous intéressons aux nouveaux circuits amoureux dans deux œuvres de Cixous et Wittig –Le Rire de la Méduse et le Brouillon pour un dictionnaire des amantes (co-écrit avec Sande Zeig)-, nous montrerons l’intérêt de relire ces autrices aujourd’hui, dont les écrits nous offrent un cadre nouveau pour penser une éthique et une politique féministe. L’article s’intéresse d’abord au « sujet » de ces œuvres, dont nous montrerons qu’il s’agit avant tout d’un sujet désirant. Il explore par la suite les modalités amoureuses proposées par Wittig et Cixous, notamment autour de la centralité accordée à la pulsion orale. Nous terminerons par démontrer la portée éthique de ces différents éléments théoriques, ainsi que le potentiel de ces œuvres pour réfléchir aux grandes problématiques des féminismes contemporains.
« Tout discours qui s’apparente du capitalisme laisse de côté […] les choses de l’amour » énonçait Jacques Lacan en 1971 [1]. Cette phrase – prononcée, certes, par une figure aujourd’hui controversée au sein des études de genre – nous interpelle, dans la mesure où elle nous invite à réfléchir à ce qui, dans l’amour, résiste politiquement. Si, depuis plus d’une cinquantaine d’années, les théories féministes, études de genre et études queer ont fait de la sexualité un de leurs objets d’étude privilégiés, on ne peut pas en dire autant d’une « notion » comme l’amour, dont les féminismes ont trop souvent fait l’impasse. Certes, certaines théoriciennes étasuniennes des années 1970 ont souligné l’importance de réfléchir à l’amour dans une perspective féministe [2]. Elles ont pourtant laissé, pour beaucoup, la tâche inachevée. En France cependant, deux autrices ont tout particulièrement accordé au problème de l’amour une place centrale dans leurs interrogations. Il s’agit d’un côté de l’écrivaine Hélène Cixous, habituellement associée en France au féminisme dit « différentialiste », de l’autre, Monique Wittig, écrivaine aussi, figure essentielle du lesbianisme politique des années 1968, rangée, quant à elle, du côté des féministes dites matérialistes [3]. Sans rentrer dans la pertinence et les limites de ces deux catégories qui parfois peinent à recouper la complexité de deux pensées aussi singulières que celle de Wittig et Cixous, je montrerai qu’il est possible de lire ensemble leurs écrits en prenant comme point de départ la problématique de l’amour. Deux raisons justifient principalement ce choix. La première relève du geste qui caractérise leur démarche, entre critique et réinvention. Contrairement à des autrices qui prônent la fin de l’amour au profit du modèle de l’amitié entre « femmes » [4], Wittig et Cixous s’emparent de l’appel beauvoirien à « donner un nouveau visage à l’amour » [5] dans une perspective que nous pouvons qualifier de « féministe » [6]. La singularité de ces autrices relève également de la place toute particulière que le problème de l’amour occupe au sein leurs œuvres respectives. En effet, la réinvention de l’amour n’apparaît pas comme une simple question parmi d’autres mais constitue l’axe central de la réflexion théorique. Dans la mesure où il engage la question éthique du type de rapport à l’A/autre [7], l’amour devient dans l’œuvre de Cixous et Wittig le paradigme qui permet de construire un projet politique féministe.
Ainsi, contre les tenants d’une posture conservatrice qui se montraient inquiets d’une possible disparition de l’amour à l’ère du féminisme, Wittig et Cixous réaffirment qu’il n’y a d’amour que celui que le féminisme se donne pour tâche de réinventer – le reste étant, comme l’affirme Cixous, de « l’anti-amour » [8]. En faisant la critique d’un modèle « phallocentré » de l’amour – « straight » dirait Wittig – Cixous annonce la nécessité d’inventer « l’Amour Autre » [9]. C’est aussi en une certaine mesure cet « autre » amour qui fait vibrer les protagonistes des utopies de Wittig [10].
À partir d’une lecture croisée des écrits réunis dans Le Rire de la Méduse et autres ironies de Cixous publié en 1975, et du Brouillon pour un dictionnaire des amantes que Wittig a co-écrit et publié avec Sande Zeig en 1976, je tenterai, dans les lignes, qui vont suivre de caractériser cet « autre amour » afin d’en dégager les perspectives éthiques et politiques.
Des « amantes » aux « arrivantes » : le sujet féministe comme sujet de désir
Le sujet dont il est question dans ces écrits est tantôt nommé « amante(s) », « lesbienne » ou « amazone(s) » pour Wittig et Zeig, « femme(s) », « arrivante(s) » pour Cixous. Or, au-delà de la pluralité de nominations, ce qui caractérise ce sujet, c’est d’être, avant tout, sujet désirant [11]. Ce désir est présenté dans le Brouillon comme « la chose au monde la plus mystérieuse », tandis que dans Le rire il est d’abord approché par la négation. En effet, Cixous préfère parler de « désirs », par opposition au « Désir » – au singulier et avec la majuscule –, qui renvoie au rapport étroit entre désir et « loi », rapport que Lacan a mis en lumière dans son Séminaire [12]. Le désir des « arrivantes », au contraire, ne connaît pas de règles, se soutenant de ce que Cixous appelle « libido cosmique ». Il s’oppose ainsi à un désir qui serait « monarchisé » autour du « phallus », c’est-à-dire organisé autour « d’un manque ». Au contraire, il refuse « la dictature des parties » et ne se fixe jamais, c’est pourquoi il est désir « inquiet » – c’est-à-dire « intranquille », « agité », « troublé » [13]. C’est un désir qui, par son incessante circulation, anime les sujets.
On comprend alors que ce « nouveau désir, nu, sans nom et tout gai d’apparaître » dessine une autre géographie du corps érotique, celle d’un corps qui n’est pas ordonné autour de la pulsion génitale [14]. Il s’apparente ainsi au « corps lesbien » que Wittig imagine [15], un corps foncièrement « désordonné » [16]. Il est ainsi décrit par Cixous à partir d’une image oxymorique, celle d’une « totalité non finie et changeante des désirs ». Le corps désirant n’a pas de haut ou de bas, d’envers ou d’endroit, pas de centre ni de périphérie.
Dans le Brouillon de Wittig et Zeig, le sujet sont les amantes, à la fois auteur.ices, lecteur.ices et héroïnes de l’œuvre qui n’est autre qu’un « dictionnaire » sur des amantes, par et pour des amantes. Mais celles-là, qui sont-elles ? Wittig et Zeig nous disent que « […] éprouvant un violent désir les unes pour les autres, [elles] vivent/aiment dans des peuples suivant les vers de Sapho ». Comme le sujet du Rire, les amantes se définissent par un « désir » qui ne répond pas au modèle traditionnel de la réciprocité mais circule entre « les unes » et « les autres ». Ce désir est « une manifestation » ; il est de l’ordre de ce qui apparaît et n’est saisissable que dans sa phénoménalité, toujours comme désir incarné. Le désir « qui circule » entre les « unes et les autres » émerge, ainsi, dans l’interstice qui sépare et réunit le sujet et l’A/autre. « Il n’y a pas une d’entre vous mes belles pour l’ignorer », affirme également l’entrée désir du dictionnaire, faisant ainsi de ce désir un universel – d’ailleurs, le seul. Si les amantes sont le sujet principal du Brouillon, on trouve, nous l’avons dit, d’autres nominations comme celle d’« Amazones » ou « Lesbienne », cette fois-ci au singulier, à opposer à la « Mère » – ancienne amante qui s’est écartée du groupe pour « se regarder pousser le ventre ». Multiple est donc aussi le sujet du Brouillon, et à défaut d’une essence ou d’une nomination définitive, ce qui le détermine c’est d’être avant tout un corps désirant.
Ainsi, le lecteur l’aura compris, le désir implique un élan vers l’autre. Cet autre est à la fois perçu comme un semblable et comme un être dont l’altérité radicale ne peut être cependant supprimée. Le désir nous confronte alors à ce que Cixous appelle le « paradoxe de l’altérité » et qu’elle décrit comme suit : « Qu’est-ce que l’Autre ? S’il est vraiment « l’autre », alors on n’a rien à dire, ce n’est pas théorisable. L’autre m’échappe. Il est ailleurs, dehors : autre absolument. […] Mais bien sûr dans l’Histoire, ce qu’on appelle « autre » c’est une altérité qui se pose, qui entre dans le cercle dialectique, qui est autre dans le rapport hiérarchisé où c’est le même qui règne, nomme, définit, attribue, « son » autre ». La question est donc la suivante : comment se rapporter à l’A/autre sans le « réduire » à cette position d’un autre objet-pour-un-sujet ? La réflexion sur l’amour prend cette question à bras le corps. Si, nous l’avons vu, le désir qui anime les amantes et les arrivantes n’est pas à proprement parler « définissable », il est néanmoins ce à partir de quoi, l’amour, comme nouveau rapport à l’A/autre, peut se réinventer [17]. Ainsi, l’exploration de ce nouveau désir conduit à la fin du « Rire » à introduire le passage à l’Amour Autre. Quant au Brouillon, il donne vie, dans les pratiques mêmes des amantes, à ces formes nouvelles de l’amour.
Aimer l’A/autre
« Le Rire de la Méduse » est souvent présenté comme le manifeste dans lequel Cixous appelle à « l’écriture féminine ». Or, il s’agit aussi et surtout, d’un appel à « inventer L’Amour Autre ». Il serait d’ailleurs erroné de distinguer ces deux aspects, qui apparaissent dans le texte comme indissociables puisque l’autrice précise que « l’amour autre est le prénom de l’écriture ». De même, le Brouillon n’est pas une simple « description » des pratiques collectives des amantes. « L’écriture, affirme Cixous, est cet ailleurs qui peut échapper à la répétition infernale, c’est par là, où ça s’écrit, où ça se rêve, où ça invente les nouveaux mondes ». Ainsi, Wittig et Zeig écrivent l’amour au sens cixousien, c’est-à-dire l’inventent.
En quoi peut-on rapprocher certaines pratiques des amantes du Brouillon de l’Amour Autre tel que Cixous tente de l’approcher dans le Rire ? Dans quelle mesure ces modalités amoureuses écrivent, réécrivent, c’est-à-dire réinventent, le lien à l’A/autre ?
Pour Cixous, l’Amour Autre implique une « résistance de l’autre à l’écrasement ». Il faut ainsi que cet « autre » puisse demeurer inappropriable, irréductible, notamment en désirant « l’autre pour l’autre, tout entier toute entière ». Cette modalité du désir implique l’A/autre comme « différent », et c’est en privilégiant la différence que l’amour apparaît comme amour de l’Autre. « On pourrait imaginer que la différence […] comme non coïncidence, comme asymétrie, entraîne le désir sans négativité, sans que l’un des partenaires succombe : on se reconnaîtrait dans un type d’échange où chacun conserverait l’autre en vie et en différence. » Dans l’amour, en effet, « chacun [prend] enfin le risque de l’autre, de la différence, sans se sentir menacé(e) par l’existence d’une altérité ». C’est ainsi que, dans le Brouillon, les amantes aiment en vertu de leur différence car « l’exquise différence d’être amante est première, majeure suggestion ». Comment entendre cependant ce terme si équivoque de « différence » ? Quelle articulation existe-t-il entre la différence et l’amour ? Il me semble que la notion de différence doit ici être entendue au sens de Derrida. En puisant dans le double sens du mot « différence », Derrida décline la différence entre « l’acte de différer » et la « différenciation ». « Différer » engage alors une temporalité future, tandis que « différenciation » nous situe du côté de l’acte de création [18]. La différence au sens derridien n’implique en aucun cas une opposition conflictuelle binaire. Au contraire, elle est ouverture de possibilités, plurielles et infinies. C’est dans ces ouvertures rendues possibles par la différence que nous pouvons situer les pratiques amoureuses des amantes ainsi que l’Amour Autre de Cixous. En se distinguant du modèle de l’opposition conflictuelle binaire, le régime de la différence refuse toute appropriation de l’autre, rendant ainsi son « être » toujours fuyant [19].
Ce rapport nouveau à l’autre prend la forme d’un amour qui se soutient dans la pulsion orale. Ce primat accordé à l’oralité conduit ainsi les autrices à s’écarter d’une tradition amoureuse construite sur la base du plaisir scopique. En effet, si le regard implique de se situer dans le champ de l’image, « de ce côté-ci » du miroir, alors, comme le suggère Anne Berger, l’écriture de Wittig et Cixous, serait, en vertu du privilège accordé à la pulsion orale, « de l’autre côté du miroir, où l’on ne distingue plus des formes reconnaissables » propres à « l’édifice du genre » [20]. On ne s’étonnera pas si, à côté de l’entrée « bouche » ou « oreille » du Brouillon, nous ne trouvons aucune entrée relative à l’œil ou au regard. Il s’agit ainsi, comme l’indique Cixous, de « dé-spéculariser » les pratiques amoureuses. Pour ce faire, les autrices privilégient la dévoration comme modèle de rapport à l’autre à la fois érotique et éthique. Avec le personnage de Thessie, que Cixous présente dans L’amour du loup, qui est « ma chatte », mais aussi « mon enfant, ma fiancée, ma sœur, ma mie », la narratrice fait l’éloge du manger/aimer autour des « repas d’amour ». Le Brouillon, quant à lui, va plus loin, en accordant à l’érotique une véritable valeur politique, notamment lorsqu’il fait le récit des pratiques orales auxquelles se livrent les amantes et qui constituent tout aussi bien une marque d’amour qu’un élément structurant du lien social. Comme chez Cixous, on constate un lien fondamental entre « manger » et « aimer ». Si les juments sont les « animaux préférés des amazones », il est dit que certains peuples d’amantes ont pour coutume de manger leur chair lorsqu’elles les tuent. La pratique des cadavres exquises consiste également à « manger ses amies mortes », alors que d’autres amantes peuvent manger les ovules de leurs amies ou encore mâcher la nourriture pour une autre [21]. On apprend ainsi que « on peut dans certaines circonstances avaler la salive de son amante […], ses mucus, sa morve, ses saignements de nez, ses crachats, ses renvois, ses vents, sa cyprine, son sang menstruel ou ses ovules, ses vomissures, ses larmes, son urine, toutes pratiques qui entretiennent l’affection et sont agréables à la bouche. ». L’oralité devient ainsi l’expression privilégiée de l’amour en ceci que « la vulve est une bouche. Bouches et vulves sont les deux parties les plus sensitives dans l’état d’amour, l’une allant souvent avec l’autre accolées. ». Ainsi, la pulsion orale vient redonner forme au « génital » ; une façon, une fois de plus, de « mettre du désordre », de re-cartographier le corps érogène.
La pulsion orale, qui fonctionne en « incorporant » [22], devient ainsi une manière d’aimer l’A/autre sans le détruire. En effet, l’amour conçu à partir du modèle de la pulsion orale et de l’incorporation vient « troubler » la supposée identité du moi en y introduisant de l’hétérogène. En effet, Cixous envisage l’amour comme « le passage, entrée, sortie, séjour en moi de l’autre que je suis et ne suis pas, que je ne sais pas être mais que je sens passer, qui me fait vivre. ». Ainsi, la formule suivante permet d’écrire le brouillage qui s’opère entre le sujet et l’autre dans « l’état d’amour » : « Elle entre, elle entre-elle moi et toi entre l’autre moi ». Dans l’amour, plus de Moi et d’Autre, plus de Sujet de d’Objet clairement distincts.
Le modèle de la dévoration ne se confond pas avec la destruction de l’autre, car, tout l’enjeu consiste à vouloir « manger l’autre et s’arrêter à la limite » [23]. La violence du désir affamé, corrélat du primat de la pulsion orale, s’oppose ainsi à la destruction du partenaire ; il s’oppose à un amour « à votre façon » (façon homme) qui, affirme Cixous, « est la mort pour nous ». Au contraire, comme l’indique bien le Brouillon, la violence est une « ardeur, énergie, force ». Elle ne détruit pas ; elle crée. « L’Amour Autre » se distingue ainsi de « l’amour guerre », de la « lutte à mort » entre le Sujet et l’Autre. De manière analogue, le Brouillon différencie la guerre au singulier, des « guerres d’amour » au pluriel. Si la guerre est associée à la mort d’une « amante ou amie », « les » guerres d’amour participent de l’Histoire des peuples d’amantes [24]. Ces Guerres ne sont pas tragiques : on n’y trouve pas la mort ou la fatalité mais le jeu et le rire.
Vers une dimension éthique et politique d’Eros…
Si la réinvention de l’amour occupe une place centrale dans les œuvres de Cixous et Wittig, c’est parce que l’expérience érotique engage la vie dans son ensemble. En effet, l’amour des amantes du Brouillon ne se limite pas à une expérience interpersonnelle mais porte la marque d’une pratique collective, qui fonde et fait tenir le lien social. Les amantes sont celles qui « éprouvent un violent désir », certes, mais ce désir prend forme dans des « peuples », des « tribus » qui « rassemblent toute la culture, le passé, les inventions et les modes de vie ». Ainsi, l’amour que les amantes se portent est indissociable de la vie en collectif : il permet, en ce sens, d’organiser et encadrer la dimension politique du groupe. Les dernières pages du Brouillon confirment cette hypothèse : le dictionnaire se clôt, en effet, sur un coup de théâtre majeur à travers lequel les autrices nous invitent à tout relire rétrospectivement en remplaçant « vivre » par « aimer ». Dans un sens similaire, Cixous précise dans « Le Rire de la Méduse » qu’aimer « une femme » c’est « devenir une femme que je puisse aimer » et « rencontrer des femmes qui s’aiment » et « qui vivent » : elle affirme ainsi le potentiel transformateur de l’amour dans le cadre d’une poétique et d’une politique féministes. En ce sens, si l’amour est présenté comme une certaine « relation entre les êtres », réinventer l’amour conduit alors nécessairement à la possibilité d’inventer « des modes de relation hétérogènes à la tradition ordonnée par l’économie masculine. ». Réinventer l’amour en féministe c’est ainsi réinventer les modalités relationnelles qui organisent et structurent le lien social.
Quel est donc ce renouvellement éthique qui s’opère à partir de la réinvention de l’amour ? Nous avons évoqué plus haut les principales caractéristiques d’une éthique qui se fonde sur l’amour de l’A/autre. Elle repose, en effet, sur la critique de la dichotomie propre à la tradition occidentale moderne entre Sujet/Moi et Objet/Autre, qui attribue à l’Autre une place subalterne. Au contraire, il nous semble impossible de lire les relations entre les amantes de Wittig et les femmes de Cixous à travers le traditionnel partage du Moi et de l’Autre, du Sujet et de l’Objet, c’est pourquoi nous avons proposé de les interpréter au prisme du modèle de la différance, dont nous avons détaillé les principales caractéristiques. Nous pouvons alors établir que cette éthique nouvelle dépasse le champ de l’amour conçu dans sa dimension intime et privé pour devenir un enjeu global qui intéresse le féminisme en tant que projet politique. Dans ce sens, Cixous pense l’éthique de l’A/utre comme une alternative au phallocentrisme – mode de régulation du désir par le phallus comme signifiant privilégié – dans la mesure où il se soutient d’une éthique plus « globale » que nous pouvons qualifier de « capitaliste ». En partant de l’analogie freudienne entre libido et argent, Cixous établit un parallèle entre économie psychique et économie politique. Elle montre ainsi comment la tradition moderne occidentale a construit une relation étroite entre argent et amour centrée autour de la recherche du « supplément du masculin : plus-value de virilité, d’autorité, de pouvoir, argent ou plaisir ». Nous pouvons résumer ce modèle comme suit : un Sujet en position de maîtrise s’empare de l’Autre, établit un rapport de domination afin d’en extraire quelque chose. Il s’agit ainsi d’une relation du côté de l’appropriation – qui veut dire « rendre propre, à soi » – et du gain, que Cixous illustre à partir de la formule du « don qui prend ». Elle oppose à cette économie du « supplément » du plaisir/argent un autre modèle, celui du « don qui donne » et qui en « donnant » n’attend rien en retour. Le lecteur l’aura compris, le modèle du « don qui donne » se distingue à la fois du modèle de l’appropriation de l’Autre par le Sujet et de celui d’un échange conçu comme réciproque, équitable ou égalitaire – dont nous connaissons les implications du côté d’un féminisme articulé autour du discours de l’égalité. Au contraire, il s’apparente davantage à une structure en réseau dont le mouvement serait celui de la circulation – et non pas de la réciprocité – telle que le pratiquent les amantes. Ces dernières, nous disent les autrices ont, en effet, même banni de leur vocabulaire le verbe « avoir » car « depuis l’âge de gloire, plus personne n’ « a » rien. ».
Or, il faut le dire, en proposant une réflexion sur les notions modernes de Sujet/Moi et Autre/Objet, c’est non seulement la question du statut de l’A/autre qui se pose mais aussi celle de son « corrélat », le Sujet, que la modernité a abordé comme entité fixe, immuable, toujours identique à elle-même. Car, dans cette nouvelle manière d’entrer en relation avec l’Autre, c’est le Sujet lui-même qui en sort affecté, voire transformé. Le Corps Lesbien de Monique Wittig, en est un parfait exemple. Le texte décrit les aventures érotiques d’un « j/e » et un « t/u » qui pénètrent l’un.e dans l’autre, s’incorporant au point où il nous est impossible de répondre à la question « qui est qui ? ». Le choix d’écrire « j/e » et « t/u » – comme traversés par une barre qui les disloque – illustre bien, me semble-t-il, le type de décentrement auquel conduit la rencontre amoureuse avec l’Autre, décentrement qui met en échec les logiques de l’identité et de l’ipséité. En réinventant les pratiques de l’amour, Cixous et Wittig repensent ainsi le statut du Sujet, et font de ce dernier un Je toujours déjà traversé par l’altérité, et, par conséquent, hétérogène à lui-même.
Ces réflexions en apparence théoriques sur le statut du Sujet et de l’Autre ne sont pas sans conséquence du côté des enjeux politiques du féminisme. Songeons, par exemple, au problème du sujet politique, le « nous ». Se pose alors la question de savoir ce qui fonde ce « nous », ce qui nous permet de l’identifier et de le délimiter. Rappelons, à cet égard, la principale critique formulée par Butler dans le chapitre intitulé « Sujets de sexe/genre/désir » qui ouvre la réflexion de Trouble dans le genre : il est important pour le féminisme de se libérer de l’aspiration à déterminer un sujet stable et identique au risque de reproduire à l’intérieur du mouvement les partages et exclusions qu’il prétend combattre. En ce sens, Butler nous parle « d’incomplétude essentielle de la catégorie », soit d’un sujet qui ne peut, par définition, s’identifier à lui-même et qui se caractérise, au contraire, par une radicale différence de soi à soi [25]. Les perspectives théoriques ouvertes par notre lecture de l’érotique dans les écrits de Wittig et Cixous deviennent à cet égard précieuses pour réfléchir à un mode de construction d’un sujet collectif qui ne réponde pas aux logiques de l’identité et de la représentation.
Je me demande alors quelle forme prendrait un sujet du féminisme conçu sur le modèle du sujet érotique, défini non pas par ce qu’il est mais par la façon dont il aime. L’amour pourrait-il ainsi devenir le lieu privilégié d’une réinvention par le féminisme ainsi que l’expression ultime de sa portée politique.
Sofia Batko
BIBLIOGRAPHIE :
- Beauvoir Simone de, Simone de Beauvoir : feminist writings, s.l., 2015.
- Berger Anne Emmanuelle, « Écrire le corps au temps du MLF » dans Le Genre en littérature : les reconfigurations du masculin et du féminin du Moyen-âge à l’extrême contemporain, Presses universitaires de Rennes., Rennes, 2020.
- Berger Anne-Emmanuelle, Le grand théâtre du genre : identités, sexualités et féminisme en « Amérique », Paris, Belin, 2013, 288 p.
- Butler Judith Pamela, Trouble dans le genre : le féminisme et la subversion de l’identité, traduit par Cynthia Kraus, Paris, la Découverte (coll. « La Découverte-poche »), 2006.
- Chetcuti Natacha et Amaral Maria-Teresa, « Monique Wittig, la tragédie et l’amour », Corps, 1 décembre 2008, n° 4, no 1, p. 9398.
- Cixous Hélène, Lettres de fuite : séminaire, 2001-2004, Paris, Gallimard, 2020, 1185 p.
- Cixous Hélène, Le rire de la Méduse et autres ironies, Paris, Galilée (coll. « Collection Lignes fictives »), 2010, 196 p.
- Cixous Hélène, L’amour du loup : et autres remords, Paris, Galilée (coll. « Lignes fictives »), 2003, 208 p.
- Derrida Jacques, Marges de la philosophie, Paris, Éd. de Minuit (coll. « Collection “Critique” »), 2006, 396 p.
- Wittig Monique, Le corps lesbien, Paris, Éd. de Minuit, 2004, 187 p.
- Wittig Monique et Zeig Sande, Brouillon pour un dictionnaire des amantes, Paris, B. Grasset (coll. « Les cahiers rouges »), 2011.
- Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, https://www.cnrtl.fr/, consulté le 21 juin 2022.
[1] Jacques Lacan, « Le savoir du psychanalyste. Entretiens de Saint-Anne. 1971-1972 ». Version AFI.
[2] Cf. Shulamith Firestone, The dialectic of sex : the case for feminist revolution, Paperback edition., London New York, Verso, 2015, 216 p. ; Kate Millett, Sexual politics, New York, Columbia University Press, 2016, 403 p. ; Ti-Grace Atkinson, Amazon odyssey : the first collection of writings by the political pioneer of the womenś movement, 1. print., New York, NY, Links Books, 1974, 257 p.
[3] Il est rare de trouver des lectures croisées des œuvres de Monique Wittig et Hélène Cixous. Nous renvoyons le lecteur vers l’article d’Anne Emmanuelle Berger « Écrire le corps au temps du MLF » qui montre comment Wittig et Cixous ont amorcé une reconfiguration de la manière d’écrire et vivre le corps dans l’amour (de soi et de l’autre). Anne Emmanuelle Berger, « Écrire le corps au temps du MLF » dans Le Genre en littérature : les reconfigurations du masculin et du féminin du Moyen-âge à l’extrême contemporain, Presses universitaires de Rennes., Rennes, 2020, p.
[4] C’est le cas de la théoricienne féministe étasunienne Ti-Grace Atkinson. Ti-Grace Atkinson, Amazon odyssey : the first collection of writings by the political pioneer of the womenś movement, 1. print., New York, NY, Links Books, 1974, 257 p.
[5] Voir notamment le texte « It’s time to put a new face to love », Simone de Beauvoir, Simone de Beauvoir : feminist writings, s.l., 2015.
[6] Il convient de préciser le choix du terme féminisme pour parler de deux autrices qui, tout en ayant contribué au développement du féminisme français dans les années 1970, ont, chacune pour des raisons différentes entretenu des rapports ambigus avec ce terme. Il est connu aujourd’hui le refus par H.Cixous du terme féministe. Quant à Wittig, son affirmation selon laquelle les « lesbiennes ne sont pas des femmes », ainsi que l’exclusion subie par les militantes lesbiennes au sein du MLF, vient renforcer l’image d’une hétérogénéité interne au mouvement et invite à poser la question de l’usage du terme féminisme dans les années 1970 en France. Concernant les rapports entre le MLF et le mouvement lesbien, voir notamment la thèse d’Ilana Eloit, Lesbian Trouble : Feminism, Heterosexuality and the French Nation.
Pour ma part, je choisis d’utiliser le terme « féministe » dans cet article afin de revendiquer ouvertement l’inscription de ces deux autrices dans la tradition féministe occidentale de la seconde moitié du XXème siècle, dans la mesure où leurs écrits ont contribué à problématiser un certain nombre de thématiques encore centrales dans les féminismes contemporains.
[7] Nous avons choisi d’utiliser dans l’article l’écriture « A/autre » afin d’inscrire visuellement la distinction et l’articulation entre l’autre et l’Autre, en restant au plus près de ce que Cixous appelle « le paradoxe de l’altérité ». Nous devons à Jacques Lacan la formalisation de la distinction entre l’Autre (altérité absolue) de l’autre (projection de l’ego, l’autre comme « un autre soi-même »). Nous utilisons donc l’écriture « A/autre » comme façon de nommer ce qui dans l’autre renvoie toujours vers l’altérité radicale, soit son hétérogénéité irréductible. Nous reviendrons sur l’importance de cette dimension dans l’œuvre de Cixous.
[8] Hélène Cixous, Le rire de la Méduse et autres ironies, Paris, Galilée, 2010, 196 p.
[9] Le « phallocentrisme » désigne un mode d’organisation du champ symbolique qui repose sur la centralité du phallus comme signifiant organisateur. Il peut être rapproché de la « pensée straight » de Wittig, et de « la mécanique des solides » de L. Irigaray. Il faut bien noter que c’est au niveau du langage et de la pensée que ces « logiques » excluent l’A/autre (le féminin, la lesbienne, etc.).
Pour de plus amples précisions, voire les entrées « Écriture Féminine » et « Monique Wittig » dans le Dictionnaire du genre en traduction, accessible en ligne https://worldgender.cnrs.fr/.
Luce Irigaray, Ce sexe qui n’en est pas un, Paris, Éditions de Minuit, 1977, 217 p. et Monique Wittig, La pensée straight, Paris, Éditions Amsterdam, 2018, 153 p.
[10] Natacha Chetcuti et Maria-Teresa Amaral, « Monique Wittig, la tragédie et l’amour », Corps, 1 décembre 2008, n° 4, no 1, p. 93‑98.
[11] Dans les termes d’Anne Berger, cela correspond à « l’invention politique, épistémologique et culturelle du sujet désirant » au tournant du XXème siècle, et surtout de son affirmation au féminin. A.E. Berger, « Écrire le corps au temps du MLF », art cit.
[12] Sur le lien entre Désir, Loi et Phallus chez Lacan voir notamment « La signification du phallus », « Subversion du sujet et dialectique du désir » dans Ecrits II, ainsi que Le Séminaire Livre VI, Le désir et son interprétation.
[13] Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, https://www.cnrtl.fr/.
[14] Je fais référence ici au paradigme freudien sur lequel Cixous s’appuie tout au long de son œuvre. Freud, dans ses descriptions du développement psycho sexuel de l’enfant distingue plusieurs « phases » au cours desquelles la sexualité est gouvernée par une pulsion partielle différente. Ainsi, nous trouvons une phase orale, anale, phallique. Une fois le complexe d’Œdipe surmonté, l’enfant traverse alors une phase de latence, qui débouche dans l’adolescence. L’adolescence représente alors un moment de réactualisation des problématiques œdipiennes, moment qui permet au sujet de mettre les pulsions « partielles » au service du génital et de la reproduction, par le moyen du refoulement de la sexualité infantile. Ainsi, le génital prend le dessus et le sujet « renonce » aux pulsions partielles. Bien sûr, inconsciemment ces pulsions continuent d’exister et d’animer la vie sexuelle des adultes. Voir Trois essais sur la sexualité publié en 1905.
Cixous relit Freud, nous le verrons, et, dans sa pensée de l’Amour Autre, accorde un privilège à la pulsion orale.
[15] Voir Monique Wittig, Le corps lesbien, Paris, Éd. de Minuit, 2004, 187 p.
Plutôt qu’un « corps anatomique », il s’agirait alors d’un « corps viscéral », expression proposée par A.E. Berger dans « Écrire le corps au temps du MLF », art cit.
[16] Cixous parle en ce sens des « désordonnantes » dans « Sorties ». L’étymologie du mot « ordre » renvoie au « rang » mais aussi à ce qui est « rangé ». Le corps amoureux de Cixous et Wittig serait alors un corps « dé-rangé », hors-normes.
[17] Cixous l’annonce fermement dans « Le Rire de la Méduse » : « ce désir inventerait l’Amour ».
[18] Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Éd. de Minuit, 2006, 396 p.
[19] Nous faisons ici référence au Séminaire de Cixous publié sous le titre « Lettres de fuite », où on peut entendre « l’être de fuite ». Hélène Cixous, Lettres de fuite : séminaire, 2001-2004, Paris, Gallimard, 2020, 1185 p.
[20] A.E. Berger, « Écrire le corps au temps du MLF », art cit.
[21] Voir les entrées « alimentation », « ovule », « mâchement » dans Monique Wittig et Sande Zeig, Brouillon pour un dictionnaire des amantes, Paris, B. Grasset, 2011.
[22] Dans sa description de la phase orale, Freud montre comment l’enfant « incorpore », c’est-à-dire introduit en lui, les éléments extérieurs lui procurant du plaisir, et projette en dehors de lui les éléments déplaisants. Cixous reprend la notion d’incorporation et lui accorde une place centrale dans son érotique.
[23] Hélène Cixous, L’amour du loup : et autres remords, Paris, Galilée, 2003, 208 p.
[24] L’usage des oxymores pour décrire Les guerres d’amour comme un « assaut de gentillesse » et des « guerres heureuses » témoigne d’une violence de l’amour qui ne détruit pas mais au contraire fait vivre le collectif. M. Wittig et S. Zeig, Brouillon pour un dictionnaire des amantes, op. cit.
[25] Judith Butler, Trouble dans le genre : le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, la Découverte, 2006.
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Il y a des dons qui se font qui ne présupposent ni de savoir ce qui est donné, ni de savoir à qui l’on donne. Appelons cela l’amour*.