Peut-on réconcilier plaisir et politique, désir et écologie ? C’est à cette question hautement actuelle que s’attelle Myriam Bahaffou dans son dernier essai Éropolitique : écoféminismes, désir et révolution paru aux éditions Le passager clandestin. Loin des mirages individualistes de l’amour libre et des injonctions néolibérales à l’épanouissement personnel, elle dessine les contours d’une éropolitique indisciplinée, à la fois queer, décoloniale et antispéciste. Refusant la réduction du corps à un objet de conquête ou de consommation, elle explore des pratiques intimes et collectives – du BDSM à l’écosexualité – comme autant de gestes de résistance et d’invention qui puisent leur origine dans les expériences dissidentes des corps queer, travailleur·euses du sexe.
Nous en publions ici plusieurs extraits. Trou Noir remercie les éditions Le passager clandestin et Myriam Bahaffou pour leur confiance.
1. REVENDIQUER L’ANIMALITÉ DEPUIS LA RACE : TRANSESPÉCIATION ET ÉROPOLITIQUES DES CHIENNES SAUVAGES
Quand des (trans)féministes se disent perra [chienne], elles déterminent une pratique du simulacre. Ce n’est pas une simple transgression, c’est au-delà de la mauvaise copie de la bonne femme ; la chienne implique une rupture avec tout un schéma de présentation, d’affects, de manières de se lier au profit de la meute, tout en rendant impossible le fait d’unifier cette meute par la citoyenneté blanche et hétérosexuelle. C’est une énonciation politique de rupture avec le modèle féminin, ce n’est nullement une sexualité endettée, en dépendance ou en manque, mais de contamination. [1]
Désirer, comme nous l’apprennent les trashy queens, les putes vulgaires et les salopes qui tirent la langue à tout bout de champ, c’est toujours s’exprimer dans un langage autre qu’humain. Alors unbecoming signifie aussi unbecoming human. Les cyborgs et les créatures fantastiques ont depuis longtemps investi les imaginaires féconds d’accouplements au-delà des frontières de genres et d’espèces, les robots, les poupées de silicone, les godes et les fuckmachines se sont aussi intégrées à nos encodages désirants guidés par les algorithmes. Ici, plutôt que d’explorer le désir posthumaniste [2]à travers nos attirances, hybridités et corporalités partagées avec les machines, je propose de comprendrele décentrement de l’humain comme une occasion de se ressaisir d’une dimension animale propre à formuler une éropolitique écologique.
Les animaux demeurent le groupe le plus dégradant auquel nous, humain·es civilisé·es, pouvons être associé·es. Dans l’imaginaire collectif, ils représentent le primitif, le passé, le pas-fini, le non-articulé, le chaotique, l’instinctif ; ce sont les « bêtes » autour de nous, celles qu’on tolère ou qui nous attendrissent, mais avec lesquelles nous n’entretenons que rarement des rapports respectueux (au sens de la reconnaissance d’une agentivité et d’une valeur inhérente). Ainsi, l’adjectif « animal » a, sous la modernité occidentale [3]acquis une négativité ontologique, de sorte à contaminer tous les sujets qui devaient se trouver du mauvais côté du dualisme humain/animal. Alors, pour extirper le désir de l’enfer de la conquête, pour saisir à quel point l’éropolitique est une affaire écologique, nous n’avons pas d’autre choix que nous en remettre aux animaux et à l’animalité, continuant par là notre joyeux chemin vers la désintégration politique.
J’y puise quant à moi de quoi dessiner une posture décoloniale et antiraciste : se réclamer de l’animalité, en voilà une provocation face au récit de la sortie de « l’état de nature », considéré commele passage au stade supérieur du développement social, le moment décisif de basculement dans le progrès. Cette posture pose un problème qu’il nous faut d’emblée écarter : se réclamer de l’animalité, ce n’est pas affirmer que nous sommes « plus corporel·les », plus « instinctif·ves », et plus rivé·es à nos besoins physiques et nos impératifs biologiques. Ce n’est pas en baisant que nous révélons notre nature animale : affirmer ceci reviendrait à sous-entendre que les animaux sont exclusivement assignés au sexe et à nier leur vie émotionnelle, morale, et psychique. En revanche, l’entreprise d’extermination de toute animalité (et la production constante de sous-humain∙es qui lui est nécessaire) nous prive de la sensation de communauté avec d’autres êtres qui désirent aussi.
Je voudrais justement partir de l’expression « baiser comme des animaux », révélatrice de notre rapport au sexe, au désir, et évidemment d’un spécisme très puissant à l’œuvre dans notre manière de nous constituer en sujets de désir. En ce qui concerne les animaux, baiser est réduit à un accouplement mécanique, non conscientisé, exécuté sans honte ni sacralité ; en d’autres termes, sauvage. Par extension, celleux qui baisent « comme des animaux » ne sont pas vraiment humain·es, et s’adonnent à une sexualité sans intentionnalité ni limites, aux mœurs en contradiction totale avec les valeurs de la grande Humanité, qui se distingue par la sacralité, ou du moins la conscience de l’acte sexuel.
Wilhelm Reich explique quant à lui que toute l’entreprise de « civilisation » – et je voudrais ici faire entendre les résonances coloniales d’un tel terme – vise à se séparer de sa génitalité [4], liée au ventre, et donc à la partie « basse » (la tête et le haut du corps représentant la partie qualitativement supérieure et proprement humaine de notre être). Les interdits sexuels, selon le philosophe Georges Bataille, doivent ainsi être vus comme des manières de créer une (illusion d’)humanité qui dépend ainsi du respect de certaines limites, et dont la transgression va concentrer les fantasmes les plus obsédants. C’est à partir de là que l’on peut comprendre pourquoi on a toujours prêté aux colonisé·es et à leur descendant·es une sexualité débridée, violente, répugnante, et donc animale, mais également (et évidemment) terriblement excitante du point de vue de la libido coloniale. Ainsi, « le propre de l’homme c’est de faire l’amour proprement, c’est-à-dire pas dans n’importe quel but, avec n’importe qui et dans n’importe quelle posture [5] »
Alors, pensons avec les figures animales pour analyser ce continuum colonial et érotophobe : pour cela, je souhaite ici m’attacher à la chienne qui, comme l’affirment les philosophes Elsa Dorlin et Francesca Arena, « est notre cyborg, au sens où elle pourrait figurer une épistémologie féministe décoloniale [6] ».
Parler à quelqu’un·e comme à un chien, le·la traiter comme un chien, c’est le·la rabaisser au plus haut point [7]. Dans sa version féminisée, « chienne » est l’une des insultes favorites du patriarcat pour remettre à leur place celles qui remuent leur cul trop fort (on dit aussi qu’elles twerkent) et rient de provoquer les fantasmes de domestication les plus honteux. En anglais, le terme bitch, en vieil anglais bicce, signifie chienne. La filiation est donc directe, et nos bitches d’aujourd’hui ont bien du sang de chienne dans leurs veines.
L’humanité, nous dit Rousseau, se distingue par sa nature perfectible, par sa capacité infinie à apprendre. Mais devenir chienne, c’est désapprendre tout un encodage enregistré depuis l’enfance, celui qui nous enseigne à nous tenir bien, à ne pas déranger, à hocher la tête lorsque les garçons parlent, et à ne pas les froisser. Les chiennes sont fidèles et elles trahissent, elles représentent à la fois la liberté et la soumission, le sale et le respectable. Les chiennes nous apprennent non pas à considérer les animaux comme des exemples ou des métaphores, mais à produire un désir pour et depuis l’animalité. Désirer en chienne, c’est hacker le binarisme de la vierge et la putain, car les deux sont encore des femmes.
Dans le langage courant, et en particulier dans les milieux militants, on s’afflige de la déshumanisation des minorités. La déshumanisation d’autrui permet à toutes sortes de violences d’advenir sans que l’on s’en émeuve ; déshumaniser, c’est se distancier, c’est rompre un lien. Les chiennes demandent : pourquoi l’empathie devrait-elle être circonscrite à l’humain, ce statut inaccessible pour la majorité d’entre nous ? Humaniser autrui, voilà une aspiration politique obsolète et on ne peut plus anti-écologique, dont l’échec, tout comme celui de l’humanisme, est accablant sous le capitalisme patriarcal et colonial. Alors, que se passe-t-il si nous contournons l’humanisation et cherchons du côté des inhumain·es, des sous-humain·es, des animaux et des animalisé·es, pour faire de la politique ?
Ceci est nécessaire dans la mesure où les corps racisés ont constamment été renvoyés à une image dépréciative et haïssable de leurs corps, y compris dans l’espace de séduction, le seul espace de désirabilité qu’on leur accorde se réduisant à l’exotisation. Par la mise en spectacle de ces corps (africains en particulier) on teste leur « bagage génétique » toujours perçu comme essentiellement différent, on les met en scène de sorte à exciter le désir-conquête qui pousse ses limites toujours plus loin. On peut en trouver un triste exemple dans le syndrome méditerranéen, autrement dit l’idée répandue, notamment dans le monde médical, que les femmes d’Afrique du Nord en rajoutent un peu trop lorsqu’elles disent avoir mal : au fond, elles sont plus coriaces, plus dures, et supportent donc davantage la douleur que ce qu’elles veulent bien avouer. Ce racisme institutionnel trouve son prolongement dans l’idée que le bien-être et l’érotisme sont ainsi « des trucs de Blanc·hes », qui ne nous sont par nature pas destinés ; nous sommes supposé·es vivre pour suer et crever. Affirmer que nos corps sont des sujets de désir, que nous pouvons activer tendresse, reconnaissance, amour et désir entre nous, est un enjeu, je l’ai déjà dit, de survie politique. Les luttes actuelles ont tout intérêt à le prendre en compte et ne pas laisser cela à la charge privée des individus. Communaliser la terre, les moyens de production mais aussi, et surtout ,le désir.
2. DÉSIRER LE MONDE, MOUILLER POUR LA PLANÈTE : ÉCOSEXUEL∙LES FLUIDES ET MULTIPLES
À force d’être privés de terre ferme, à force d’être relégués à la mer, on avait appris à nager malgré nous, notre organisme avait créé des nageoires, des ailes et des branchies, nous transformant en drôles de créatures hybrides, mi-poissons mi-oiseaux.FANOS – chui pas anthropologue mais je voulais te dire que chaque fois que tu me baises tu contribues à la re-génération du monde.
TAFHTA au ralenti, parce qu’elle écoute tout – tu veux dire que c’est comme si on faisait des bébés invisibles ?
FANOS – oui, enfin c’est comme planter des légumes, ou faire une cérémonie pour des mortes. Quand on baise toi et moi, ça fait pousser des trucs, j’ai l’impression que ça participe à rendre la vie possible, à entretenir les conditions d’habitabilité du monde. Comme si ça faisait coïncider notre subsistance avec celle de ce qui fait qu’on subsiste ? [8]
L’éropolitique exige des sujets fluides. Plus il y a conservatisme et maintien d’une identité pure, circonscrite et certaine, plus le désir est durci, prévisible, contrôlé, et plus le plaisir est faible. L’éropolitique demande ainsi de se dessaisir partiellement de son agentivité et d’appréhender les forces à l’œuvre dans les dynamiques désirantes, par l’écoute et l’humilité (en d’autres termes, en étant une bonne chienne). En actant que je ne suis pas l’autrice de mon désir, je peux étudier et comprendre ce qui est en jeu, mais je ne peux jamais complètement le produire, le rationaliser au sens utilitariste du terme, ni même réellement le quantifier. Nous avons vu que les éropolitiques, depuis la dissidence des catégories de genre, de race, de validité, d’espèce, défient les cadres du désir-conquête et appellent à des manières nouvelles de faire corps depuis les marges, dans une direction posthumaniste. Plus haut, j’ai affirmé que les animaux n’étaient pas que la métaphore d’une sexualité « débridée », mais des individus sentients et désirants envers lesquels nous devrions être autorisé·es à ressentir du désir, dans le but de construire un vivre ensemble qui se ne prenne plus « l’humain » comme unique mesure de valeur. La première chose qui nous vient à l’esprit lorsque l’on invite à désirer les animaux, en animaux, est évidemment le spectre de la zoophilie. Zoophilie signifie étymologiquement l’amour des animaux : zôion veut dire « animal » mais aussi « vivant » en grec (condition que les humain·es – aux dernières nouvelles – partagent aussi) tandis que philia, c’est l’amour, celui de la camaraderie et de l’appartenance sociale. Bref, a priori, rien de repoussant dans ces termes. Si donc la zoophilie, traduite donc justement par « l’amour des animaux », est devenue le plus grand tabou du désir [9], comment penser une quelconque révolution éropolitique ? J’affirme donc que nous n’avons pas le choix que de revendiquer ouvertement des positions zoophiles, pour consolider nos éropolitiques écologiques. Les chiennes dont j’ai longuement développé le positionnement politique plus haut sont zoophiles. Les antispécistes qui œuvrent à partir du désir sont zoophiles, et j’aimerais que davantage d’écologistes le soient. Une fois de plus, les liens à l’amour et au désir sont aujourd’hui d’emblée renvoyés du côté de la sexualité génitale, du sale et de la perversité. Non seulement la zoophilie ne devrait pas signifier un rapport sexuel (bien souvent non consenti, donc un viol) avec les animaux autres qu’humains, mais surtout il serait intéressant d’étudier pourquoi et comment la zoophilie, alors entendue comme zoosexualité (autrefois nommée bestialité, et qui a survécu en tant que tel en anglais), est devenue
une cartographie [des] frontières entre nature et culture, non seulement parce qu’il s’agit d’actes considérés comme « contre nature » (queer), mais d’autant plus parce que les animaux impliqués, chevaux, vaches, chèvres, moutons et chiens, comme animaux domestiques, ne cessent de mettre cette frontière sous tension. [La zoophilie] suit enfin les lignes, mais la liste pourrait encore s’allonger, de la frontière entre ceux qui sont dotés de consentement (aujourd’hui éclairé) et ceux qui en sont dépourvus – les enfants, les animaux, les anormaux… Les réponses, sanctions, hésitations de la morale, des gestes et des lois qu’appelle la zoophilie font partie du processus qui accomplit, ratifie, sanctionne, brouille, interpelle ou sape ces frontières [10].
Revendiquer une dimension sale – ce qui signifie riche en bactéries, et donc riche en relationnalités – dans le désir, implique simultanément de le sortir de cet espace aseptisé et contrôlé d’une sexualité non animale. Baiser dans les bois, cruiser [11]dans les parcs et faire du sexe dans les bars [12], sont autant d’expériences écosexuelles en puissance, puisqu’elles refusent l’assignation du désir à une chorégraphie hygiéniste et humaniste. Les entrelacements entre les plantes, les filets d’eau, les insectes, les limaces qui se tordent et se bavent dessus, les langues humaines qui s’enroulent comme elles, les fluides, sueur,cyprine,urine, larmes, mouillent les draps et l’herbe, et participent au renouvellement des forces qui font que la vie continue. Ce n’est pas un vitalisme naïf, mais un mouvement éropolitiquerévolutionnaire. La « nature » n’est pas une matrone vengeresse, mais une partenaire de jeux insolente et toujours excitée, et excitante. À nous de faire en sorte d’honorer cette prolifération de désir pour la diversité des formes de vie, qu’on ne devrait jamais craindre d’appeler écologie.
3. POLITIQUES SÉCURITAIRES DU TRAUMA, LIBÉRALISME INTERSECTIONNEL ET SANTÉ MENTALE BLANCHE.
J’appelle politiques sécuritaires du trauma une tendance transversale à plusieurs mouvements militants qui s’organisent autour de la protection du trauma, c’est-à-dire autour de la méfiance vis-à-vis d’une quelconque situation qui pourrait activer (trigger) une personne qui aura déjà vécu un moment traumatique dans sa vie, en particulier lié aux agressions sexuelles. Selon les politiques sécuritaires du trauma, non seulement nous devons une écoute absolue aux victimes, mais nous leur devons aussi la pleine reconnaissance de la légitimité de leur réaction, quelle qu’elle soit ; nous leur devons enfin soutien total au nom même qu’elles sont victimes. Or, non seulement « le conflit n’est pas une agression [13] », mais même lorsqu’il en est une, à aucun moment une réponse traumatique, lorsqu’elle est érigée comme une politique collective, ne peut se passer d’un examen critique. (…) Au lieu de vouloir protéger et rassurer les individus à tout prix, efforçons-nous plutôt de faire en sorte que nos espaces puissent sinon nous permettre de dépasser, mais au moins de travailler, de tutoyer les traumas.
Les politiques sécuritaires du trauma sacralisent l’expérience du trauma jusqu’au point où ce dernier définit essentiellement les individus. Par conséquent, le seul paradigme devient nécessairement celui de lasécurité. Il n’y a qu’à observer la prégnance du mot safe dans les espaces militants : il faut se sentir safe, proposer des espaces safe, ou expliquer aux gens que ce qu’iels disent n’est pas safe. Il est bien commode d’utiliser l’anglais ici, avouons que « sécuritaire » sonne tout à coup beaucoup moins bien. « Une société sécuritaire », cela ressemble à s’y méprendre à une utopie de droite, fantasme de la protection des frontières où chacun·e est rassuré·e dans son espace, et où le soi demeure maître des lieux. Malheureusement, c’est exactement vers cela que nous nous dirigeons : un féminisme sécuritaire, un féminisme de gestapo où tout le monde se protège, mais aussi où tout le monde se flique, et où chacun·e attend paradoxalement la moindre occasion pour se sauter à la gorge. Construire toute une politique autour du trauma élude la dimension dynamique de ce dernier : au lieu d’être travaillé, il est nourri, sacralisé et figé. Il produit des sujets féministes carencés, qui n’interagissent avec les autres que par la validation, et jamais par le conflit. De manière générale, les politiques sécuritaires du trauma s’infiltrent progressivement dans les milieux militants et ne nous aident pas à grandir ensemble, ni à faire de la place à celleux pour qui la friction et l’intensité constituent des éthiques relationnelles justes, et pour qui les émotions ne doivent pas passer par un discours ficelé et une aspiration à la reconnaissance totale, mais par un travail de négociation voire de conflictualité. Proposition, contre-proposition, ajustement, et parfois, oui, on se force. On se force un peu pour faire plaisir à ses ami·es, sa famille, on se force en communauté, on se force avec ses partenaires, et même, on se force un peu dans le sexe. Et cette utopie libérale où plus rien ne serait forcé, où la contradiction serait évacuée, est une utopie blanche et bourgeoise où nous serions sacrifiées sur l’autel de la pureté psychologique, au nom de l’impérative protection des traumas. Les politiques sécuritaires du trauma interviennent dans des endroits de la vie militante aussi variés que le travail domestique (certain·es ne pouvant plus toucher un balai puisqu’iels ont été traumatisé·es par leurs parents plus jeunes), la sexualité (qui, hors du protocole du consentement affirmatif, est inimaginable), l’action militante (où on cherche à tout prix le consensus, en prenant « soin » de ne heurter personne, ce qui en général aboutit à un immobilisme mortifère [14]), les relations affectives (où l’on souhaite s’assurer que la personne est bien d’accord avec ce qui se passe, anticipant ses besoins et infantilisant l’autre). Je les vois évoluer, muter, mais jamais être réellement remises en question, puisque le mantra principal est désormais de s’écouter.
Il faut en finir avec l’idée d’être rassuré·e et protégé·e, en finir avec le paradigme de la safety dans les milieux militants, afin d’embrasser quelque chose qui nous promette davantage. Comment ? En valorisant la vie comme expression de l’inattendu en nous, et en considérant l’échec comme transformateur. L’intersectionnalité doit être prise au sérieux de sorte à nous placer à la fois comme victime et comme bourreau, c’est-à-dire à nous faire entrer de manière dynamique et conséquente dans ces mots, pas avec peur et fuite. (…). Pour débunker les politiques sécuritaires du trauma, il faut ainsi dénoncer le danger du paradigme safe, en affirmant que le contraire desafe n’est pasoppressif, mais risqué. Aussi, je propose de substituer aux politiques sécuritaires du trauma des politiques risquées du trauma (de leur gestion, de leur approche).
J’ai bien conscience que ma théorie des politiques sécuritairesdu trauma peut se présenter comme du pain béni pourles « anti-genre », « anti-woke », et toustes celleux critiques dela pensée féministe et de sa nécessité d’une révolution relationnelleet psychologique. Mais comme à mon habitude, je nepense pas que nous devrions abandonner la critique interne,pour l’unique raison que cette dernière a été (ou est susceptibled’être) massivement instrumentalisée.Ma proposition est elle aussi limitée, mais elle a le mérite de pointer une hégémonie lente et sourde qui empêche plus qu’elle n’active les sujets minorisés qu’elle propose de « réparer ». Je considère les théoricien·nes du soin communautaire et militant psy, qu’il s’agisse d’Adrienne Maree Brown, Kai Cheng Tom ou Ted Megan Barker comme des personnes aux compétences indiscutables, dont le travail, en particulier celui d’Adrienne Maree Brown, me nourrit depuis des années et dont le livre Pleasure Activism [15]demeure l’une de mes bibles militantes. Il est toutefois important de replacer ces activismes dans leur contexte : celui du territoire états-unien, où les parcours individuels, l’histoire triomphante des minorités raciales se font selon un cadre qui reste à mon sens problématique, notamment dans l’intention d’une telle démarche. Si la healing justice – c’est-à-dire l’idée selon laquelle la lutte contre le patriarcat cishétéro colonial et capitaliste doit aussi se faire depuis un angle psychologique de guérison – n’a pour objectif que le bien-être, l’atteinte d’un soi plus complet, plus heureux et plus authentique, si la réintroduction de termes tels qu’« amour », « guérison » « transformation » « communauté », ne vont que dans le sens d’une intégrité et d’une réussite (individuelles ou collectives), nous manquons le but. Il faut aussi rappeler la nature de ces formes états-uniennes de transmission de savoir, très sujettes à marchandisation (coachings, stages, formations, parfois hors de prix, parfois accessibles, toutes centrées autour du travail sur les traumas) ne présente pas à mon sens un potentiel suffisamment transformateur pour réellement nourrir des politiques antiracistes solides. De l’autre côté, l’ignorance totale des enjeux de santé mentale est encore plus dangereuse, puisqu’elle reproduit des logiques de performance et donc un validisme encore peu questionné dans les espaces militants (et lorsque le sujet est abordé, de la même manière que la santé mentale et la neurodivergence, il l’est depuis une perspective blanche).
(…) Si le projet de la healing justice est juste dans son diagnostic (et je pense qu’il l’est), une organisation révolutionnaire ne peut toutefois reposer uniquement sur ce processus, au risque de stagner indéfiniment dans du soin psychologique individuel (au mieux « communautaire »), de cantonner les problèmes sociaux à des thérapies et des ateliers, dans un horizon de guérison qui ne laisse pas assez de place pour l’irrésolu et le problématique. (…) Sans anticapitalisme affirmé, et enfin sans questionner la sainteté du « soi » et le paradigme protectionniste des politiques sécuritaires du trauma, tout projet qui s’enracine dans la healing justice ne pourra toucher qu’une niche de militant·es déconstruit·es (ironiquement, souvent blanch∙es). Ainsi, les mots d’Adrienne Maree Brown sonnent particulièrement justes lorsqu’elle affirme que « nous cultivons en nous une pratique transformatrice qui nous aide à guérir de ce que le monde a été, tout en générant ce que le monde sera ». Reste maintenant à trouver la résonance que peuvent avoir ces propos dans une éropolitique qui à la fois prend acte de la nécessité de l’analyse et de la transformation psychologique politique, et refuse en même temps les politiques sécuritaires du trauma et le paradigme préservationniste qui en découle, afin d’offrir un soin féministe et décolonial qui œuvre à partir du risque et de l’expérience du monde.
[1] Quentin Dubois, « Le caractère destructeur de la sexualité »,Trou Noir 3, n° 2, « Aimons-nous le sexe ? », Bordeaux, La Tempête, 2023, p. 169.
[2] « On peut faire remonter le posthumanisme aux conférences Macy sur la cybernétique de 1946 à 1953 et à l’invention de la théorie des systèmes à laquelle ont participé Gregory Bateson, Warren McCulloch, Norbert Wiener, John von Neumann et de nombreuses autres personnalités issues de divers domaines, qui ont abouti à un nouveau modèle théorique pour les processus biologiques, mécaniques et de communication qui a retiré à l’homme et à l’Homo sapiens toute position privilégiée par rapport aux questions de signification, d’information et de cognition ». Cary Wolfe,What Is Posthumanism ?, University of Minnesota Press, 2010, p. 12. Évidemment, la définition du posthumanisme dépasse sa contextualisation historique, mais il y aurait trop à dire. Rappelons simplement que le posthumanisme n’est en rien une version du transhumanisme, pas plus qu’il n’est pas une contestation de l’humain en tant que réalité matérielle, bien plutôt une critique de l’idéologie humaniste qui demeure son discours exclusif.
[3] D’un côté du spectre, une représentation désormais courante des peuples extraoccidentaux (si tant est que cette catégorie ait du sens) les place dans une sorte d’âge d’or du vivre-ensemble interespèces, prodiguant des relations de soin et de respect absolu envers les autres animaux ; de l’autre, par leurs activités de subsistance comme la chasse et la pêche, ils n’auraient aucune conscience antispéciste et seraient « programmés » pour survivre. Les deux extrémités de ce spectre sont également racistes.
[4] Wilhelm Reich, La psychologie de masse du fascisme, Paris, Payot, 1972, p. 290.
[5] Armelle Le Bras-Chopard, Le zoo des philosophes. De la bestialisation à l’exclusion, Plon, 2000, p. 35.
[6] Francesca Arena et Elsa Dorlin, « Introduction : chiennes »,Comment s’en sortir ?,n° 6, hiver 2018 [en ligne].
[7] Trump disait d’Abou Bakr al-Baghdadi, chef de l’organisation État islamique tué en 2019 par les forces spéciales américaines, qu’il est « mort comme un chien ». (Ophélie Neiman : « Chiens, chats… Les animaux de compagnie omniprésents dans les campagnes électorales », Le Monde, 2 novembre 2024 [en ligne]). Dans le cadre du scandale d’Abou Ghraib en 2003-2004, les détenus (et non « prisonniers », comme le rappelle Judith Butler dans Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil, Zones, 2010) ont été soumis par la CIA à des agressions de chiens, notamment des actes de torture qui consistait à les traîner en laisse, ainsi qu’à des viols par sodomie. Le but est ici d’exclure absolument de l’humanité en soumettant les individus à ses pires « déviances » – soit les animaux et les homosexuels – afin de détruire tout ce qui subsisterait de commun entre les prisonniers et le reste du monde. « La scène de torture qui comprend des actes homosexuels forcés et cherche à anéantir par cette coercition présuppose que, pour le tortionnaire comme pour le torturé, l’homosexualité représente la destruction de l’être. » Judith Butler, Ce qui fait une vie, op. cit., p. 90.
[8] Seynabou Sonko, Djinns, Grasset, p.123.
[9] En France, le Guide pratique des maladies mentalesde 1893 inclut une entrée sur la zoophilie : « Certaines personnes ont pour les animaux une affection exagérée à laquelle ils sacrifieraient tous les êtres humains. C’est à cette catégorie de malades qu’appartiennent les anti-vivisectionnistes, qui comptent surtout des femmes parmi leurs adeptes. » Paul Sollier, Guide pratique des maladies mentales, G. Masson, 1893, p. 363 – cité par Christophe Traïni, La cause animale. Essai de sociologie historique(1820-1980), Puf, 2011, p. 178.
[10] Vinciane Despret (2012), « Z comme Zoophilie. Les chevaux devraient-ils consentir ? », Que diraient les animaux, si… on leur posait les bonnes questions ? La découverte, 2014, p. 288-289.
[11] Lecruisingest une pratique propre à la culture gay : c’est une recherche de potentiels partenaires sexuels anonymes dans des endroits initialement non destinés au sexe, soit un détournement, un usage déviant d’un espace. Cette forme spécifique de drague est née d’une exclusion, forçant les hommes gays à se cacher du public pour vivre leurs désirs. Alex Espinoza, Cruising : An Intimate History of a Radical Pastime, Unnamed Press.
[12] Jeremy Atherton Lin,Gay Bar. Pourquoi nous sortions le soir, Tusitala, 2024
[13] 1 Sarah Schulman [2018], Le conflit n’est pas une agression. Rhétorique de la souffrance,
responsabilité collective et devoir de réparation, B42, 2021.
[14] Et paradoxalement, à un terreau fertile pour l’autoritarisme qui apporte alors(enfin !)une forme de mouvement.
[15] Adrienne Maree Brown, Pleasure Activism : The Politics of Feeling Good, AK Press, 2019.
« L’homme a toujours parlé au nom du genre humain, mais la moitié de la population terrestre l’accuse désormais d’avoir sublimé une mutilation. »
28 AVRIL 2020
Sonia Corrêa, féministe brésilienne, met en garde contre la ségrégation de sexe dans le contexte du Covid-19
28 FÉVRIER 2021
« Malgré les promesses de la démocratie libérale d’une société plus inclusive, les discriminations de race et de genre persistent, et les inégalités sociales s’amplifient. »
Des folles du FHAR, à l’occasion d’une manif, se ruèrent sur un car de police, brisèrent les vitres, frappèrent les flics et libérèrent des membres du Secours Rouge.
28 mai 2022
« Le jardin est une métaphore d’un possible queer au milieu du SIDA et de l’homophobie. »