Comment penser aujourd’hui les infrastructures du désir ? Dans cette exploration de la pensée utopique de Charles Fourier, McKenzie Wark nous invite à redécouvrir un classique méconnu de la théorie queer avant la lettre : Le Nouveau Monde amoureux. Écrit dans les années 1810, mais seulement publié en 1967, ce texte visionnaire imagine une société où les passions se déploient librement dans des jeux érotiques collectifs, des quadrilles amoureux aux orgies harmonieuses.
Contre l’individualisme libéral de la consommation sexuelle, Fourier propose une économie politique du plaisir où règnent les « omnigynes » — ces êtres aux passions multiples, chargés d’orchestrer les danses du désir collectif. Une pensée radicale qui résonne étrangement avec les espaces de pratiques sexuelles alternatives qui s’inventent, au bord de l’industrie pharmacopornographique, dans les donjons BDSM et autres aventures post-porn. McKenzie Wark, philosophe et théoricienne des médias que Trou noir a récemment rencontrée (voir notre entretien), offre ici un extrait de son livre The Spectacle of Disintegration qui éclaire d’un jour nouveau les utopies sexuelles du XIXe siècle et leur actualité troublante.
Trou noir remercie emma b. pour sa traduction.
Image de couverture : Extrait de Dreaming Walls (2022) de Joe Rohanne et Maya Duverdier. Ce film, construit autour du Chelsea Hotel de New York, explore ce lieu mythique comme héritier contemporain des principes du phalanstère fouriériste – communauté d’artistes où se mêlent création collective et expérimentations de vie alternative. Performeureuses : Olive Tupartie & Kesley Rondeau.
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Si la plupart des philosophies civilisées ne sont que des utopies détachées de la réalité, pourquoi n’y trouve-t-on pas quelques orgies ?
L’œuvre de Fourier est peut-être bien une utopie détachée de toute réalité, mais au moins a-t-il pris soin d’équiper la sienne de terrains pour les démonstrations d’affection les plus luxueuses. Il a même pensé à séparer les espaces bruyants réservés aux enfants des espaces silencieux dédiés aux adultes. Pour Fourier, si la violence se produit, c’est un échec de design – autant de l’architecture que des relations sociales qui s’y inventent.
Fourier commence à écrire Le Nouveau Monde amoureux dans le petit village de Talissieu à l’occasion d’un séjour chez ses nièces. Au début, le quotidien rural semble fait pour plaire à Fourier. Mais finalement, la situation s’avère plutôt éprouvante. Difficile de savoir à quel point ses nièces folâtraient avec les fringants officiers qui venaient si souvent leur rendre visite. Fourier prétend être tombé sur un jeune officier, la main sous la jupe d’une de ces demoiselles, tandis que son autre nièce les regardait. Quoi qu’il en soit, ça n’était certainement pas un problème pour le philosophe.
Pour Fourier, il allait de soi que ses nièces auraient dû être libres de baiser qui bon leur semblait. Et même s’il craignait pour elles que ces jeunes officiers aient entretenu de mauvaises intentions, ce qui l’exaspérait le plus, c’était leur hypocrisie. Quand il les confronta sur le sujet de leurs relations avec les jeunes officiers, elles feignirent d’être offensées par la simple suggestion de quoi que ce soit d’inconvenant. Et il finit par se froisser avec elles.
Ces circonstances ont nourri l’écriture de ce qui est donc peut-être son chef-d’œuvre impossible, Le Nouveau Monde amoureux, qui ne sera finalement publié qu’en 1967 [grâce au travail de « redécouverte » éditoriale mené par la philosophe Simone Debout], et qui n’a toujours pas été traduit en anglais. Un classique méconnu de la théorie queer.
Politiques amoureuses
Ce qui distingue Fourier, c’est qu’il imagine le social comme entièrement composé de passions. Il refuse le jacobinisme érotique de la monogamie universelle (qu’on trouve encore chez Badiou, par exemple). Son ordre social passionnel n’est pas celui d’un amour « universel mais singulier » — c’est plutôt celui de la diversité et de la différence des passions.
Au fond, Fourier veut être un arbitre érotique des jeux passionnels, pas un économiste politique. Ses plus beaux écrits, dans Le Nouveau Monde amoureux, constituent une philosophie unique de l’orgie — une pornographie des systèmes de relations sociales. Car en tant que pornographe, Fourier s’intéresse aux tableaux, à la mise en scène, au rituel, plutôt qu’à la baise proprement dite.
L’Harmonie [c’est le nom que Fourier donne à sa société idéale] satisfait un minimum sexuel pour tout le monde. Mais si chaque monogyne — les personnes qui ne sont gouvernées que par une seule passion — peut y prendre son pied, Fourier n’ayant rien d’un égalitariste, s’intéresse très peu à décrire leurs maigres plaisirs. C’est le monde baroque des omnigynes qui l’attire, avec leur jeu polymorphe sur les douze passions dans leur intégralité [1]. Fourier se considérait comme un omnigyne, et par conséquent son imaginaire pornographique devait exciter les douze passions, pas seulement la passion du « toucher-rut ».
Si la philosophie cultive des ambitions politiques pour le « majeur », ces ambitions font que trop souvent, elle oublie de se préoccuper du « mineur » des politiques amoureuses. On sait que Marx a sondé les limites de la philosophie politique en s’aventurant dans les tréfonds de l’économie politique. Fourier les a trouvé dans l’économie amoureuse, où les questions d’amour ne sont ni privées, ni contradictoires avec l’implication dans le monde.
Pourquoi l’amour est-il la passion pour laquelle les philosophes veulent admettre le moins de liens possibles, alors même qu’iels raffolent de parler d’amour fraternel et de cosmopolitisme ? La politique sexuelle signifie quelque chose de très spécifique dans le monde de Fourier. La politique au sens civilisé n’a guère d’intérêt. Dans un monde décentralisé d’abondance tel qu’il l’imagine, il n’y a rien au nom de quoi se battre, aucun intérêt à l’empire. Capital, travail et talent coopèrent plutôt que de lutter les uns contre les autres.
La politique, dans ce contexte, c’est le domaine de la passion cabaliste, des intrigues et des factions, de la rivalité et de la collaboration — mais les enjeux sont largement symboliques. Certain·es sont plus riches que d’autres en Harmonie, mais ici la stratification sociale n’est pas un simple masque pour la classe. Le véritable concours, c’est celui du prestige et de la renommée. La politique sexuelle est un jeu de largesse sensuelle. Sa monnaie, c’est l’attraction, mais le but du jeu n’est pas d’amasser et de convoiter — c’est de dispenser et distribuer les faveurs des favorisé·es.
Dans le quadrille érotique, les salopes règnent
Dans la culture des bals de l’époque de Fourier, le quadrille est une danse qui exige une coordination raffinée des danseureuses. Dans sa théorie pornographique, Fourier imagine dans le même sens un quadrille érotique pour seize personnes. Pour ce quadrille, « l’orgie est préparée par le ministre et le pontife qui ménagent des réunions délicieuses, des sympathies cumulées et se renforçant les unes par les autres ». Les plaisirs s’accumulent et se ramifient par les jeux de la mémoire — la nôtre et celle des autres. C’est une économie de la réputation, où les liaisons se structurent pour produire des résultats harmonieux. Le quadrille rehausse toutes les passions particulières par leur combinaison, à laquelle s’ajoute le plaisir de l’unitéisme, qui rehausse toutes les autres passions également [2].
Plutôt que des rencontres aléatoires, le nouveau monde amoureux est celui de la « polygamie harmonique ». Le résultat, ce sont des orgies qui fournissent « des parties brillantes et qui laissent toute la vie de charmants souvenirs ». La participation n’est pas un sacrifice, mais un rehaussement du plaisir. Comme dans le quadrille des danses de salon, chacun·e s’ajuste à l’autre, fait jouir l’autre — même si seul·es certain·es se distingueront plus que d’autres (…).
Fourier se montre un peu pudique et ne révèle pas réellement aux lecteurices (qu’il imagine entravé·es par la morale civilisée) comment le quadrille fonctionne vraiment. Il est clair toutefois que ce qu’il nomme pédérastie et saphisme font partie intégrante des passions qu’il s’agit d’exprimer. Ce qui est peut-être plus intéressant, c’est que Fourier comprend la différence des désirs non pas le long du continuum censé aller des hétéros/hétéras aux bicurieuxses et aux gays/lesbiennes, mais plutôt à l’intérieur d’un espace de possibilités plus compliqué. Pour Fourier, il s’agit davantage de savoir quelles sont les passions dominantes, et comment les dénombrer.
Par exemple, une femme pentagyne hétérosexuelle, qui a cinq passions dominantes, pourrait avoir besoin de cinq hommes monogynes, dont chacun pourrait correspondre, dans sa passion dominante, à l’une des siennes. Sans surprise, les monogynes se classent au plus bas de l’échelle de la réputation érotique au sein des quadrilles. Les omnigynes, pleinement sensibles aux douze passions, sont celleux qui en demandent le plus, et qui en conséquent acquièrent davantage de réputation, et jouent finalement le rôle de chef·fes d’orchestre de la danse. Fourier renverse ainsi les jugements moraux de la civilisation. Dans le quadrille érotique, les « salopes » règnent.
Une pornographie de la relation
La civilisation traite l’espace sexuel comme une hiérarchie de valeurs, avec la monogamie hétérosexuelle au sommet et les baises aléatoires au bas de l’échelle. Le domaine de la pratique sexuelle sanctionnée fait débat, mais tout ce dont il s’agit, c’est de savoir où tracer la ligne. La monogamie sérielle pourrait convenir à certain·es, ou pourrait n’être qu’une période de rapports aléatoires chez les jeunes avant qu’iels ne se rangent. Peut-être pourrait-il être acceptable d’avoir des relations sexuelles hors mariage une fois que les enfants ont quitté la maison. Peut-être un incident de tromperie pourrait-il être pardonné, mais pas si c’est une habitude. Peut-être les gays et les lesbiennes pourraient-iels être autorisé·es au sein de la hiérarchie du sexe sanctionné, mais à condition de former des relations monogames comme tout le monde.
Et ainsi de suite. Quoi qu’il en soit, en civilisation, le domaine de l’acceptable se distingue à l’intérieur d’une échelle de valeurs binaires : à une extrémité se trouvent les prudes, qui nient et répriment leur sexualité ; à l’autre extrémité, se trouvent les salopes. Si la virginité n’est plus autant prisée par les civilisé·es qu’elle l’était autrefois, baiser à droite et à gauche n’est toujours pas acceptable, particulièrement pour les femmes. C’est aléatoire, infectieux, une menace pour l’ordre civilisé.
Fourier se dispense de toute cette stigmatisation de l’espace des possibilités sexuelles. Il n’y a pas d’axe hétéro-gay, ni d’axe prude-salope, ni d’axe ordonné-aléatoire, dans son univers sexuel. Il n’y a que les douze passions, et la variabilité du nombre de passions susceptibles d’être actives en chaque être humain. Et l’Harmonie est le jeu qui consiste à combiner ces passions. Il est vrai que le monde de Fourier est hiérarchique, et il est tentant de dire que les salopes sont au sommet — mais ce n’est pas tout à fait cela. Les omnigynes sont favorisé·es dans la politique sexuelle harmonienne, mais toute sexualité se joue sous la forme de jeux élaborés. Ce qui est valorisé, c’est la richesse de l’attraction passionnelle, et la philanthropie avec laquelle le talent est dispensé.
Les passages les plus extraordinaires en découlent. Une pornographie de la relation (et non de l’acte) : « Les deux foyers élisent d’abord quatre sous-foyers ou cardinaux de quadrille. Ce sont les quatre aimés en titre de favoritisme et d’unitéisme ; ensuite chacun sur ses 14 aimés dont 7 pivotaux en gamme haute et 7 en gamme basse. On élit 4 ambigus en gamme basse et le surplus forme 12 touches majeures et 12 touches mineures, dont 6 pivotaux ou pivotales. »
Voilà le plus remarquable chez Fourier : la capacité d’imaginer une pornographie relationnelle, où tous les contacts sociaux sont plaisants et engagent autant de passions que possible. C’est un renversement hérétique de la perspective libérale. Plutôt que de sacrifier le corps au travail pour maintenir une survie où quelque modeste plaisir peut être toléré à la marge, tout le champ social s’engage dans l’ensemble des passions tout le temps.
Quelque chose d’approchant se passe un samedi sur deux dans un donjon de Brooklyn. Il y a des hommes, des femmes, et quelques inclassables. Il y a des personnes noires et des personnes blanches, et certain·es qui ne sont ni l’un ni l’autre. Il y a des gays et des hétéros, et certain·es qui ne sont ni l’un ni l’autre. Il y a des jeunes et des vieux et des vieilles, des personnes belles et des personnes laides. Iels ne sont pas les mêmes mais ont toustes des passions, et toustes se rassemblent et retirent leurs vêtements avant de s’aventurer dans un labyrinthe obscur. Ici un homme en fouette un autre avec une baguette. Là une femme encule un homme avec un gode. Dans la pièce du fond se déroule une scène de groupe, trop sombre pour distinguer les genres ou les préférences. Un cri de plaisir attire cinq hommes, bite en main, qui regardent depuis les ombres — certains dans l’espoir de se joindre à la scène, d’autres simplement pour regarder, se branler et faire don d’une offrande (le savent-ils) à Barbelo, Déesse régnante de l’une des hérésies favorites de Raoul Vaneigem.
Ce n’est guère ce que Fourier avait en tête. Ce n’est pas très éloigné des sérails dont il savait qu’ils étaient l’autre face nécessaire de la morale bourgeoise. Fourier était très probablement un branleur solitaire. Mais il aurait pu apprécier l’émergence, dans de tels espaces, de règles tacites qui permettent l’engrenage des passions. Ses lectures de la littérature décadente l’avaient amené à soupçonner une charge érotique même — ou surtout — dans les « bambochades secrètes des femmes respectables ».
Le sexe en plein jour
Le sexe harmonien est très réglementé. La cour d’amour se réunit quotidiennement. Une haute pontife préside, et disposé·es sous elle, se trouvent divers autres rangs, qui font respecter le code de conduite amoureux. Ce n’est pas l’infidélité mais l’insincérité qui est le principal défaut qui les préoccupe. L’adhésion est volontaire, donc il n’y a personne à contraindre, mais la reconnaissance dans ce monde ne se gagne pas facilement. La principale monnaie de cette hiérarchie est la philanthropie sexuelle. Le rang de saint·e est accordé à celleux qui partagent leurs faveurs sexuelles avec celleux qui en ont le plus besoin.
Outre l’organisation des rencontres sexuelles dans la juridiction de la cour, la pontife et ses associé·es doivent organiser le divertissement des voyageur·ses. Fourier imagine une foule d’aventurier·es et de chevalier·es errant·es, parcourant le monde à la recherche de plaisirs rares. Celleux qui ont des fétiches particulièrement rares peuvent voyager loin pour rejoindre des rassemblements de leur espèce. Fourier a prévu une fédération mondiale des adeptes de chaque branche de passion, avec des sectes dévolues à chaque manie sexuelle particulière. Une association mondiale de fétichistes du grattage de talons pourrait parcourir le monde à la recherche d’ardent·es suppliant·es prêt·es à offrir leurs talons. Roland Barthes : « Pour Fourier, et c’est là sa victoire, il n’y a pas de normalité. »
Tout le monde porte des insignes pour marquer ses lubies, bien que celles-ci puissent bien sûr changer. Les officier·es de la cour d’amour, surtout des femmes âgées, mènent des entretiens pour déterminer qui veut quoi et qui pourrait le mieux le fournir. La cour note tout dans un système de fichiers. Assez étrangement, l’indexation est l’une des rares choses caractéristiques de l’ère post-révolutionnaire que Fourier considère favorablement. Ses phalanstères sont aussi tous équipés du télégraphe, et forment un réseau distribué, chacun en communication avec les autres. Entre la base de données et le réseau télégraphique, Fourier imagine l’Harmonie dans un espace dense de communication.
Le Nouveau Monde amoureux est un renversement de perspective des hiérarchies et des pratiques cultuelles de l’Église catholique. Chez Fourier, comme dans l’Église catholique, des « indulgences » sont accordées par l’ordre ecclésiastique, sauf que chez lui, cet ordre est voué à satisfaire les plaisirs, plutôt qu’à les réprimer. Les dîmes exigées des membres sont plutôt de l’ordre de branlettes accordées aux personnes âgées qu’une réquisition de grain ou de don en argent. Les saint·es sont des parangons d’un nouveau type de vertu, accordant des baises de miséricorde aux malades et aux infirmes [3]. L’excommunication demeure la sanction ultime. L’adhésion à toute cour est volontaire des deux côtés.
Fourier pensait que si tout le monde voyait ses besoins sexuels minimaux satisfaits sans anxiété inutile, cela susciterait des désirs pour de nouveaux types d’amour platonique. Les jeunes dans le monde de Fourier peuvent choisir d’être bacchant·es, ou iels peuvent choisir d’être vestal·es. Quand les vestal·es se réservent, ce n’est pas par sacrifice. En tout cas, certains écarts leur sont permis. Et puis, de toute façon, les rôles ne sont jamais que temporaires. L’une des passions les plus raffinées de Fourier est celle qu’il désigne comme la composite, qui articule ensemble les passions sensuelles et sociales. Læ vestal·e relève de cette passion raffinée en ce qu’iel devient un objet d’adoration et de désir – grâce au délai qu’iel se donne dans le choix d’avec qui, au juste, iel finira par baiser.
Le monde de Fourier est celui d’un ordre amoureux conçu pour toustes, et en particulier pour les femmes, pour les personnes âgées et pour les pervers·es — pour toustes celleux que la civilisation méprise. Il honore la philanthropie sexuelle et la noblesse amoureuse. Les plus hauts rangs en Harmonie ne s’ouvrent qu’à celleux qui sont attiré·es par les deux sexes. En Harmonie, l’amour est une affaire d’État, et les affaires d’État sont toutes des affaires amoureuses. La guerre ressemble davantage à un jeu, une guerre de position où les cours rivales prennent des prisonnier·es pour la gratification de la personne captive, plutôt que pour celle des geôlier·es.
Le sexe fouriériste se déroule en plein jour, de préférence en public, de préférence dans le contexte d’une orgie soigneusement dirigée. Ce que la civilisation traite comme quelque chose de furtif et de nocturne doit être amené à la lumière. Un miroir céleste dans le ciel révélerait d’ailleurs tout·e amoureux·se qui prétendrait se cacher dans les bois. Le traité De l’amour que Stendhal écrit à peu près à la même époque tourne sans relâche autour du stress émotionnel du désir non partagé. La solution de Fourier à ce problème est pratique. Toute une classe d’officier·es de la cour d’amour s’offriront à celleux qui ne sont pas autrement favorisé·es.
Le monde de Fourier peut sembler impossible, ridicule. Mais l’est-il plus que ce monde dans lequel nous vivons et qui prétend réellement exister ? Charles Beecher : « Il n’est pas donné à toustes d’imaginer un monde peuplé d’anti-lions et d’anti-crocodiles. Il n’est pas non plus donné à toustes de voir aussi clairement que Fourier a pu le faire au travers des contradictions, des opportunités gâchées et des possibilités cachées de nos propres vies. » À tout le moins, on peut lire en négatif chez Fourier la symptomatologie de la civilisation. Comme le dit Fourier : « l’ordre social civilisé est un mécanisme absurde, dont les parties sont en conflit avec le tout. »
Un archibras et un étrange pouvoir de prédiction
Ceci nous amène à la phrase célèbre de Raoul Vaneigem : « Ceux qui parlent de révolution et de lutte de classes sans se référer explicitement à la vie quotidienne, sans comprendre ce qu’il y a de subversif dans l’amour et de positif dans le refus des contraintes, ceux-là ont dans la bouche un cadavre ». Ici Vaneigem mobilise Fourier comme critique de l’ascétisme militant des courants léninistes de la gauche française d’après-guerre. (…)
La pensée utopique de Fourier avait un côté absurdiste, notamment quand il imaginait que l’humanité finirait par se doter d’un archibras, une queue préhensile munie d’un œil à son extrémité. L’ingénierie génétique n’a pas exactement rendu cela possible, et même nos pornographes les plus ingénieuxses ont jusqu’ici négligé d’en explorer les possibilités théoriques. D’un autre côté, Fourier possède un étrange pouvoir de prédiction. Sa méthode analogique lui a permis de développer tout un ensemble de permutations à partir des données d’une langue qui contournait les centres de gravité rhétoriques de son époque, et dont bon nombre illuminent, de leur étrange lumière, le spectacle de la désintégration contemporaine.
Les mers ne se sont pas changées en limonade, mais comme Fourier l’avait prédit, la planète se réchauffe bel et bien. Les espèces dangereuses pour les humains s’éteignent rapidement. Pour le meilleur ou pour le pire, d’autres plus dociles ont effectivement été conçues. Des éléments de l’univers sexuel de Fourier se sont réalisés, des conclaves mondiaux de fétichistes à la culture du plan cul, des jeunes vestal·es aux bacchant·es. Cette civilisation en désintégration refuse d’accorder un minimum social et sexuel, et inverse même les progrès dans cette direction que le mouvement ouvrier, le féminisme et la contre-culture avaient, chacun à leur façon, fait avancer.
McKenzie Wark.
NdT : Ce texte de McKenzie Wark est originellement paru dans The Spectacle of Disintegration : Situationist Passages out of the Twentieth Century (Verso, 2013). Il a été republié par l’autrice sur le blog de l’éditeur, sous le titre « Charles Fourier’s Queer Theory ».
[1] NdT : Les douze passions constituent le fondement anthropologique du système de Fourier. Elles se divisent en trois groupes : les quatre passions affectives ou cardinales (Amour, Amitié, Ambition, Famillisme), les cinq passions sensuelles (Vue, Ouïe, Odorat, Goût, Toucher), et les trois passions distributives ou mécanisantes (Composite - goût des réunions complexes, Alternante - besoin de variété et de contrastes, Cabaliste - passion de l’intrigue et de la rivalité). Selon Fourier, ces passions primitives, données par la nature, se combinent pour former 810 caractères humains distincts. L’harmonie sociale consiste à organiser la société de manière à permettre l’épanouissement positif de toutes ces passions plutôt que leur répression, qui ne fait que les dévoyer vers des manifestations destructrices.
[2] NdT : L’Unitéisme est, selon Fourier, la passion suprême qui pousse l’être humain vers l’unité universelle et l’harmonie générale. Définie comme « le but et la souche de toutes les autres passions », cette passion transcendante incline l’individu à rechercher des liens étendus plutôt que de se limiter à l’égoïsme personnel ou aux cercles restreints. L’unitéisme se manifeste par l’attraction pour les rassemblements vastes, les entreprises collectives, et tout ce qui peut contribuer à l’harmonie sociale et cosmique. Avec le Favoritisme (passion pour les préférences individuelles), l’Unitéisme est une « passion pivotale » qui organise les douze passions principales.
[3] NdT : Pour une lecture critique des enjeux concernant la sexualité et le handicap, traités ici sans grande distance par Wark, on peut lire Harriet de G., « En finir avec la charité sexuelle », harrietdegouge.fr, 18 février 2023.
28 FÉVRIER 2021
« Le sexe ? Ce n’est pas essentiellement une question de désir, d’intimité, de reconnaissance, de tendresse, de fantasme, d’élection, c’est un ensemble de techniques corporelles qui fondent un savoir-faire. »
par Olivier Cheval
Pour une éthique transféministe des archives
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