Un trou de souris - Divagations sur le libéralisme avec et sans Guillaume Dustan
Le 4 janvier 2021, Olivier Cheval publait sur le site lundimatin "Dernière leçon sur le confinement", un texte s’inscrivant une série d’articles consacrée à la crise sanitaire qui a suscité beaucoup de réactions. "Un trou de souris" en constitue à la fois son sous-texte et son prolongement politiques, une ouverture personnelle et généreuse à d’autres discussions, à partir d’une lecture du deuxième tome des Oeuvres complètes de Guillaume Dustan qui vient de paraître aux éditions P.O.L.
Pendant deux mois j’ai eu une souris à la maison. D’abord ce fut la nuit. J’entendais ses déplacements faits de toutes petites accélérations. Tut pshhhhhhhhhhhhhhut tut. Démarrage, course effrénée, arrêt brusque dans un recoin tranquille, rassurant. Puis ce fut en journée. J’étais dans mon canapé, sur mon ordinateur — une journée ordinaire de cet hiver qu’on ne parvient plus à déconfiner. Elle a surgi l’air de rien sur le tapis tacheté du salon. Son moelleux avait absorbé le bruit des pas. Quand les petites perceptions inconscientes du pourtour de mon champ de vision ont identifié un mouvement, ma tête n’a fait qu’un tour. Alors elle s’est arrêtée brusquement et l’axe de sa tête sur son cou a fait le même genre de rotation ultra-rapide. Nos regards se sont croisés, nous nous sommes reconnus. Nous avions réagi pareillement : il y avait un intrus dans cet appartement dont nous pensions avoir la jouissance solitaire. Elle est partie se cacher dans la cuisine. Un peu plus tard, je l’ai retrouvée dans un saladier posé sur l’étagère. De nouveau nous nous sommes vus, de nouveau nous avons paniqué. Dans la terreur soudaine, elle n’arrivait plus à remonter. Je me suis dit qu’il fallait saisir l’occasion. Qu’il suffisait de prendre le saladier pour la balancer à travers la fenêtre. Mais j’ai eu peur qu’elle me grimpe dessus. Qu’elle me touche. L’idée d’un contact avec elle m’interdisait. Je n’arrivais plus à me décider à saisir le saladier. Alors j’ai mis de l’eau dans un verre pour créer au fond du saladier un petit lac où elle nagerait sans plus pouvoir partir. Là, sûr de sa défaite, j’aurais pris mon courage à deux mains et je l’aurais fait voltiger du premier étage. Elle avait toutes chances de survie, j’agirais avec clémence, fermeté et responsabilité. Le seul risque était d’arroser un voisin, ou, pire, de faire atterrir une souris sur sa tête. J’assumais pleinement ce risque. Mais le temps de me dire ces choses-là, je n’avais transvasé qu’un verre d’eau, mon lac était une flaque, la souris s’était ressaisie, elle avait quitté sa prison de plastique, et je n’avais pas encore hurlé que déjà elle avait trouvé refuge sous le placard blanc en dessous de mon évier.
J’ai écrit à l’agence qui s’occupe de la location de mon appartement, j’ai appelé, rappelé, ça sonnait dans le vide, ils ont traîné, et puis un jour un ouvrier est venu posé des baguettes contre les plinthes de ma chambre pour empêcher l’arrivée des souris. C’était étrangement le même type qui un an plus tôt était venu s’occuper des dégâts causés par mon sanibroyeur. Il devait être boucheur et déboucheur, gestionnaire de flux en tous sens. Il m’a dit : attention à votre parquet. Si vous pouvez glisser une pièce de vingt centimes par la tranche quelque part, alors la souris peut passer. Le soir même elle refit son boucan habituel. Soit elle pouvait encore monter à l’appartement, soit elle était bloquée ici avec moi. Au cas où la première option était la bonne, j’ai bouché tous les espaces de plus d’un demi-centimètre entre les lattes du parquet défoncé de ma chambre par du coton imbibé d’huile essentielle de menthe poivrée. Elles détestent l’odeur, paraît-il. Ça n’avait jamais senti aussi bon dans mon appartement. Mais ça n’a pas suffi, elle traînait toujours dans le coin. Un après-midi mon ami Jean m’a offert un piège qu’il avait fabriqué. Un truc qui marche avec une bouteille d’Orangina et un petit loquet en bois qui la bloque une fois entrée. On en a descendu toute une bouteille chez lui, en regardant ses dernières peintures, c’était festif, puis j’ai ramené la chose chez moi. J’y ai mis du fromage. La souris était là, elle habitait dans ma cuisine, chiait derrière les placards, mais n’entrait pas dans le piège. Ce piège qui m’aurait permis de l’envoyer vivre un peu plus loin du Passage. Alors, à bout de patience, il y a quelques jours, j’ai acheté une tapette. Deux heures plus tard son cadavre y gisait, les pattes arrières ballantes, je l’ai mise dans un sac plastique vide, sa sépulture privée, et je l’ai descendue dans le local à poubelles. Je n’avais plus de souris, mais je lisais depuis dix jours le deuxième tome des Œuvres complètes de Guillaume Dustan. Je n’avais toujours pas l’esprit tranquille.
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Ça faisait longtemps que je l’attendais. Depuis la parution du premier tome en fait, en 2013. Je ne sais pas bien pourquoi je l’avais attendu comme ça. Je n’aime pas beaucoup ses livres, je suis communiste. Mais je veux les lire, je dois le faire, j’aurais l’impression d’être privé d’une information précieuse sur l’époque en ne le faisant pas. Et voilà que le livre sortait maintenant, au moment fatidique. Un mois après mon texte sur les partouzes — je ne l’avais pas écrit ainsi, mais très vite il était devenu ceci, un texte sur les partouzes — où pour la première fois on m’avait lu, où pour la première fois l’on m’avait écrit, des amis, des inconnus, des touzeurs, pour me remercier ou pour m’insulter, à la fin je ne faisais plus la différence. Deux semaines après le metoogay qui posait tant de questions auxquelles personnes ne prétendait répondre. Et à la fin de cet hiver sinistre de 2021, à l’approche de l’anniversaire du premier confinement, au moment où une crise sanitaire a succédé à l’autre, où la question du masque a succédé à celle de la capote.
C’est cela qui m’a d’abord frappé. Dustan écrit depuis une époque lointaine. Le tournant des années 1990-2000. Une époque où le Marais est le centre de la vie gay parisienne, où l’extasy est la drogue pédé. Une époque sans Grindr, où Internet est encore balbutiant. Une époque sans la PrEP, où l’on finit seulement de mourir massivement du sida. Une époque, la nôtre encore, mais avec la fraîcheur frelatée des commencements définitifs. Il y a quelque chose de touchant à voir Dustan, avec son jeunisme effréné, son progressisme futuriste, sa volonté d’en découdre avec la pointe la plus perçante du présent, être un peu dépassé par ce qui lui a survécu. Il a frayé la voie. Qu’elle ait été suivie au-delà de ses espérances le rend étrangement proche et lointain — il en naît presque quelque chose de romanesque, comme dans ces longues pages où il raconte les semaines de recherche et de négociation pour organiser une partouze que Grindr lui aurait permis de faire dans l’heure. Dustan a été un pionnier, un précurseur. Mais à quoi a-t-il ouvert la voie ?
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Dans la littérature de Guillaume Dustan, il y a d’un côté le monde, intégralement codé : un monde de marchandises, de fétiches, de marques, de logos, de noms propres, un monde de chiffres, de mensurations, de valeur physique objective, de signes de reconnaissance, d’appartenance, de « longueur de cheveux pédé », de « blacks tbf bm », de « mini-musclor passif » — on est tous un prototype —, un monde de tribus, de micro-sociétés, un monde balisé par le porno, la télé et la techno, un monde où exister signifie exister médiatiquement, où n’est écrivain que l’écrivain qui passe à la télé — Beigbeder, Angot, Houellebecq, Rey, ses amis—, où tout n’a de sens qu’à être filtré par le discours de la télévision ou l’abréviation du réseau informatique de drague, d’être déjà passé dans la machine, où rien ne mérite d’être mentionné s’il n’est déjà devenu un nom de code. Le monde des clones, comme il dit.
De l’autre côté il y a le corps, raconté comme la longue suite indéfinie des sensations physiques, l’écoulement des humeurs, l’éjection des déchets, l’exploration des organes, la montée de drogue, la descente, le réveil, la douche, le pipi, le caca, l’excitation, la danse, l’énergie cocaïnée, l’énergie amphétaminée, l’énergie extasiée, la relaxation sous shit, la dilatation du fist, etc. Et, entre l’immatérialité du code et la matérialité brute de la sensation, rien : pas de fuite imaginaire où s’échapper, pas de terreau symbolique où construire un récit, une aventure. C’est une littérature sans enfance, Dustan. Sans nature, sans histoire et sans géographie, sans passé lointain, sans ailleurs nulle part, une littérature sans autre. Rien qu’un présent perpétuel et égoïque, étiré comme une boucle déjà intégralement codée, que seule vient rythmer la répétition des sensations physiques d’absorption et de rejet, de montée et de descente, de manque et de plein. Un monde plat. La planète grise.
Dustan avait déjà décrit par le menu ses journées et ses nuits dans les trois premiers romans, le sexe et la drogue, la fête et la solitude. Je n’ai jamais cru qu’il l’avait fait innocemment. Pour la beauté littéraire du geste, par exemple. Les plans, Renaud Camus les avait mieux décrits que lui dans Tricks — Dustan est d’ailleurs le premier à le reconnaître. En lisant Nicolas Pages et Génie Divin — le troisième livre publié ici, LXiR, est illisible — tout m’est paru clair. L’œuvre de Dustan était intégralement idéologique. Il s’était agi, dans la première trilogie, de marketer un mode de vie. Pas de le décrire, pas de le raconter, pas de le restituer, pas de le sublimer, pas de le questionner : de le vendre. Le deuxième tome passait à l’attaque, pour défendre bec et ongle, à coup de petites dissertations et de longs entretiens, l’idéal politique qui l’accompagne. L’idéal libéral-libertaire, qu’on pourrait aussi appeler anarcho-capitalisme ou libertarianisme.
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C’est cela qui m’a fait tenir pendant ces dix journées de grand froid si étranges, enfermé chez moi à lire Dustan en m’apprêtant à en découdre avec la souris inarrêtable. Cette idée-là. Que Dustan donne à voir le libéralisme sous son jour le plus cru. Habituellement, les libéraux sont de droite, et déguisent leur libéralisme par la morale bourgeoise, à coup de sentiment patriotique et de valeurs familiales. Ou alors ils sont de gauche, et déguisent leur libéralisme sous les oripeaux humanistes de la grande famille cosmopolitique et du progrès de l’humanité. Dustan n’en a rien à foutre. Il est intégralement libéral, sans autre valeur que le libéralisme, sans cache-sexe. Il n’est rien que libéral. C’est-à-dire. Il est intégralement individualiste : la seule morale, c’est la responsabilité individuelle. Il est intégralement hédoniste : la seule valeur, c’est le plaisir corporel. Il est intégralement progressiste : il n’y a aucune limite à poser au progrès technique. Il est intégralement présentiste : le passé fait peine à voir. Il est intégralement techniciste : il n’y a aucune sphère de la vie qui doit être mise à l’écart de la technique. Il est intégralement capitaliste : la concurrence est le seul mode envisageable et souhaitable d’existence de la pluralité humaine en tout domaine.
William Baranès est né dans la grande bourgeoisie parisienne ; il a fait des études brillantes, qui le conduisirent du premier Prix de lettres au Concours général jusqu’à l’ENA ; il mena une carrière de juge administratif et de magistrat à Versailles puis à Tahiti. De cela, lui qui ne cache rien, Dustan en dit le moins possible. Il ne faudrait pas qu’il parle au nom d’une classe, ou depuis une position de savoir. Quand il théorise il le fait à la cool, l’air de rien. En passant, avec un soupçon de provoc’ pour qu’on ne soit pas sûr de son sérieux. Une fois quand même il remonte aux origines philosophiques de son libéralisme : Adam Smith et la responsabilité individuelle, René Descartes et la maîtrise intégrale de la nature. Une autre fois il conseille de lire Jacques Attali.
Le sexe ? Ce n’est pas essentiellement une question de désir, d’intimité, de reconnaissance, de tendresse, de fantasme, d’élection, c’est un ensemble de techniques corporelles qui fondent un savoir-faire. Tout aussi objectivement qu’à chaque individu est attribuable une note physique, une technicité sexuelle est mesurable chez chacun. La combinaison de ces deux notes confère une note globale, indépassable, qui fixe une position sur le marché ultra-compétitif des amants. Il ne s’agit pas de s’en plaindre : il s’agit d’optimiser sa note physique par le sport, sa note sexuelle par la pratique. La république de la baise est une méritocratie.
La technique ? Elle est intégralement positive, sans reste. L’eugénisme est la perspective la plus lumineuse de l’espèce humaine. Ça semble d’abord n’être qu’une provoc’ de plus, mais ça revient de manière obsessionnelle, lancinante, dix, quinze fois dans Nicolas Pages : il faut éliminer les moches et les petites bites de la surface de la Terre. Pour nous. Pour eux. Puisque seul existe un marché concurrentiel du sexe où chacun gère son capital, et puisque la seule valeur de l’existence humaine est le plaisir, la vie d’un moche mal monté est la part maudite du progrès. Il faut l’éliminer.
L’individualisme ? Une morale. Une hygiène de vie. Un fondement juridique. Il n’y a aucune limite à la responsabilité individuelle, chacun est entièrement responsable de soi : je dispose de mon corps comme de ma propriété, et si je te demande de me mutiler, tu n’as pas à être jugé de cette mutilation ; si je te demande de me tuer, tu n’as pas à être jugé de ce meurtre.
Le consumérisme ? La joie pure. L’exercice réel de la liberté. La consommation sexuelle n’en est qu’une partie. Il y a une phrase presque touchante de naïveté, où Dustan parle de son bonheur à faire des courses dans un supermarché, à choisir ses produits, à être le maître tyrannique de son panier en plastique, à y déposer ce qu’il veut et rien d’autre, à y exercer sa liberté absolue. (Encore faut-il rappeler qu’il est dans le Prisu du Marais, et que l’absoluité de cette liberté est indexée à son salaire de magistrat.)
L’État ? Il faut supprimer la fonction publique, un ramassis de fainéants rendus méchants par le système. Il faut légaliser l’ensemble des drogues. Il faut éduquer les enfants aux techniques sexuelles et à la prise de stupéfiants. Sinon il en faut le moins possible, d’État. Privilégier la libre concurrence, encourager la libre entreprise. Déjà en Californie on commence à pouvoir aller au travail sans cravate. Habillé comme on veut. La liberté, la vraie. Elle viendra des start-up de la Silicon Valley.
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Bien sûr, de s’être débarrassé des valeurs de droite ou de gauche où habituellement on le drape, le libéralisme de Dustan n’en est pas pour autant donné à l’état pur. C’est que Dustan a enroulé son libéralisme dans le drapeau arc-en-ciel pour fonder un autre grand récit héroïque, celui de la libération gay. C’est là où les choses se corsent. Affalé dans mon fauteuil, le chauffage à fond pour contrer les - 5 de dehors, je disais à la souris qui s’agitait de rester calme. Pour ne pas se faire lyncher sur les réseaux, y aller méthodiquement.
Commençons. La génération précédente, celle du F.H.A.R. et d’Hocquenghem, avait indexé son activisme militant à l’énergie révolutionnaire de l’après-68 : la révolution était possible, elle devait inclure les luttes minoritaires. Mais surtout, pour ne pas retomber dans le piège de l’autoritarisme soviétique, il fallait rendre folle cette utopie révolutionnaire. Il ne fallait pas seulement inclure les pédés dans les populations à libérer : il incombait aux pédés d’infléchir le sens même de la révolution. Ce n’était pas qu’une lutte communautaire en prévision de la révolution à venir, pour y être bien servi : c’était une lutte sur le sens même de cette révolution, sur le bien qu’elle apporterait, sur la forme qu’elle revêtirait. Les pédés avaient leur place, au milieu des anars, des situ, des deleuziens, des maos, des féministes, pour que la révolution émancipe le désir et embellisse la vie.
Puis ce furent les années 1980. La gauche au pouvoir, son revirement. L’éloignement du spectre de la révolution dans un passé crépusculaire. Et le sida. Quand Dustan commence à écrire, la révolution n’est plus même un horizon. L’organisation de la survie a depuis dix ans succédé à l’élan libertaire. Or c’est avec cet élan que veut renouer Dustan, malgré la maladie. Le libertaire sans la révolution. La liberté sans l’égalité et le soin. L’activisme communautaire entre alors en sécession absolue avec le reste de l’activisme politique : il n’y a plus de révolution globale à tirer vers notre utopie. Il y a les droits des gays à revendiquer et un mode de vie à défendre.
Dustan le dit sans ambages : il ne veut pas qu’on l’emmerde. C’est là sa morale politique. Et pour pas qu’on l’emmerde, il faudrait qu’on arrête de juger son mode de vie, c’est-à-dire d’abord le consumérisme sexuel et l’addiction aux drogues. Il faudrait donc à la fois un glissement hédoniste de tout le reste de la société — c’est là la seule dialectique qui s’insinue, glisser l’autre vers soi — et une libéralisation absolue où l’individu règne en maître sur soi, pour que chacun arrête de lorgner sur le voisin. Mais comment faire pour que cela ne s’accompagne pas d’une indifférence totale à l’autre ?
C’est là où l’utopie de Dustan s’ouvre et se ferme. L’individu est maître de soi. Dans la devise de Descartes, l’homme comme maître et possesseur de la nature, Dustan remplace la nature par : son corps. L’individu est comme maître et possesseur de son corps. Il est son propre créateur, sans racine, sans donné positif. Les gays ne sont plus des créatures désordonnées, ils sont leurs propres créateurs. Mais ailleurs Dustan dit : nous sommes les clones. Il ne relève jamais le paradoxe, qui court dans la trilogie, silencieusement. Les gays ont la liberté absolue de se créer eux-mêmes, et pourtant tous se façonnent sur le même modèle. La liberté des clones. C’est que Dustan réduit la liberté au libre-arbitre, et qu’il embrasse tous les déterminismes avec l’enthousiasme du multi-addict. On voit bien qu’il essaye de s’en sortir : en se disant ici et là pédé plutôt que gay, ou en tentant l’échappée queer à laquelle il ne comprend pas encore grand-chose. Mais la plupart du temps il est formel : soit tu es gay, soit tu es traître à ta communauté. Il n’y a pas d’extériorité non-hétérosexuelle au ghetto. Tu es entièrement libre, mais ta liberté est celle de te cloner sur un modèle préétabli.
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Il y a une phrase où l’innocuité politique de Dustan a tout à coup resplendi à mon oreille. Une phrase en avance sur son temps. Il y dénonce les maux de la société : elle est raciste, misogyne, patriarcale, homophobe. Et classiste. C’est ce mot, qu’on ne disait pas encore beaucoup, à l’époque, qui m’a sauté aux yeux. Le garçon qui aimerait qu’on vire tous les fonctionnaires et qui ne croit qu’au mérite personnel, le grand bourgeois du Marais qui se fait de petits shoots de liberté au Prisu, est le même qui dénonce le classisme de la société. C’est l’opération dépolitisante par excellence, celle dont ne nous sommes pas encore sortis. Celle dont la radicalité mainstream, de Preciado à Despentes, en faisant de Dustan son héros, n’est pas encore sortie.
Ce mot, classisme, désigne l’idée que la classe est l’objet d’une discrimination. Ce qui est grave, ce n’est pas l’existence d’une société de classes, dans laquelle les classes laborieuses sont dominées économiquement par les classes bourgeoises. Non. Ce qui est grave, ce n’est pas le système capitaliste qui reproduit cette domination de classe de génération en génération. Non. Ce qui est grave, c’est le jugement de valeur discriminant contre ce qui est renvoyé à une appartenance quelconque, naturelle. Un tel est pauvre comme une telle est une femme. Il en faut. Faudrait juste pas trop se foutre de leur gueule.
À poser l’état de fait libéral comme un nouvel état de nature, où coexistent des individus avec leur multiple appartenance individualisante, on en vient à aplanir le politique par la morale : à demander la tolérance au lieu de souhaiter l’égalité, à réclamer l’égalité de considération au lieu d’exiger l’égalité de fait. Les pauvres sont des discriminés parmi d’autres à l’entrée des boîtes de nuit. De cette impasse, nous ne sommes pas encore sortis.
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Je n’ai pas encore dit tout ce que je voulais dire. Tant pis, c’est trop long. J’aurais voulu parler de la passion de Dustan pour Duras. Notre passion. Pour la même Duras. Pas celle du Barrage contre le Pacifique ou de Moderato Cantabilie. Non, la vieille petite Duras des années 1980, celle de La Vie Matérielle et du Monde Extérieur, de La Pute de la côte normande et du Petit Grégory. Dustan le dit à plusieurs endroits : rompre avec la génération précédente, c’était rompre avec l’esprit littéraire de mai 68. Lui, il écrit en rupture de ban avec l’histoire de la littérature, il écrit avec la techno et la télé. Or, dans les années 1980, Duras a rompu avec quelque chose comme ça : avec le communisme littéraire qui la liait à Bataille, à Blanchot, à Des Forêts, à Mascolo, à Antelme, pour s’aventurer sur des terrains solitaires et anarchiques, sublimes et glissants. Elle est quand même allée jusqu’à se dire reaganienne, a soutenu les premières attaques américaines au Moyen-Orient. C’est comme si Dustan n’avait aimé que ça, l’irresponsabilité tragique de la dernière Duras. Et pourtant La Pluie d’Été, avec ses brothers et ses sisters de Vitry-sur-Seine, est le dernier grand roman communiste de la littérature française.
J’aurais voulu parler de Guiraudie, l’anti-Dustan, son antidote. Le cinéaste des Grands Causses contre l’écrivain du Marais. Le communiste du désir contre le libéral du plaisir. Guiraudie, l’artiste qui a rappelé que chaque désir est arbitraire, singulier et souverain : quand un jeune type mate un vieux ventripotent, qu’il le veut, il n’y a plus de note objective, de système concurrentiel, il y a un corps, il y a un autre corps, et entre les deux l’espace fantasmatique et amoureux du désir. L’artiste qui a rappelé qu’entre les amants il n’y avait pas d’abord de la technique, mais de l’amitié, de la tendresse, de la joie, du désir, de l’imaginaire, de l’histoire, de la géographie, de la politique : de la camaraderie. Que le sexe pouvait sortir de l’ombre de la chambre ou de la backroom, qu’il pouvait aussi se vivre au grand air, à la campagne, au bord d’un lac, dans un lieu de drague : que la joie sexuelle était aussi porteuse de la beauté du monde, qu’elle l’ouvrait à de nouveaux débordements.
J’aurais voulu parler du metoogay, de ces pages étranges où Dustan se plaint à son coloc de s’être fait violer trois fois dans un week-end, à cause de la brutalité du désir de ses partenaires, de la difficulté de réagir défoncé, de l’immense désinvolture, aussi, trait d’époque, avec laquelle il emploie ironiquement le terme, « violer ». J’aurais aimé parler de l’indécence de certaines féministes qui nous disaient sur les réseaux sociaux : « Vous aussi, vous êtes victimes de la violence hétéro-patriarcale » quand il s’agissait majoritairement de violence entre pédés, d’une violence inhérente aux formes contemporaines de la sexualité pédé, de collisions de sens, de ressentis, d’interprétations qui naissent de la coexistence de cultures sexuelles différentes au sein de l’homosexualité masculine, de la question du sens que peut revêtir un geste sexuel en fonction des contextes, des situations, des personnes, d’une main au cul en boîte, d’une main au paquet en sauna, de la possibilité de parler de consentement lorsqu’on fait usage de drogues, lorsqu’on participe à une chemsex party, de la voracité ultralibérale de l’usage des applications qui déshumanisent les rapports, de la différence infime et infinie entre un plan raté et un abus, de toutes ces fois où on a baisé sans désir, par convenance sociale, sans savoir dire non parce que l’autre s’était déplacé, de toutes ces négociations compliquées avec le désir, l’absence de désir, la facilité du geste sexuel, son désinvestissement par l’intimité, son investissement par la performance. Ce n’est pas une chose facile à comprendre, à démêler, ce metoogay, et j’aurais aimé pouvoir en parler, surtout que personne n’a envie de le faire, sauf à dire gentiment que la libération de la parole, c’est super.
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Je ne m’étais jamais vraiment intéressé à la question du bareback, à la polémique entre Act-Up et Dustan avant aujourd’hui. Je n’avais pas d’avis. Je suis un garçon simple, né en 1988, qui a commencé à avoir une sexualité en 2005, l’année de la mort de Dustan, quand la trithérapie était encore une nouveauté, quand le sexe sans capote était encore sulfureux, quand on commençait sa sexualité de pédé dans la peur de la maladie qui ne se séparait pas distinctement de la culpabilité de sa jouissance. J’ai toujours mis des préservatifs, ça ne m’a jamais dérangé plus que ça, je n’ai jamais envisagé de prendre la PrEP, plus je me tiens loin des médecins, des examens médicaux, des centres sanitaires, mieux je me porte, et tant pis si à terme ça baisse drastiquement le choix de mes partenaires sexuels.
Mais après un an à supporter la puissance verticale de l’État s’abattant sur chacun d’entre nous au nom du principe de précaution, et d’un devoir de solidarité que dans toutes les autres sphères de son règne il bafoue ; après avoir vu la peur de chacun envers chacun et la métamorphose de certains sous l’effet de la pulsion de préservation de soi ; après avoir constaté l’impossibilité de distinguer une mesure sanitaire d’une mesure disciplinaire tout autant que de distinguer l’acceptation de ces mesures par certains d’un amour de la règle, et de sa prolifération indéfinie ; après avoir vécu près d’un an en état d’urgence sanitaire, j’ai compris Dustan. J’ai compris l’élan qui lui disait de jouir sans entrave le peu de temps qu’il lui restait de vivre. J’ai compris la communauté des barebackeurs comme le dernier espace, pour lui, d’un communisme littéraire que par ailleurs il avait fui de toute part. Je l’ai compris comme je comprends la position d’Act-Up et de Lestrade, l’utopie du soin d’une communauté par elle-même. De comprendre ainsi les deux, c’est que ça devait être entré dans l’histoire. Peut-être que c’est ça, le coronavirus a fait entrer le sida dans l’histoire.
Bien sûr, la position de Dustan était aussi la dernière conséquence de son ultra-libéralisme, de l’absolutisation d’une éthique de la responsabilité individuelle. Et je vois bien que mes pulsions anarchistes contre la gestion sanitaire de la crise frôlent celles des libéraux, des trumpistes de je ne sais qui. Mais aujourd’hui nous en sommes là. Entre beaucoup de positions antagonistes, entre beaucoup d’erreurs à ne pas reconduire, entre beaucoup d’impasses où ne pas s’aventurer, il y a peu d’espace. Entre une position révolutionnaire qui rejette le fait de mendier des droits à l’État et un individualisme plus absolu encore que celui de Dustan, qui ne se reconnaîtrait plus dans aucune communauté — ne serait-ce que la communauté de ceux qui n’ont pas de communauté — il n’y a pas beaucoup d’espace. Entre la position communiste qui condamne le libéralisme libertaire et un moralisme réactionnaire qui condamne la décadence de l’époque, il n’y a pas beaucoup d’espace. Entre le rejet des morales minoritaires comme seul horizon politique et l’adhésion béate à l’universalisme républicain, il n’y a pas beaucoup d’espace. À cette absence d’espace je nous crois condamnés, sauf à vouloir revêtir encore et toujours de gros sabots bien sûrs d’eux. C’est ainsi désormais, j’essaie d’habiter dans ces trous de souris où une pièce de vingt centimes peut se glisser, j’essaie de me faire aussi souple que mon ancienne colocataire pour passer entre une latte grossièrement idéologique et une autre, et ainsi espérer voir ce qu’il y pourrait bien y avoir ailleurs, dans la doublure noire et secrète de ce lieu que j’appelle chez moi.
Olivier Cheval
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