TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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Preciado : Que faire du cluster révolutionnaire ?

Chaque année depuis 2017 le Centre Pompidou a son "invité intellectuel". De quoi s’agit-il ? Le centre d’art contemporain situé dans le quartier Beaubourg à Paris invite chaque personnalité choisie à développer sur l’année un « projet de pensée ». Pour 2020, c’est Paul B. Preciado qui s’y colle et se saisit de cette occasion pour présenter son "cluster révolutionnaire" à un public à la fois présent sur place (sur réservation gratuite) et en ligne (retransmis en direct sur les réseaux sociaux et youtube). Quatre jours de séminaires, de performances et de musique pour développer ce que Preciado entend par une "hypothèse révolution", avec la volonté de prendre le temps de s’écouter, d’écouter les paroles invisibilisées, qui n’ont pas de place dans les institutions. L’ensemble de ces journées s’intitule : Une nouvelle histoire de la sexualité.
Au quatrième jour, lors du débat après la table ronde intitulée « La nouvelle vague transféministe anti-raciste », un clash a eu lieu entre certaines personnes du public et les intervenant.e.s de la tribune sur l’idée proposée d’occuper le Centre Pompidou et le sentiment, que nous partageons, d’une assymétrie intenable entre une tribune dépositaire d’une parole légitime et d’une assemblée figée dans l’écoute. Nous avons choisi de le partager dans ce numéro de Trou Noir en retranscrivant la totalité du débat.

avertissement

Nous avons été contactés, suite à la publication de cet article, par une personne présente dans la salle lors du débat avec Paul B. Preciado et ses invitées. On nous a reproché de ne pas avoir demandé l’autorisation de reproduire les paroles des personnes (que nous ne connaissons pas) qui se sont exprimées depuis le public, celles-ci intervenant directement dans le débat. On nous reprochait également d’attiser les braises d’un conflit intracommunautaire qui ne nous concernait pas. Nous avons immédiatement suspendu la publication pour ouvrir un dialogue qui n’a pas encore eu lieu. Après avoir longtemps réfléchi, nous choisissons de republier cet article, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, nous faisions partie intégrante de l’évènement, nous avons passé les quatre jours à suivre les échanges autour de cette nouvelle histoire de la sexualité. Nous étions pris entre la passivité du spectateur et l’envie, nous aussi, d’interagir avec cette "assemblée". D’autre part, participer à un débat est l’inverse de privatiser une parole, c’est un moment où l’on expose aux autres ses idées, avec ses imperfections, ses points forts et la vie qui l’accompagne. D’autant que tout ceci s’est déroulé en direct sur les réseaux sociaux et youtube. Enfin, nous pensons que pour quiconque cherche à construire un mouvement autour de ces questions, la première difficulté sera celle qui s’est posée lors de cette soirée. C’est-à-dire comment établir un rapport entre la vulnérabilité des êtres autour de nous, et la mise en jeu du corps dans un rapport de force. Il nous semble pertinent d’essayer d’en tirer des leçons.

Avant-propos

La séance tire vers sa fin. La parole s’ouvre à la salle. La première intervention est la lecture d’un texte écrit après la séance de la veille [1]. Il revient sur le débat de fin concernant une hypothétique occupation de la salle. La proposition d’occuper cette partie du Centre Pompidou était présentée comme une réponse directe à la situation répressive générale faite sur les corps : le couvre-feu. Or, nous revoilà le lendemain avec le même débat qui prend une tournure plus politique, plus complexe aussi.

Il s’organise au travers d’une série d’antagonismes symbolisant le dispositif général de l’espace : parole contre écoute, scène contre gradin, lumière contre obscurité, personnalités médiatiques contre anonymes, intellectuel contre militants, partage contre action. La discussion va venir cristalliser des points d’énonciations. D’un côté, les personnalités médiatiques autour de l’idée d’une écoute profonde. De l’autre, les anonymes voulant occuper la salle et pour qui une idée n’est valide qu’à condition qu’elle soit également un geste.

L’enjeu du débat engagé lors de cette soirée est de tout premier plan : comment passe-t-on du politique à la construction d’une politique ? En effet, le politique comme niveau de perception, comme discours de vérité, s’incarne dans les propos de Paul B. Preciado, dans son hypothèse révolution. Transfigurer les rapports des uns aux autres, aux institutions, au langage. Mais lorsqu’une proposition surgit d’en faire une politique, ici et maintenant, ensemble, les choses coincent, l’institution ferme ses portes, le langage fait une boucle sur lui-même, et l’ordre revient : le micro est récupéré, la parole "militante" est coupée et recouverte par les interventions successives et déjà beaucoup entendues dans les tribunes, les interviews, les livres de Paul B. Preciado, Nadège Beausson-Diagne et Adèle Haenel.

Or, de quoi parle-t-on lorsque s’expriment des expériences intimes, lorsque l’on parle d’exclusion, de paroles, de minorités, de prise de conscience, d’utopie ou d’actions ? On parle du corps vivant. On parle avec lui. Et pour citer Paul B. Preciado : « la chose la plus importante que nous avons apprise de Foucault est que le corps vivant (et donc mortel) est l’objet central de toute politique ». Le débat pose la question de comment construire une politique, une lutte, des rapports de force sans une mise en jeu, qui peut être aussi une mise en danger des corps ? Existe-t-il des pratiques de résistance, des expérimentations subversives sans un conflit mettant en péril ces pratiques elles-mêmes ? Comment participer à une lutte qui ne vient pas discipliner les corps ? Où l’attention aux autres reste une vertu cardinale ?

Le débat

La transcription est volontairement littérale pour transmettre le mieux possible l’énergie du moment.

La table ronde s’achève. La parole va s’ouvrir au public. On compte sur la scène Paul B. Preciado (l’invité intellectuel), Nadège Beausson-Diagné (comédienne qu’on a pu voir dans Plus belle la vie ou Marie-Francine), Naëlle Dariya (qu’on a pu voir dans les courts-métrages d’Alexis Langlois) et Adèle Haenel (celle qui se lève et se casse).

Paul B. Preciado : On prend des questions, si vous voulez. Allons-y, on va prendre deux/trois questions d’affilées, si vous êtes capable de faire le nettoyage du micro (s’adressant à la personne qui tient le micro et qui le déplace en fonction des demandes). (Au public) Vous ne pouvez pas passer le micro, il faut se lever et aller chercher le micro. Il faut parler lentement parce qu’avec le masque, ça va être difficile.

1ère intervention : Ma langue maternelle n’est pas le français, c’est le galicien donc ça va être un petit peu plus difficile. Je reviens sur les termes dont on a parlé, des formes de réponse à la violence, des résistances que l’on avait déjà évoquées hier et que l’on poursuit aujourd’hui. Parce qu’hier, pour les personnes qui n’étaient pas ici, il y avait la proposition d’occuper toute la nuit cette salle de l’espace Pompidou.

APPLAUDISSEMENT
On entend Paul B. Preciado dire d’un air amusé : « ça recommence ».

1ère intervention suite : Mais cette proposition a été coupé et l’on est sorti. Et l’on avait un petit débat à l’extérieur du centre Pompidou. Après ça, on a fait une petite lettre que, si j’ai la permission de l’assemblée, je voudrais lire. J’ai la permission ? Ouais ? Ça marche. Donc j’espère que ça se comprend parce qu’avec mon accent, ça peut être un petit peu difficile.
Hier, à la fin du séminaire, nous avons eu une discussion et un débat avec Paul. Mais il était trop tard. Trop tard, parce que nous étions déjà sortis du musée. L’institution avait déjà réussi à nous expulser et nous avions pour nous, qu’on s’en souvienne, une occasion historique. L’occasion historique d’occuper symboliquement et pratiquement une institution au centre de Paris. Où l’on parle de révolution, mais qui n’est pas accessible aux habitants de banlieues, qui ont fait la dernière insurrection de cette ville (inaudible).
Au centre qui porte un nom de président, un pape de la religion d’état français. Qui (inaudible) ces bâtiments en une autre cathédrale qui, je ne sais pas, devrait peut-être brûler, symboliquement, comme ils font habituellement dans ce pays. Un lieu qui limite l’entrée des sans-abris pour se réchauffer (inaudible) pendant que les classes moyennes hautes et les touristes se masturbent l’égo en regardant des œuvres qu’ils ne prétendent même pas comprendre.

Paul B. Preciado essaie d’intervenir. Il commence un mot puis s’arrête. Le lecteur continu.

1ère intervention suite : C’était une occasion historique aussi parce que nous étions le 17 octobre. L’anniversaire symbolique du soulèvement algérien contre le couvre-feu de 1961 [2]. D’un cas différent, contexte historique différent, la même date et les mêmes façons d’agir. L’évènement parfait. La discussion a fait appel à une stratégie. Ce dont on a parlé juste maintenant. À ce que nous voulions finalement ou la manière dont nous voulions aborder la question de l’occupation. Tout d’abord, pour savoir si une confrontation avec les institutions de l’État, dans ce cas la police, est ce que nous recherchons. Et je me demande, je pose la question, s’il y a une autre façon d’affronter l’État qui transpose notre théorie dans la pratique. En plaçant notre corps au centre de l’action politique. Il est possible que oui, nous pouvons ou nous l’imaginons. Mais pendant ce temps, on sait clairement que les stratégies sont différentes. La tradition militante de nombre d’entre nous qui sommes ici nous permet de savoir comment préparer rapidement une intervention de ce type. Nous savons organiser des choses fondamentales et proposer des solutions pour sortir (faire aboutir) un projet presque improvisé. Nous avons des téléphones d’avocats dans nos portables, nous connaissons les manières d’agir de la police, et surtout, nous sommes responsables et souverains de nos actes jusqu’à la dernière de ses conséquences. Cela implique de donner une sortie commune à ceux qui ne veulent pas et ne peuvent pas participer à cette action en raison de leurs situations. Aujourd’hui, pour ma part, je renonce individuellement à faire une action qui perd sa nuance de spontanéité et qui, de mon point de vue, n’a plus de sens. Je le fais individuellement, car c’est de là qu’émane cette nouvelle somathèque [3] du covid 19 au couvre-feu, mais aussi à ses réponses. N’est-ce pas ton idée, Paul, de profiter de ce couvre-feu pour en sortir plus fort ? Une autre forme de violence institutionnelle qui nous individualise et nous envoie dans un coin de résignation ou d’incapacité, n’est-ce pas une autre façon d’embrasser les rôles, comme SOS racisme, en essayant de pacifier les banlieues dans l’incendie des voitures de 2005, mais dans ce cas, dans l’institution de l’art...
Je vais finir

Paul B. Preciado : Oui, parce qu’en fait le seul problème, c’est que… Ce n’est pas une question.

1ère intervention suite : ouais…

Paul B. Preciado : Pour moi, mais non (s’adressant à la personne qui vient de parler) non attend, attend. Parce que moi je pense… Je suis désolé. Mais je vais vous dire… Non, non, attends une seconde. Je vais vous dire quelque chose qui me paraît très important. Nous avons commencé ici, en fait, à construire un espace d’écoute et de parole. Je ne dis pas (s’adressant à la personne qui vient de parler) que nous n’allons pas vous écouter. Ce que je dis c’est que nous étions en train de discuter avec les gens qui sont venus apporter quelque chose… attendez. Qui ont apporté des questions qui étaient très importantes et il me semble qu’il faut aussi donner un moment la possibilité de discuter avec elles aujourd’hui, ici, au lieu de, tout d’un coup, passer dans un espèce de texte de : « allez, je m’en fous de tout le monde et l’on y va pour faire une action ». Parce que parfois les actions que l’on doit faire, c’est vis-à-vis de nous-même. C’est-à-dire qu’avant de commencer à se dire que l’on va faire la grosse révolution par rapport à l’État, pour moi, ce qui compte, c’est l’écoute de ce qui est en train de se passer ici et maintenant. Et du coup, les paroles très fragiles qui sont dites ici. Imaginez ce que ça veut dire pour quelqu’un de dire publiquement qu’il a été objet d’une violence sexuelle.

Quelqu’un parle depuis la salle, sans micro à l’adresse de Paul Préciado. Son propos est inaudible. Il s’agit sûrement du même interlocuteur.

Paul B. Preciado : Non, mais, ce que je veux dire, c’est : qu’est-ce que ça veut dire, si l’on parle ensemble, qu’est-ce que ça veut dire, comment on organise des stratégies par rapport au fait d’être invisibilisé, au fait d’être en dehors de la représentation en tant que personne racisée, en tant que personne trans. Donc, je pense que ce que je voulais te demander c’est que l’on soit capable de se donner un moment pour parler de ça, et après, si vous voulez, on peut penser collectivement, ensemble, ce que l’on va faire si l’on en a la possibilité. Je vous ai dit hier, j’ai parlé avec vous pour vous dire, en fait, qu’il me semblait que la stratégie d’essayer de rester ici et de faire quelque chose ici au centre Pompidou était très complexe. Parce que nous sommes dans une institution qui, si vous voulez, à 8 heures du soir nous aurons la police. Donc il faut aussi savoir si c’est ça que l’on veut faire ou pas. Et aussi être capable d’écouter, je suis désolé, mais il me semble que c’est très important aussi d’entendre ce qui se passe. La fragilité des paroles qui sont dites ici. Avant d’appeler immédiatement à une espèce de lutte. Parce que je pense que quelque part, historiquement, ce qui nous arrive souvent s’est que nous sommes dans une lutte qui est plus importante que nous-mêmes, toujours plus importante que la personne fragile qui est à côté de nous, toujours plus important…

APPLAUDISSEMENT

que quelque chose que nous sommes en train de partager. Et je ne suis pas en train de dire qu’il ne me semble pas important d’élaborer une stratégie commune, bien au contraire. Vous voyez ? Voilà, je voulais dire ça donc une seconde.

1ère intervention suite : L’interlocuteur de la lettre semble vouloir reprendre sa lecture ou vouloir parler.

Paul B. Preciado : (à l’interlocuteur) Non, une seconde. Je voulais vous dire une chose. Y a-t-il quelqu’un qui voudrait dire quelque chose d’abord ? Après on va ouvrir la question à toute l’assemblée si vous voulez, on va ouvrir la question des actions politiques ou des stratégies par rapport à ce qui nous arrive collectivement : le couvre-feu. Avant, est-ce qu’il y a quelqu’un qui a une question à poser, ou quelque chose à dire par rapport au débat sur la représentation dans le cinéma ?

Quelqu’un s’adresse à Paul B. Preciado, vraisemblablement la même personne que précédemment.

Paul B. Preciado : Oui, je comprends, mais tu n’as pas…

1ère intervention suite : La personne continue de parler (inaudible).

Paul B. Preciado : Oui, mais ce n’est pas exactement…

1ère intervention suite : la personne continue de parler. Le propos est inaudible sauf ses derniers propos : « Et après, on n’a pas le droit de… ».

Paul B. Preciado : Oui, mais ce n’est pas exactement une assemblée, c’est-à-dire que…

Plusieurs personnes s’écrient : « Ahhhh !!!! » (Dans le sens de « enfin, il révèle sa pensée »).

Paul B. Preciado : Non bien sûr, parce qu’en fait, si vous voulez, nous ne sommes pas exactement décidés. À partir du moment où nous décidons que l’on va travailler comme une assemblée, on le fera. Mais pour l’instant, ce que je vous dis c’est : est-ce qu’il y a quelqu’un, dans la salle, qui a quelque chose à dire, à demander ? Est-ce que le débat par rapport à la représentation ou par rapport à l’exclusion des minorités à l’intérieur du cinéma ou à l’intérieur de la culture vous intéresse ? Sinon non. Oui, une question ?

2e intervention : Moi je voudrai d’abord dire merci à ceux qui sont dans la lumière de donner la parole à ceux qui sont dans l’ombre. Parce que c’est effectivement quand on travaillera ensemble que le monde tel qu’il est, avec la violence, avec les différences, les discriminations, qu’un autre monde sera possible. Mais peut-être qu’effectivement, les petits qui sont dans l’ombre, ceux qui vivent le cinéma et le théâtre autrement dans leur vie quotidienne, qui font de leur vie un théâtre et une œuvre d’art. Moi je suis danseuse d’ailleurs, alors c’est toujours très difficile d’être assise même si je sais que ça danse à l’intérieur de moi, mais enfin c’est très dur. Donc, je crois qu’il faut qu’on ose. Là, il y a plein de fantômes aussi. Si l’on osait rêver à un monde où ces fantômes puissent être ressuscités et donc qu’on arrête de mourir. Je crois que la prochaine révolution c’est : faceless but body. Body active et surtout, ne pas aller dans la mort parce que peut-être c’est vraiment très dangereux. Nous les humains, je me demande si l’on n’est pas dangereux quand on meurt et que les animaux, on pourrait aussi et je reviens à mon merci du début, leur dire merci parce qu’ils nous ont montré ce qu’il ne fallait pas faire. Il ne fallait pas entrer en génétique.

Paul B. Preciado : Encore une question ? Alors est-ce qu’il y a quelqu’un d’autre qui voudrait dire quelque chose par rapport au débat ? Oui ?

3e intervention : Bonsoir et merci. Je me demandais, par rapport à toutes ces discussions que l’on a entendues, l’importance d’avoir nos propres lieux de création et de diffusion. Il existe encore des écoles qui sont plutôt ouvertes, des écoles d’art par exemple. Dans quelle mesure êtes-vous liés aux écoles, aux lieux de création et de recherche ? Et dans quelle mesure projetez-vous aussi vos recherches dans ces lieux-là qui permettent une création, une diffusion commune et autogérée ?

Adèle Haenel : Tu veux que je réponde ? (Elle s’adresse aux différentes personnes de la table ronde pour savoir si quelqu’un veut parler) je dis un truc ? (elle prend le micro). Écoute, je peux répondre juste de mon point de vue. Nadège je te… (elle ne finit pas sa phrase, mais signale qu’elle laissera la parole à Nadège Beausson-Diagne par la suite). C’est-à-dire qu’en fait j’aime vraiment beaucoup la transmission. Je dirai que c’est un peu le truc vers lequel je me tourne le plus en ce moment. Et j’essaie, je ne sais pas si je change, en tous cas j’essaie vraiment de transmettre, je ne sais pas comment dire, de transmettre effectivement dans des lieux de création. Après, est-ce que ces lieux de création sont libres ? Des lieux d’écoles par exemple. Parce que moi, je suis relié par exemple au TNB, au théâtre de Bretagne avec les élèves, etc. Et j’essaie de leur transmettre une façon que moi j’envisage nécessaire de rapport au jeu : c’est-à-dire de garder une forme d’autonomie. Et le critère principal étant le critère de la joie, pour être sûre de ne pas vivre… Enfin bref je m’emmêle en fait. Tout ça pour dire que j’essaie d’intervenir, mais que je n’ai pas l’impression d’intervenir pour changer les organigrammes des endroits. Donc j’essaie d’accompagner les gens qui sont dedans, dans des dynamiques de résistance ou dans des dynamiques de création et d’essayer de leur fournir des clés. C’est ce que disait Nadège. Nous, on essaie aussi d’aider les jeunes, des acteurs de cinéma ou de faire une sorte de transmission là, mais qui va en fait dans tous les sens, pour les accompagner. Pour ne pas qu’ils soient effectivement livrés dans un endroit assez violent sans formation. Mais peut-être Nadège tu peux reprendre.

Nadège Beausson-Diagne : Oui, c’est un peu la même chose. C’est-à-dire que moi j’eus donné aussi des cours et j’ai travaillé avec des enfants et c’est toujours important. Parce que moi, par exemple, quand j’étais au conservatoire, j’ai eu un second prix à la fin parce que le directeur est venu m’expliquer que, comme j’étais noire, je ne ferai pas ce métier. Et du coup, je ne pouvais pas avoir le premier prix. Et en fait, ça, je l’avais oublié. C’est après, en travaillant sur moi que je me suis dit : « Waouh ! ». Et donc à chaque fois, j’essaie vraiment pour tous les jeunes, de leur donner ces clés et le chemin des possibles et la projection en fait. Parce que finalement c’est toujours l’histoire des rôles modèles. Mais en fait, on n’a pas parlé de ça et c’est vraiment important. Je veux dire que les rôles modèles qui font que quand vous êtes différents… Parce que c’est pareil, ce mot de diversité, c’est pas un pays (ce mot d’esprit montre comment le mot « diversité » est utilisé par le pouvoir). La diversité c’est bien, ya tout le monde quoi. Allez on y va, toute la diversité, sinon c’est un pays. Et c’est important de donner ces rôles modèles. Et à chaque fois, j’essaie de travailler sur la déconstruction des stéréotypes, la projection des possibles, le travail sur le corps et de donner des clés aussi pour lutter contre la violence que va être ce métier. Parce qu’on n’en parle pas, il y a une extrême violence sur les corps et notamment les corps des femmes. Et qui part maintenant des cours, qui est enseigné dans certains cours. C’est horrible. Pardon, je ne veux pas vous déprimer. J’essaie à chaque fois de travailler sur ça. C’est très très important.

Adèle Haenel : Et je rajouterai que c’est quand même des univers qui sont ultraconcurentiels. Et en fait, il y a assez peu de travail. Il y a une grosse pression sur qui va travailler. Je parle des écoles de théâtre. Il y a une grosse pression et effectivement du coup, des règles internes peuvent primer finalement sur les lois, tout simplement. C’est-à-dire que l’on va inviter au silence des élèves qui vont être victimes de racisme ou inviter au silence des victimes d’agression sexuelle au sein de l’institution et foutre la pression sur les personnes en question qui ont été victimes. En faisant jouer le fait qu’elles vont être toutes seules et que de toute manière le monde est comme ça et que de toute manière c’est à elles de s’adapter au monde, et pas au monde de changer. Ce qui est, quand même, un comble dans le cadre d’une école de théâtre où l’on est sensé justement dire : « on va réinventer le monde ». Là tout d’un coup, c’est genre : « Non, en fait, le monde est raciste donc habitue-toi à interpréter des clichés racistes même en tant que personne racisée toi-même ».

Paul B. Preciado : Je pense que par rapport à la question, c’est aussi dans quelle mesure il faut peut-être inventer une nouvelle économie du cinéma.

Adèle Haenel : Je suis à fond.

Paul B. Preciado : Voilà.

Nadège Beausson-Diagne : Tellement.

Adèle Haenel : Moi je veux bien carrément créer une école.

Paul B. Preciado : Qu’elle soit en dehors de l’économie du cinéma français contemporain et peut être aussi pourquoi pas des écoles. Une école alternative, une école peut-être antiraciste, transféministe du cinéma, pourquoi pas. C’est-à-dire qu’il me paraît important aussi dans ce que tu disais tout à l’heure Adèle, pourquoi tu appelais ça : l’organigramme du pouvoir, pourquoi l’architecture du pouvoir elle ne change pas. Historiquement, il n’y a aucune architecture de pouvoir qui change si elle n’est pas contestée profondément, radicalement de l’intérieur. Et après, ça commence peut-être à être une réponse à la lettre qui a été en partie lue avant, la question c’est en fait : quelle stratégie ? Si nous perdons peut-être trop de temps à lutter de l’intérieur, ou est-ce que c’est plus intéressant, justement, de créer de nouvelles organisations, des nouvelles économies de productions qui sont à l’extérieur même des ce que l’on va appeler, les parcours habituels du cinéma français avec le CNC, etc. Après, il y a effectivement la question de l’argent, la question des fonds et le fait que le cinéma par exemple est une industrie. Et donc évidemment, ce n’est pas la même chose de faire du cinéma sans argent que faire du cinéma avec beaucoup d’argent ça c’est certain. Mais il me semble qu’en tous les cas, la question de choisir les lieux dans lesquels on va investir nos forces de transformation politique est cruciale. Notamment, ça va nous faire revenir à la question de savoir si c’est pertinent de rester ici ou pas par exemple. De savoir si c’est plus intéressant de rester ici, ou si c’est plus intéressant d’aller ailleurs et de créer un ailleurs encore.

Acquiescement de Nadège Beausson-Diagne et d’Adèle Haenel.

Adèle Haenel : Sur la question de l’école, moi c’est ce que j’essayai de dire un peu en bafouillant tout à l’heure et je m’en excuse. Je pense vraiment qu’il y a une politique de l’acteur, on va dire assez communément diffusé au sein de notre branche dans le cinéma. Une sorte de docilité exigée en fait. Une sorte de don de soi. Et finalement assez chevillé avec une forme de souffrance en fait. D’autorisation par le metteur en scène de prendre. Parce que c’est lui qui va faire. Et du coup, toi, tu es modelé et en tant que tel, tu as de la chance en fait (le propos ici est évidemment critique). Et moi je serai très intéressée, ensemble tant qu’à faire, de créer une école effectivement de théâtre qui aurait pour premier principe que l’on est soit même absolument capable de savoir si c’est juste ce que l’on fait. Et ce n’est pas un quelqu’un qui doit nous valider ou nous dire : « c’est bien ce que tu as fait » ou se permettre telle ou telle violence. Le premier critère pour être un peu, à mon avis, je ne dirai pas « safe » parce que ce n’est pas le mot, mais en tous les cas d’être capable de détecter les abus, c’est de faire confiance à cette chose de joie à l’intérieur de nous.

APPLAUDISSEMENT

Paul B. Preciado : Alors, vous avez encore des questions, des commentaires, des apports à faire ? Je vois Virginie qui écrit à toute vitesse là. (En riant et s’adressant à Virginie Despentes) Tu veux dire quelque chose ? Non ? Ok. Parce que comme je te voyais en fait en train d’écrire… Il y a deux paroles…

Quelqu’un dit 3.

Paul B. Preciado : 3 pardons. Donc on va prendre ces trois paroles et après on va passer à Yseult. Parce que sinon Yseult n’aura pas le temps de jouer.

4e intervention : Oui bonjour, je n’avais pas du tout prévu de parler. Alors c’est un peu intimidant. Déjà merci de tout ce que vous avez dit. Je comprends à quel point c’est important cette question de l’intersectionnalité dans le monde de la culture enfin dans le cinéma et au niveau de la représentation, au niveau des acteurs. Après ma question est simple. C’est : comment faire pour aller encore plus loin ? Comment faire pour traiter toutes les questions au niveau aussi de ceux qui rendent possibles toutes ces productions culturelles, tous ces films. Je veux parler des invisibles. Je veux parler des petites mains. Voilà, des gens qui sont les femmes de ménage. Je veux parler des personnes qui rendent possible : des caméramans, de tout ce que vous voulez, de tous ces précaires de la culture. Tous ces techniciens qui actuellement sont dans une situation extrêmement complexe, ils sont dans une situation de précarité extrême. Il y a beaucoup de personnes racisées, il y a beaucoup de personnes… c’est souvent des meufs, c’est souvent des personnes queers aussi. Et bien évidemment, je pense que c’est super important de penser l’intersectionnalité dans le cinéma, mais dans le cinéma et la culture j’aurais envie de dire, en général. Voilà et petit détail, je me permets. C’est par rapport aux vacataires du centre Pompidou. Parce qu’en fait vous voyez, si tous ces évènements sont possibles, si le musée a pu rouvrir mi-juillet, c’est parce qu’il y a des vacataires qui travaillent ici, qui ont été extrêmement exposés, qui n’avaient pas de protocole covid. En gros, ils ont été envoyés au front, on leur a caché toutes les informations par rapport au covid. Ils sont venus travailler, ils ont fait plein de choses qu’ils ne devaient pas faire normalement : distribuer des masques et des gants. Ils ont des situations de merde. Ceux qui sont à Pompidou, ils ont souvent, des CDD de 1 mois renouvelable. Donc en fait, ils ne peuvent pas se mettre en grève, ils ne peuvent rien faire. Parce que sinon, ciao. Voilà, j’avais une pensée pour eux. Moi personnellement j’étais vacataire à la BPI. On a mené une grève il y a un mois, on a obtenu quelques petites choses, mais on était dans des situations similaires. Et voilà. C’est une situation qui est partout dans la culture et dans toute la société et je pense que l’intersectionnalité doit aller aussi à ce niveau-là. Encore merci de m’avoir écouté.

APPLAUDISSEMENT ET ENCOURAGEMENT

Paul B. Preciado : Merci. Donc ce que l’on va faire c’est…

Nadège Beausson-Diagne : Pardon (adresse à Paul B. Preciado pour prendre la parole). Je veux juste dire que quand nous on a parlé, et que l’on a co-écrit ce livre [4], on parlait par notre prisme d’actrice, mais on parlait pour la société, on parlait pour nous tous. Moi je suis intermittente du spectacle, mon mari est intermittent du spectacle, on est tous ensemble. Il n’y a pas d’un côté les techniciens et de l’autre côté les artistes. C’est-à-dire que vraiment quand on parle à chaque fois, pardon, on parle pour nous tous et nous toutes en fait. Donc voilà, on ne l’a peut-être pas précisé, voilà merci de le redire parce que le combat il est ensemble en fait. Voilà.

APPLAUDISSEMENT

Paul B. Preciado : Du coup, nous allons prendre plutôt une rafale de questions et de paroles puisque nous avons à peine 10 minutes. Donc parole…

Quelqu’un parle dans le public, mais c’est inaudible.

Paul B. Preciado : le problème c’est que je ne sais pas si la personne qui transcrit est capable de t’écouter (il veut dire d’entendre l’intervention puisque la personne parle depuis la salle hors micro).

La personne parle plus fort, mais on ne l’entend toujours pas suffisamment.

Paul B. Preciado : Dans le cinéma ?

Nadège Beausson-Diagne : En fait, il faut répéter parce que du coup il ne peut pas lire…

Paul B. Preciado : le problème c’est que pour t’entendre il faut envoyer la personne qui a le micro.

Discussion hors micro à propos de la transcription. Inaudible.

5e Intervention : Est ce que vous avez des conseils pour nous ? Comment peut-on accéder au pouvoir ? Comment on peut accéder à ces postes-là, parce que même si on a de la joie, on est fatigué. Et moi je voudrais savoir concrètement aussi, parce que là on parle d’utopie… enfin pas que, excusez-moi, vous faite du très beau travail. Comment on fait ?

Paul B. Preciado : Mais à quel poste ? Parce que…

5e Intervention suite : Par rapport aux gens qui sont des décideurs, on parlait des décideurs tout à l’heure, de ceux de la production par exemple du cinéma, j’ai l’impression que bien sûr que c’est possible, mais est-ce qu’il y a des conseils que vous pouvez nous donner, est-ce qu’il y a une stratégie ?

Paul B. Preciado : Mais peut être que l’objectif, enfin en tous les cas je parle pour moi, l’objectif n’est pas du tout ni d’atteindre particulièrement un poste, ni non plus cette architecture de pouvoir, l’organigramme. Parce qu’idéalement, ce qu’il faudrait, c’est être capable de modifier cette architecture de pouvoir, de la modifier. Après je ne parle pas pour les autres, mais je ne pense pas que l’idéal soit de laisser le CNC tel qu’il est organisé aujourd’hui, exactement de la même manière, mais on met une personne racisée, une personne soi-disant queer, ou une personne trans qui soit là pour veiller en fait à ce qu’il y ait plus de projets. Je pense que ça, c’est justement la logique des quotas et la logique d’inclusion, la logique d’accessibilité aussi si l’on parle de rapport au handicap. Ça, c’est une logique qui est une logique d’intégration. Et je pense qu’il y a une autre logique qui est la logique révolutionnaire qui n’est plus du tout une logique d’intégration, mais une logique de transformation des structures de pouvoirs. Et je pense que pour transformer les structures de pouvoir, peut-être le plus important, c’est de mener des pratiques d’expérimentation, des pratiques que j’appelle par exemple en philosophie de désidentification. C’est-à-dire : qu’est-ce qui se passe si vous arrêtez de faire ce que le système attend de vous ? Qu’est-ce qui se passe ? Vous voyez ce que je veux dire ?

APPLAUDISSEMENT

Paul B. Preciado : Et du coup, ça, c’est une pratique différente. Il ne s’agit pas simplement de dire : « on veut avoir une personne des minorités ». C’est de mon point de vue l’échec des politiques d’intégration par rapport à l’immigration qui ont été prises notamment dans le contexte néo-libéral à partir de l’ère Thatcher, surtout ans le contexte anglo-saxon. Aujourd’hui la France se dit que peut être avec 20 ans de retard et avec tous les problèmes qu’il y a eu, il faudrait plus ou moins… (il allait dire quelque chose comme « faire la même chose »). Même pas parce qu’en France, l’idée républicaine empêche en fait toute politique possible quelque part de quotas. Mais je pense que nous ne sommes pas, en tout cas, encore une fois, pour moi, dans cette dialectique entre d’une part les structures traditionnelles de pouvoir, et d’autre part, l’intégration des minorités dans l’architecture des institutions dominantes. Mais plutôt dans un processus radical de dépatriarcalisation et de décolonisation de ces architectures de pouvoir et donc, je dirai de désinstitutionnaliser ; c’est-à-dire que quelque part, par rapport au centre Pompidou, la vérité ce n’est pas que je ne veux pas rester dedans, ce que je voudrais c’est que ce soit fermé à un moment donné et que l’on prenne ensemble la possibilité de se dire : qu’est-ce qu’on fait ? Qu’allons-nous faire ? Parce que si un musée est une technologie de la mémoire, c’est le lieu dans lequel on construit et l’on normalise les représentations de la masculinité, de la féminité, de la race, du handicap, etc. Du corps valide. Ces lieux-là en tant que monuments nationaux sont les lieux de construction de ces technologies. Je pense que quand le gouvernement dit : « en fait vous allez rentrer chez vous à partir de 21 h », nous pouvons aussi, puisque c’est nos institutions à nous, décider : « écoutez, on va fermer le centre Pompidou puisque nous avons besoin de réfléchir ». Qu’est-ce qu’on veut faire ensemble collectivement ? De la même manière par rapport à l’université. Si l’on pense aussi aux écoles de théâtre, la question est : « qu’est-ce que l’on enseigne aujourd’hui dans une école de théâtre ? » Et peut-être aussi… Pardon, j’abuse de ma position, mais c’est vrai que quand on organise, on a tendance à abuser (il rit) de cette position-là. Du coup, est-ce possible de générer de nouvelles pratiques d’expérimentation institutionnelle qui vont venir rétroactivement transformer l’institution ? Peut-être la transformer, peut-être la défaire complètement. Voilà pardon.

Hors micro quelqu’un veut parler et Paul Préciado dirige la personne faisant circuler le micro.

Paul B. Preciado : Véronique, tu peux donner le micro ici ? Et là, pour le coup effectivement nous avons 5 min en fait (il prononce cette phrase en regardant sa montre).

6e intervention : Merci de m’avoir donné la parole. Je vais reprendre le sujet autour de l’institution et de comment on peut désinstitutionnaliser et transformer l’institution. Je voudrais aussi faire un rapport avec le questionnement que l’on a eu hier soir en prenant ce que vient de dire Paul B. Preciado. C’est juste deux paragraphes, c’est très court. Je commence : « On fait quoi alors ? Hier, Elsa Dorlin a fait apparaître le mot “feu”. “Feu” comme réponse et même comme anticipation du couvre-feu. Du geste qui veut (ou vient) masquer le feu. Nier le feu. Françoise Vergès a fait apparaître une mémoire de lutte de différents corps précarisés qui avec tout le courage et la colère ont désobéi depuis longtemps au destin méprisable que la machine patriarco-coloniale nous impose partout. L’étouffement. On a parlé de la survivance. On a parlé de la fuite. Il y a eu aussi la manif des sans-papiers. C’est dommage que lorsqu’une flamme est apparue hier soir 20 h, la réponse a été une porte claquée qui plus ou moins explicitement nous invitait à rentrer chez nous au lieu de briser ce dispositif de guerre appelé couvre-feu. Au lieu de tisser la temporalité autrement. Au lieu d’altérer justement ces moments où l’État suppose que l’on dort. La nuit.

APPLAUDISSEMENT

Paul B. Preciado : Merci. C’est une main qui se bouge comme ça ou c’est une parole ? C’est une parole ? On va prendre une dernière parole et après si ça vous paraît bien, nous allons écouter ensemble Yseult. Qui malheureusement nous attend là, au lieu d’être ici avec nous, ça aurait été génial. Et je voudrais vous dire aussi, que nous allons peut-être continuer le débat autrement, en dehors aussi du centre Pompidou et peut être dans d’autres contextes. Donc ce n’est pas non plus la dernière fois que nous avons la possibilité de discuter ensemble. Tu veux un micro ? Kengné 2 min ?

Kengné Téguia hors micro se lève. Il dit quelque chose (inaudible).

Paul B. Preciado : Oui, mais attend parce qu’il y a quelqu’un d’autre…

Kengné Téguia s’avance et monte sur la scène. Hors micro il semble expliquer qu’il va faire une intervention rapide. On comprend qu’il était venu chercher un micro, mais semble dire qu’il va rester sur la scène faire son intervention.

Paul B. Preciado : (en souriant) OK, viens.

Kengné Téguia rit et s’avance vers Nadège Beausson-Diagne qui lui dit : “covid” (signifiant que ce n’est pas une bonne idée de prêter son micro). Il prend le micro tendu par Naëlle Dariya.

Kengné Téguia : Je dis rapidement deux choses parce que je trouve ça intéressant les personnes qui sont intervenues. Il faut aussi interroger d’où on vient quand on prend la parole. Par exemple, la question de rester dans le centre Pompidou : quels sont les corps qui sont en danger en fait ? Et je trouve aussi qu’il faut être attentif à ce qui se dit dans l’espace. Parce qu’il me semble que j’ai fait une performance en fait (il rit), que j’ai fait une vidéo que je parle de la question d’essayer de travailler à l’intérieur de l’institution. Et c’est ça l’écoute en fait. C’est savoir se décentrer. Et je trouve ça violent vos interventions. C’est vraiment violent parce que c’est annuler ce qui s’est passé et ce qui est en train de se passer. Peut-être que ça ne vous satisfait pas, mais peut être qu’il faut prendre du recul sur ce qui est en train de se faire. Et je pense que la révolution elle peut se faire à plusieurs endroits. Il n’y a rien qui est dichotomique en fait. Ce n’est pas : tout est noir, tout est blanc. C’est comment, en fonction d’où on se trouve, essayer de trouver des stratégies. Et on ne critique pas les tentatives de chacun, chacune en fait. Ça s’appelle de l’humilité.

APPLAUDISSEMENT

Rire de Kengné Téguia.

Nadège Beausson-Diagne : En fait, pardon (elle dit “pardon” en levant la main pour prendre la parole). Merci (à Kengné Téguia). Merci parce que c’est ce que j’étais en train de lui dire (elle parle de Naëlle Dariya assise à côté d’elle). Vous ne vous en rendez peut-être pas compte, mais en fait vous avez reproduit ce que l’on nous fait tout le temps. C’est-à-dire que l’on est venu vous délivrer une parole, et cette parole, vous l’avez nié. Donc je vous le dis, je suis navré.

APPLAUDISSEMENT

J’entends, que vous avez… Mais nous hier, on n’était pas là, on est là aujourd’hui. Prenez ce qui se passe là, on vient vous donner quelque chose. (d’un ton plus ferme) Prenez ce qui se passe là. OK parce qu’on n’est pas les uns contre les autres, on ne va pas y arriver comme ça.
Merci mon frère (elle répond à quelqu’un hors champ et hors micro).
(Hors micro) : merde, putain. Truc de ouf.

Paul B. Preciado : Bravo, bravo. Ouais merci, merci. Encore un effort, essayons encore de rester dans l’écoute, dans l’écoute profonde. De recevoir ce qui est donné ici collectivement. Mais aussi dans l’hétérogénéité. Parce que c’est ça aussi, ça fait partie de nous. C’est-à-dire qu’il y a des gens dont quelque chose brule à l’intérieur et qui fait que l’on a envie immédiatement d’autre chose et du coup, on ne peut pas écouter ce qui se passe ici. Mais ce qui se passe ici, continue aussi. Cette hétérogénéité-là fait partie de nous dans sa complexité. Donc voilà, je voulais encore vous dire merci et peut-être que l’on va, après Yseult, faire un dernier moment. Mais ça va être très très bref. Je sais que c’est difficile d’arrêter de parler maintenant, que l’on a tous envie de continuer. On va imaginer comment, on va trouver les manières, on va imaginer les stratégies pour continuer. Peut-être que déjà, la liste qui a été constituée par le centre Pompidou - parce que vous vous êtes inscrit au séminaire - est déjà une manière d’être en contact pour vous envoyer un mot si l’on fait autre chose ailleurs, si l’on se réunit autrement, si l’on décide de faire cette convergence, cette coalition révolutionnaire.

Adèle Haenel : Merci beaucoup. Merci beaucoup à Paul, Nadège, Naëlle. Merci, vraiment c’était un honneur d’être avec vous.

Paul B. Preciado : Merci à vous d’être là.

APPLAUDISSEMENT

Fin du débat.

[1Paul B. Preciado : Alors une troisième parole. Ils me font signe qu’il va falloir partir après.

1ère intervention : Vous avez demandé quelle résistance. Et je me demande pourquoi on partirait maintenant ? S’il nous faut du temps et la possibilité de nous réunir pour pouvoir faire quelque chose ensemble, pourquoi est-ce que l’on ne restait pas maintenant et que se soit la meilleure réponse à ce colloque ?

APPLAUDISSEMENT (Paul B. Preciado applaudit également)

Paul B. Preciado : C’est pas mal, c’est pas mal (il rit).

1ère intervention suite : On a nos gels, on a nos masques, on a les distances de sécurité, cela fait plus de trois heures que l’on est déjà ensemble. On ne prend pas plus de risque, on ne crée pas plus de risque.

Paul B. Preciado : ça, c’est vrai. Je ne vais pas vous cacher que j’avais déjà pensé à cette éventualité (il rit). Bon, on peut l’imaginer. Je pense qu’à chaque fois c’est vrai, à chaque fois on devrait se poser la question collectivement : qu’est-ce que l’on peut faire dans cette situation ? C’est ça qui est intéressant finalement. Là, bon, réfléchissons en termes de technique des corps et de pratiques de résistance. Si nous restons ici, le centre va fermer. Je vous le dis parce que les techniciens vont partir. (À l’adresse des techniciens) Sauf si vous restez avec nous. Les techniciens…

Rire dans la salle.

C’est une possibilité (il rit). Et que peut-être aussi les gardiens du centre vont partir et du coup, ils vont fermer le centre. Et nous allons rester ici.

Des cris dans l’assistance OUAIIIIIIII !!!! - Paul rit.

Mais pourquoi pas, je ne sais pas.

Françoise Vergès parle hors micro (inaudible).
Il y a des gens qui partent immédiatement (il rit en signifiant que dans le hors champ, des gens sont en train de partir).

Paul B. Preciado fait un signe aux gens qui sortent et leur dit : "CIAO" en riant.

Françoise Vergès : Il faudra quand même, à ce moment-là, faire quelques rituels de protection. Parce que je disais à Elsa (Dorlin) qu’il y a quand même les fantômes de tous les gens que ce musée a transformés en mort et qu’il nous faudra accueillir (elle sourit).

Paul B. Preciado : absolument. Bon, sinon nous pouvons nous donner rendez-vous demain pour continuer à ...

Exclamations de déception dans le public. Mais aussi des applaudissements.

... à penser et à parler ensemble (il sourit). Demain, on va se donner rendez-vous à 16h pour avoir un peu plus de temps et pour pouvoir finir à nouveau à 19h30. Mais entretemps, entre aujourd’hui et demain, nous pouvons repenser encore à cette possibilité de rester ici, y compris à amener quelque chose à manger, à boire, etc. S’il faut (il rit). OK

APPLAUDISSEMENT

[2Le massacre du 17 octobre 1961 est la répression meurtrière, par la police française, d’une manifestation d’Algériens organisée à Paris par la fédération de France du FLN. Préparée en secret, la manifestation est un boycott du couvre-feu nouvellement appliqué aux seuls Nord-Africains.

[3Cette définition est empruntée au lexique des concepts de Paul B. Preciado mis en ligne par le centre Pompidou.
Somathèque, n. f. : Parce que le terme de « corps », trop médical, ne lui semble pas convenir pour désigner la façon dont nous vivons nos corps et la manière dont ils s’articulent avec notre psychisme, Paul B. Preciado propose l’idée de somathèque : nos corps sont des somathèques, c’est-à-dire une collection de postures, de gestes, de looks, d’images (venues du cinéma, de la publicité ou des arts), déterminés par le contexte social, ou adoptés par opposition. Le musée, classique ou moderne, est aussi une somathèque, qui propose tout un catalogue de corps possibles, canoniques ou hors-norme…

[4Elle fait référence à sa participation à une ouvrage collectif : Noire n’est pas mon métier. Publié sous la direction d’Aïssa Maiga, cet ouvrage-mouvement publié aux éditions du Seuil en 2018 compile des textes de Mata Gabin, Maïmouna Gueye, Eye Haïdara, Rachel Khan, Aïssa Maïga, Sara Martins, Maris-Philomène Nga, Sabine Pakora, Firmine Richard, Sonia Rolland, Maggajyia Silberfeld, Shirley Souagnon, Assa Sylla, Karidja Touré, France Zobda.
La contribution de Nadège Beausson-Diagne s’intitule : « Vous allez bien ensemble avec la bamboula ».

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