TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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Dora Ratjen échoue au test de féminité

Peut-être que certaines d’entre vous ont déjà vu, ou aperçu quelques images, du film Les Dieux du stade de Leni Riefenstahl, véritable blockbuster documentaire qui a capté, mis en scène et monté les images des Jeux olympiques organisé à Berlin en 1936. L’Allemagne subissait alors la montée en puissance du nazisme et se dotait avec ces Jeux et ce film de propagande d’une occasion en or massif pour asseoir sa légitimité politique à un niveau mondial. Au milieu de tout ce faste, il y avait l’existence fragile et forte d’une athlète nommée Dora Ratjen qu’on aurait pu oublier si son intersexuation n’était pas venue mettre le désordre dans la nomenclature du genre dans le sport de compétition ; si elle n’avait pas, à ses dépends, politiser le sport.
Les éditions Hourra viennent de faire paraître un livre de poésie qui parle de son parcours, En habits de femme, écrit par Zoltán Lesi un écrivain hongrois inconnu en France. En voici sa recension pour Trou Noir.

Les ambiguïtés du discours médical se cachent derrière une langue autoritaire ; l’ambiguïté, le doute, l’indécision, l’incompréhension ne seraient pas de leur fait, mais du fait des objets qu’ils étudient. Le recueil de poèmes En habits de femme [1] de Zoltán Lesi documente et balaye d’un coup de manche cette langue autoritaire qui traite ici de l’intersexuation, et plus précisément de l’intersexuation dans le sport, et encore plus précisément de l’intersexuation lors des Jeux olympiques de 1936 à Berlin à l’ère du régime nazi : Adolf Hitler y voyait l’occasion d’une propagande mondiale où les athlètes juif/ves sont exclus au profit de profils pouvant faire briller l’Allemagne et la promotion de l’idéologie de la supériorité de la race aryenne.

Pour ce faire, le poète hongrois Zoltán Lesi, amasse quelques archives concernant des athlètes intersexes et juives (coupures de presse, carte topographique, procès-verbal, photographies…) et les dissémine dans l’ouvrage entre des poèmes endossant les points de vues de ces personnes, de leur entourage (entraîneur, co-équipières), de leurs adversaires (police) et de leur protecteur (chat). Les archives fonctionnent ici de concert avec les poèmes et forment ce qu’on pourrait appeler une poésie à documents.

La protagoniste autour de laquelle le livre s’agence est l’athlète Dora Ratjen qui a concouru dans la catégorie femme au saut en hauteur pour l’honneur et la gloire du Reich lors de ces Jeux olympiques. Le sexe féminin lui a été attribué à la naissance, a été élevé en tant que telle. Ce n’est qu’après les Jeux, lors d’un contrôle policier dans un train, qu’elle sera « confondue » et examinée, puis déclarée « homme ». Elle doit sa place aux Jeux à cause de l’éviction d’une athlète juive, Gretel Bergmann, qui ne pouvait pas en tant que juive concourir pour l’honneur et la gloire du Reich. Les poèmes de Zoltán Lesi racontent comment son histoire s’est retrouvée prise au piège dans les filets politiques du nazisme.

Dora a fini par échouer au test de féminité après avoir défendu son pays en tant que femme, tout comme le cadavre de Stella Walsh, autre athlète polonaise naturalisée américaine, multimédaillée, dont l’autopsie a révélé l’intersexuation.

Tu restas une femme – alors que moi,
l’État m’interdit à 21 ans
d’en être une. Homme,
je devais prendre le prénom
de mon père, ce que j’avais
toujours redouté.
De toute façon, je n’étais pas un vrai homme,
plutôt quelque chose entre,
mais ils ne voulaient pas comprendre.
Mieux vaut donc ne l’avouer à personne.

Ce livre étonne car il n’est pourvu d’aucune introduction, d’aucun commentaire, ni préface ni postface, pas même une quatrième de couverture un peu évocatrice. Autrement dit on ne sait pas si ces paroles sont « réelles » ou « inventées » ; les poèmes montés se présentent comme un album de photos de famille retrouvé dans une décharge : on sait que ces personnes ont existé, mais on ignore ce qu’elles cherchent à dire à l’objectif. 

Elle n’aurait pas pu participer
à la compétition si Gretel Bergmann
n’avait pas été exclue.
Elle avait trouvé l’idée
saugrenue : imagine-t-on
une juive gagner, pensait-elle.

L’entrée en matière est brute, épurée toute en étant dense, puisqu’on assiste à une véritable compétition entre une langue-témoin et une langue-autoritaire. Les poèmes semblent se positionner comme des athlètes sur les starting-blocks, et tracent sur les pistes, sautent les obstacles jusqu’à monter sur le podium en se demandant : c’est quand même bizarre d’être ici, n’est-ce pas ? Une bizarrerie hante le récit des exploits sportifs. Hommes d’un côté, Femmes de l’autre. La langue-autoritaire gère la panique ontologique qui s’empare des esprits lorsque cette ligne de démarcation est troublée : toute cette compétition mondiale offre le spectacle de la différence sexuelle, le triomphe doit être celui de l’excellence masculine et de l’excellence féminine, à ceci près que le corps féminin sportif ne correspond pas au corps féminin idéalisé ; « trop » de muscle, « pas assez » de poitrine, épaules « trop » carrées seraient les signes d’une dysphorie qui complote contre l’ordre du genre.

Le parti nazi espérait pouvoir capitaliser sur les forces « masculines » de ces femmes pour donner la preuve au monde entier de la supériorité de la race aryenne. Mais lorsque l’intersexuation sera révélée, les pouvoirs publics s’arrangeront facilement de cette contradiction en assignant Dora à une identité « homme » et en lui faisant porter le prénom de son père :

« Young dit / que j’avais un pénis, / il fallait juste le libérer. »

Mickaël Tempête.

[1En habits de femmes
Zoltán Lesi
Traduit de l’allemand (Autriche) par Christophe Lucchese et Sven Wachowiak
Éditions Hourra, 2022.

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