Le 21 octobre 2020, Le Monde titrait avec emphase : « Le pape François défend le droit à l’union civile des homosexuels ». Défend ? C’est vite dit. Pragmatique et soucieux des réalités de son temps, le pape était en tractation avec l’État italien depuis des années pour empêcher toute proposition de loi ouvrant aux homosexuels le droit au mariage. Celui-ci acceptant donc de se prononcer favorablement à une union civile pour les personnes de même sexe.
L’article faisait référence aux propos du pape dans un documentaire réalisé par Evgeny Afineevsky présenté lors de la Fête du cinéma de Rome. Il y déclarait que les personnes homosexuelles avaient le droit d’être en famille. Il ajoutait : « Ce qu’il faut c’est une loi d’union civile, elles (les personnes homosexuelles) ont le droit à être couvertes légalement. J’ai défendu cela ».
Cette position très médiatisée vient conclure les nouvelles considérations de l’Église catholique à propos d’homosexualité. L’homosexuel est considéré comme un être de souffrance, aux prises avec des problèmes psychiques et spirituels. L’Église met donc l’accent sur la condamnation des pratiques homosexuelles plutôt que sur le désir ou l’amour. C’est ainsi que Courage international, œuvre apostolique et ministère de l’Église catholique dont une antenne française existe depuis 2010 se proposent de guider les homosexuels à vivre dans la chasteté comme le préconise aujourd’hui l’Église catholique. Les thérapies de conversion, pratiquées par toutes les branches du christianisme, souvent très agressives, traumatisantes et illégales, proposent de « guérir » « l’affectation » dont sont « atteints » les homosexuels.
Or, toutes les prises de positions concernant l’homosexualité par les représentants de l’Église sont justifiées par des interprétations de la Bible, mais n’en sont jamais issues. En effet, la bible parle relativement peu d’amour et de sexualité entre personnes du même sexe et nous verrons dans l’étude qui suit que certains passages dont on considère aujourd’hui qu’ils visent les personnes ou les pratiques homosexuelles ont pris ce sens de manière tardive, voire contemporaine.
On s’accorde généralement à reconnaitre que l’interdit du Lévitique (seul interdit réel que nous analyserons ci-après) ne condamne pas l’homosexualité au sens moderne du mot. Et pour cause, comme le fait remarquer John Boswell, « la Bible ignore le mot “homosexuel” : ce mot ne figure dans aucun texte ou manuscrit subsistant en grec, hébreu, syriaque ou araméen. Aucune de ces langues n’a jamais comporté de mot correspondant au français “homosexuel” ni d’ailleurs, aucun autre avant la fin du XIXe siècle. Cela reste vrai de l’hébreu, de l’arabe et du grec modernes, exception faite de termes fondés dans ses langues par analogie avec le pseudo-latin “homosexuel”. Il y a certes des moyens de suppléer l’absence d’un terme spécifique et un acte peut être condamné sans être nommé, mais il est douteux dans ce cas précis, que la notion de comportement homosexuel comme définissant une classe d’individus ait alors existé ».
Voilà donc l’enjeu de cette étude : analyser le texte et ses traductions et les confronter à leur contexte social pour ensuite en permettre une interprétation pertinente aujourd’hui.
Cette courte étude emprunte l’essentiel de son contenu à l’ouvrage de John Boswell Christianisme, tolérance sociale et homosexualité paru chez Gallimard en 1980, à l’étude de Gérald Caron Le Lévitique condamnerait-il l’homosexualité ? De l’exégèse à l’herméneutique paru en 2009 ans la revue bilingue Studies in Religion/Science religieuse et le texte de Paul Veyne L’homosexualité à Rome paru dans le numero 35 de la revue Communications en 1982 : Sexualités occidentales. Contribution à l’histoire et à la sociologie de la sexualité.
Exégèse du texte biblique
La richesse et la complexité de la Bible ne permettent pas d’en tirer un enseignement ou une inspiration unique. La Bible compile des textes variés rédigés entre le VIIIe siècle av. J.-C. et le IIe siècle apr. J.-C. Les enjeux de traduction et l’histoire des différents canons bibliques humanisent en quelque sorte un objet considéré comme une « Parole de Dieu ». Or, les remaniements successifs ayant lieu à chaque époque mettent en lumière la porosité (ou l’élasticité) du récit vis-à-vis du contexte historique et social dans lequel il s’exprime. D’où le besoin d’une exégèse, c’est-à-dire d’une étude approfondie et critique permettant d’entendre aujourd’hui, à travers le texte, un message. On notera que, dans bien des cas, tels par exemple certains passages concernant les femmes et le peuple juif, le respect de la Bible comme Parole de Dieu a conduit à remettre en question le texte biblique lui-même ou encore les interprétations qui en ont été faites au cours des siècles.
LEVITIQUE
[XVIII, 22] Tu ne coucheras pas avec un homme comme on couche avec une femme. C’est une abomination.
[XX, 13] L’homme qui couche avec un homme comme on couche avec une femme : c’est une abomination qu’ils ont tous deux commise, ils devront mourir, leur sang retombera sur eux.
Le lévitique est un texte relativement méconnu de la bible et de l’avis de John Shelby Spong, sauvé de l’oubli par ses deux seuls versets. Situé entre le livre de l’Exode, qui raconte la sortie d’Égypte et le séjour du peuple au pied du mont Sinaï, et celui des Nombres, décrivant les 40 années dans le désert, le Lévitique se présente comme une somme de prescriptions cultuelles, sociales et morales permettant au peuple de se préserver vis-à-vis des autres peuples (parmi lesquels il cohabitait).
Le mot « abomination » est une traduction de l’hébreu toevah. Il désigne un acte impur au regard des juifs. Il est également utilisé dans la même séquence du Lévitique pour caractériser le fait de manger du porc ou avoir des rapports sexuels pendant la menstruation. Lié aux prescriptions juives, ce terme ne désigne pas les actes fondamentalement mauvais tels que le vol ou le viol. Le mot est utilisé dans tout l’Ancien Testament pour désigner les péchés qui impliquent un manquement à la pureté ethnique ou un acte d’idolâtrie. Parachevant l’analyse, John Boswell remarque que toevah est utilisée pour condamner la prostitution sacrée [1] (liée à l’idolâtrie, c’est-à-dire à l’infidélité divine). Il met en regard toevah avec zimah qui caractérise l’interdiction de la prostitution. Toevah revêt donc un caractère particulier lié à l’idolâtrie.
Cette interprétation de nos versets ne fait toutefois pas l’unanimité. Il n’existe pas de consensus concernant les références exactes de cet interdit.
Certains limitent l’interdit aux seuls hommes mentionnés dans les interdits précédents. Ceux-ci constituent un règlement concernant la nudité, la sexualité et le désir au sein d’une parenté. Il pourrait donc s’agir d’une interdiction valable uniquement pour les membres d’une même famille.
D’autres interprètent l’interdit, compte tenu de sa formulation, comme relatif à une « confusion des rôles ». Particulièrement pour la personne « passive » (nous développerons ce thème dans la deuxième partie) acceptant le rôle féminin. Dans un monde patriarcal et esclavagiste, transgresser son rang ou sa position sociale est une infamie.
Nous retenons de Gerald Caron que le simple fait que le mot toevah soit utilisé pour des activités aussi disparates que l’idolâtrie, la magie, l’inceste, l’adultère, la bestialité, l’oppression du pauvre, la déception, le vol, un faux témoignage… rend pour le moins délicat tout effort visant à attribuer une importance particulière à la condamnation de « l’homosexualité » dans le Lévitique.
De même, l’aspect éclectique des condamnations entrainant la mort comme la zoophilie, le sacrifice d’enfant ou l’adultère ne sauraient permettre de mettre particulièrement en avant (comme il est encore d’usage aujourd’hui) l’interdiction pour un homme de coucher avec un homme comme on couche avec une femme. La gravité de la condamnation comme source de crédibilité ne résiste pas à l’analyse.
GENÈSE
La destruction de Sodome [XIX, 1-29] [2]
Il s’agit sans aucun doute d’un des passages les plus connus de la Bible. C’est aussi un élément influent de la culture populaire qui condamne l’homosexualité. C’est de la ville de Sodome que les rapports homosexuels prirent leur nom en latin, nom dont nous héritons aujourd’hui [3]. L’interprétation homosexuelle de l’épisode est tardive. On s’accorde pour attribuer la destruction de Sodome à la mauvaise hospitalité de ses habitants.
Lot avait établi son domicile en la ville de Sodome, mais n’en était pas citoyen. En recevant des hôtes inconnus, de nuit, il contrevient aux règles de la cité. Lorsque les habitants assiègent la demeure de Lot, ils exigent que leur soient présentés les étrangers.
Dans son étude, homosexuality and the western christian tradition, Derrick Sherwin Bailey [4] souligne que le mot hébreu yada signifiant « connaitre » (« amène-les-nous pour que nous les connaissions ») ne prend que très rarement dans la Bible une connotation sexuelle. Le sens de connaissance sexuelle revient dans l’Ancien Testament dix fois sur un total de neuf cent quarante-trois emplois. Par ailleurs, on compte une dizaine d’occurrences à propos de la destruction de Sodome dans l’Ancien Testament, mais aucun ne mentionne l’homosexualité. En revanche, d’autres péchés sont explicitement cités. Le livre de la Sagesse et celui de l’Ecclésiaste avancent que Dieu abhorrait les sodomites à cause de leur orgueil.
John Boswell attire l’attention de ses lecteurs sur l’anachronisme de l’importance des préoccupations sexuelles dans l’Ancien Testament. Particulièrement quand on les compare à la notion fondamentale d’hospitalité [5]. Le récit de Josué, semblable en bien des points à celui de Lot, témoigne éloquemment du fait que le lien d’hospitalité reçoit incomparablement plus d’attention que les délits sexuels : la ville de Jéricho, comme Sodome, a été complètement détruite par le Seigneur et la seule personne épargnée est une prostituée — bien que le Lévitique et le Deutéronome interdisent l’un et l’autre la prostitution — parce qu’elle avait offert l’hospitalité aux messagers de Josué.
Alors que le récit de la destruction de Sodome continua d’être interprété comme un manquement à l’hospitalité jusqu’en plein Moyen Âge, l’importance croissante attachée à la pureté sexuelle par les juifs hellénistiques et les moralistes chrétiens donna naissance, dans les apocryphes juifs tardifs et chez les premiers auteurs chrétiens, à l’habitude d’attribuer à Sodome des excès sexuels de toute sorte.
On peut lire dans l’Épitre de Saint Jude [5-7] : « Sodome, Gomorrhe et les villes voisines qui se sont prostituées de la même manière et ont couru après une chair différente sont proposées en exemple, subissant la peine d’un feu éternel ». Dans cet écrit tardif du Nouveau Testament, il n’est pas question d’homosexualité. L’expression « chair différente » écarte une telle possibilité. Elle vient souligner la nature surnaturelle des invités de Lot. La tradition juive, à propos du passage dont il est fait mention ici, fait référence à une légende selon laquelle les femmes de Sodome avaient eu des rapports sexuels avec les anges.
L’Ancien Testament recèle un certain nombre de récits amoureux et d’amitiés passionnelles entre personnes du même sexe — par exemple Saül et David, David et Jonathan, Ruth et Noémie — et ces épisodes ont été présentés durant tout le Moyen Âge, dans la littérature ecclésiastique et dans la littérature populaire, comme des exemples d’attachement extraordinaire, dont le côté sensuel n’était pas omis (et nous l’espérons, qui pourrait être l’objet d’un article ultérieur).
LA NOUVELLE ALLIANCE
L’avènement du christianisme amène les communautés chrétiennes à rompre avec les traditions juives, et ce dès le 1er siècle. La majorité des premiers chrétiens ne pouvaient en effet envisager d’invoquer l’autorité de l’ancienne loi pour justifier la nouvelle : les prescriptions du Lévitique n’obligeaient pas les chrétiens et n’expliquent visiblement en aucune manière l’hostilité de l’Église à l’égard des homosexuels. La focalisation de l’Église sur les versets condamnant « l’homme qui couche avec un homme comme on couche avec une femme » et l’oubli de la plupart des autres interdits prouve clairement que l’hostilité envers l’homosexualité ne procède pas du respect de la loi juive, mais qu’au contraire, c’est une hostilité d’un autre ordre qui a conduit à ne retenir que quelques passages d’un code juridique abandonné pour l’essentiel.
PREMIÈRE ÉPITRE AUX CORINTHIENS [VI, 9] Ne savez-vous pas que les injustes n’hériteront pas du Royaume de Dieu ? Ne vous y trompez pas ! Ni impudiques, ni idolâtres, ni adultères, ni dépravés, ni gens de mœurs infâmes (…) n’hériteront du Royaume de Dieu.
PREMIÈRE ÉPITRE A TIMOTHEE [I, 10] Certes, nous le savons, la Loi est bonne, si on en fait un usage légitime, en sachant bien qu’elle n’a pas été instituée pour le juste, mais pour (…) les impudiques, les homosexuels, les trafiquants d’hommes, les menteurs, les parjures, et pour tout ce qui s’oppose à la saine doctrine (…)
ÉPITRE AUX ROMAINS [I, 26-27] Aussi Dieu les a-t-il livrés à des passions avilissantes : car leurs femmes ont échangé les rapports naturels pour des rapports contre nature ; pareillement les hommes, délaissant l’usage naturel de la femme, ont brulé de désir les uns pour les autres, perpétrant l’infamie d’homme à homme et recevant en leurs personnes l’inévitable salaire de leur égarement.
Figure majeure de la diffusion du christianisme, Paul de Tarse est l’auteur de lettres aux communautés chrétiennes destinées à orienter la foi, du salut et de l’organisation des communautés. Trois passages des écrits de Paul ont été interprétés comme se rapportant à la condamnation de l’homosexualité.
Dans Cor., VI, 9 l’expression malakos que l’on traduit généralement par mou, mais qui prend aussi le sens de : malade, liquide, de volonté faible, délicat, débauché, est le mot appliqué à la masturbation de manière continue, des origines du christianisme jusqu’au milieu du XXe siècle. L’interprétation de ce passage comme une exclusion des homosexuels du royaume des cieux est une interprétation récente.
Dans I Tim., I, 10, on trouve l’expression arsenokoitai (avoir des mœurs contre nature). Relativement rare, cette expression à eu le sens de prostitué mâle jusqu’au IVe siècle, à partir duquel il se confond avec divers termes qualifiant les activités sexuelles condamnées.
Enfin, dans notre passage de l’épitre aux romains, on peut remarquer que malgré la connotation négative des pratiques homosexuelles le passage à stigmatiser un comportement sexuel quelconque, mais à condamner les gentils (les non-chrétiens) pour leur infidélité. Cette partie du texte traite du refus des Romains d’embrasser la foi chrétienne alors qu’ils étaient à même de le faire. La référence à l’homosexualité n’est rien de plus qu’un parallèle, dans l’ordre charnel, au péché contre Dieu ; elle ne se situe pas au cœur du raisonnement. Son argument une fois énoncé, Paul délaisse la question de l’homosexualité et revient au sujet principal (I, 28-32).
Paul n’examine pas le cas des homosexuels, mais seulement celui des pratiques homosexuelles commises par des hétérosexuels. Par ailleurs, les versets ne contiennent aucune condamnation nette des actes homosexuels. Dans l’exégèse de Saint Jean Chrysostome, note qu’en censurant l’homosexualité chez les païens, Saint Paul ne pense pas à ceux qui sont tombés amoureux et sont attirés l’un vers l’autre par la passion, mais à ceux-là seulement qui « ont brulé de désir les uns pour les autres ».
Les extraits bibliques que nous venons de présenter font voisiner l’homosexualité avec un certain nombre de pratiques et de valeurs propres à l’antiquité. Afin d’apprécier au mieux notre étude du texte biblique, il semble indispensable de s’intéresser de plus près au contexte historique et social de l’apparition du christianisme et particulièrement les mœurs ayant cours au sein de l’Empire romain.
Contexte social du christianisme naissant
L’homosexualité dans l’empire
Dans son texte l’homosexualité à Rome, Paul Veyne nous enseigne qu’il « n’est pas exact que les païens aient vu l’homosexualité d’un œil indulgent ; la vérité est qu’ils ne l’ont pas vue comme un problème à part ; ils admettaient ou condamnaient chacun la passion amoureuse et la liberté de mœurs. S’ils blâmaient l’homophilie, ils ne la blâmaient pas autrement que l’amour, les courtisanes et les liaisons extra-conjugales — du moins tant qu’il s’agissait d’homosexualité active. Ils avaient trois repères qui n’ont rien à voir avec les nôtres : liberté amoureuse ou conjugalité exclusive, activité ou passivité, homme libre ou esclave ; sabrer son esclave était innocent et même les censeurs sévères ne se mêlaient guère d’une question aussi subalterne ; en revanche, il était monstrueux, de la part d’un citoyen, d’avoir des complaisances servilement passives. »
Les auteurs romains chantent ouvertement leur amour des garçons et l’on compte parmi eux les noms les plus illustres de leur époque. Catulle se vante de ses prouesses et Cicéron a chanté les baisers qu’il cueillait sur les lèvres de son esclave secrétaire, Virgile avait le gout exclusif des garçons et Horace répète qu’il adore les deux sexes. Les poètes chantaient le mignon du redoutable empereur Domitien. Antinoüs, mignon de l’empereur Hadrien, mort noyé dans le Nil fut divinisé et l’on retrouve des statuts d’Antinoüs un peu partout dans l’empire avec les attributs de certaines divinités.
L’ordre social de l’empire reposait sur le respect des hiérarchies sociales. La prétendue répression légale de l’homosexualité visait en réalité à empêcher qu’un citoyen soit sabré comme un esclave. La loi Scantinia, qui date de 149 avant notre ère, est confirmée par la vraie législation en la matière, qui est augustéenne : elle protège l’adolescent libre au même titre que la vierge de naissance libre. Le sexe, on le voit, ne fait rien à l’affaire. Ce qui compte est de n’être pas esclave, et de n’être pas passif. Le législateur ne songe nullement à empêcher l’homophilie. Il veut seulement protéger le jeune citoyen contre les entreprises actives. Voilà donc un monde où l’on spécifiait dans les contrats de dot que le futur époux ne prendrait « ni concubine, ni mignon » et où Marc Aurèle s’applaudit dans son journal d’avoir résisté à l’attirance qu’il éprouvait pour son domestique Theodotos.
Si les pratiques homosexuelles « actives » (restreintes aux conditions mentionnées plus haut) sont un lieu commun de l’érotisme romain, un mépris colossal accablait l’adulte mâle et libre qui s’adonnait aux pratiques homosexuelles « passives ». Il était qualifié d ’impudicus.
Ce rejet de la passivité dans les pratiques sexuelles en général relève pour les Romains, d’un défaut moral ou politique impardonnable pour un homme libre : la mollesse. La passivité était considérée comme une conséquence d’un manque de virilité et ce manque demeurait un vice capital même en l’absence de toute homophilie. Car cette société ne passait pas son temps à se demander si les gens étaient homosexuels ou pas ; en revanche, elle prêtait une attention démesurée à d’infimes détails de toilette, de prononciation, de gestes, de démarche, pour poursuivre de son mépris ceux qui y trahissaient un manque de virilité, quels que fussent leurs gouts sexuels.
Les mœurs romaines et particulièrement celles touchant aux pratiques sexuelles reposaient sur des normes contraignantes. Dès que les mignons cessaient d’être des adolescents pour devenir des exoletis (c’est-à-dire une fois visible les manifestations de la puberté) ceux-ci cessaient alors de recevoir les faveurs de leur maitre, sans quoi la relation devenait blâmable, indigne. Il en était également ainsi pour les ménages d’hommes, pour les relations homosexuelles tolérées dans l’armée et enfin pour la prostitution des adolescents de bonne famille.
La crise de l’Empire romain
Le christianisme, d’abord minoritaire et clandestin au sein de l’Empire romain, va s’étendre très rapidement jusqu’à devenir la religion de l’Empire au IVe siècle. Cette montée en puissance du jeune christianisme s’opère dans le lent déclin de l’Empire romain. Le despotisme du Bas-Empire, toujours plus théocratique, s’exerçait sur la vie des Romains, imposant conviction religieuse, pratique sexuelle et jusque dans le soutien aux équipes sportives. Ce qui sous le Haut-Empire relevait de l’intimité, du choix individuel, du libre arbitre, passait pour être du ressort public de l’État dans la période suivante.
L’exemple nous en est donné par l’évolution du mot latin stuprum, c’est-à-dire « souillure ». Cette notion servait à qualifier tout comportement sexuel indigne d’un citoyen romain (stuprum ne caractérisait pas des délits juridiques tels que le viol ou l’adultère, mais des délits moraux). Évolution des normes de son temps, la notion de stuprum évolue jusqu’à inclure les pratiques homosexuelles.
Les rapports homosexuels et les citoyens s’y adonnant se trouvent inquiétés à partir du Vie siècle. Toutefois, ils se trouvent contestés dès le IVe siècle. Les exoletis ont fait l’objet de plusieurs interdictions (condamnation de la prostitution masculine — qui pourtant est taxé par l’Empire — et par extension, condamnation sociale) jusqu’à être mis hors la loi par l’Empereur Philippe. Et encore alors, la prostitution homosexuelle serait tolérée et taxée dans les villes d’Orient près de deux siècles après la reconnaissance du christianisme comme religion officielle.
On remarque que l’évolution de la tolérance envers les pratiques homosexuelles est le fruit d’une convergence d’éléments qui manifestent chacun une intolérance à l’égard des plaisirs sexuels en général. La Bible mise à part, trois traditions morales, très contrastées, influencèrent fortement les positions de l’Église primitive en matière sexuelle : les écoles judéoplatoniciennes d’Alexandrie, l’aversion dualiste pour le corps et ses plaisirs, les notions stoïciennes de sexualité « naturelle ».
Les bouleversements de la morale sexuelle qui ont accompagné la désintégration de l’Empire romain relève d’une complexité qui dépasse largement le cadre du jeune christianisme. De même, il semble important de rappeler que l’un des facteurs importants dans les transformations des normes sociales en matière de mœurs est l’emprise croissante de valeurs ou mode de vie ruraux dans les anciens centres culturels urbains de la civilisation romaine. L’épuisement de l’élite urbaine était visible dès le deuxième siècle et s’aggrava constamment au cours des IIIe et IVe siècles à mesure que l’instabilité politique, l’évolution économique, les bouleversements sociaux, les désastres naturels et le faible taux de natalité des classes supérieures éliminèrent en grand nombre les familles de la noblesse romaine.
conclusion
Ce tour d’horizon des pratiques homosexuelles dans le texte biblique comme dans l’histoire sociale des débuts du christianisme est riche en nuances. Le christianisme a développé une morale sociale autour de la famille et de la procréation écartant et condamnant l’érotisme romain où figuraient en bonne place les pratiques homosexuelles. Toutefois, nous retenons que les condamnations de l’homosexualité, à l’image de notre analyse du Nouveau Testament, sont toujours d’ordre secondaire. Plutôt qu’une prohibition formelle, le désir, l’amour et les relations sexuelles entre personnes de même sexe sont marginalisés. Celles-ci prennent place dans les argumentaires moraux à caractère discriminant illustrant par là que non seulement ces pratiques sont une constance dans les communautés (bien que les modalités sociales entourant ces pratiques varient d’une époque à l’autre) mais surtout que tout un chacun connait et comprend ce dont il est question.
Depuis la libération sexuelle et particulièrement depuis les mouvements d’émancipation LGBTQI+, l’Église cherche à faire de l’homosexualité une question à part entière. Or, comme nous l’avons vu, l’appui de la Bible est mince sur la question. L’usage du Lévitique pour condamner l’homosexualité a été exprimé, en 2015, par Monseigneur Vitus Huonder l’évêque de Coire (Suisse). Selon lui, la Bible fixe à ce propos le « cadre divin » […] et il ajoute qu’en matière de praxis homosexuelle, les passages bibliques cités suffiraient à remettre dans la bonne direction la question de l’homosexualité du point de vue de la foi ».
C’est en voulant une fois pour toutes régler son sort à l’homosexualité que Monseigneur Vitus Huonder dévoile l’aspect éminemment politique dissimulé derrière l’usage de la Bible. Gérald Caron signale que malgré tous les efforts consacrés à nier l’influence des contextes culturel, social, et religieux d’aujourd’hui sur l’interprétation de la bible, la lecture « respectueuse » du texte biblique est elle-même essentiellement d’ordre herméneutique [6]. C’est-à-dire que ce qui est mis en évidence n’est pas la « Parole de Dieu » au travers de versets de la bible, mais l’idéologie d’un homme au travers de son interprétation. Et c’est ici que nous nous arrêterons. Sur la constatation que les pratiques amoureuses et sexuelles des personnes de même sexe ne sont pas du ressort de la morale ou de la foi, mais sont directement d’ordre politique.
Diva
[1] Prostitution sacrée : La prostitution sacrée est la ritualisation de relations sexuelles dans le cadre d’un culte. Pratiquée dans l’ensemble du monde oriental, Inde, Mésopotamie, Grèce, elle est une constante accompagnant des cultes spécifiques. Souvent rémunérés, parfois prestigieux, les prostitués sacrés, hommes et femmes occupaient les abords des temples.
Dans un article de Gabrielle Monthélie, on peut lire : « (…) Plusieurs documents font allusion à des pratiques sexuelles dans les temples — notamment un qui mentionne une prêtresse pratiquant la sodomie pour éviter de tomber enceinte — et le vocabulaire relatif à la prostitution, citée dans Le Code de lois du roi Hammourabi de Babylone (XVIIIe siècle avant notre ère), est très riche : le terme kulmashitu ou qadishtu, en particulier, semble faire référence à des femmes aux mœurs libres œuvrant dans des temples.
Plus tard, la Bible, qui a pris naissance sur ces terres baignées de l’antique culture babylonienne, évoquera à son tour le phénomène de la prostitution sacrée. Ainsi, en Deutéronome 23, 18 : “Il n’y aura pas de prostituée sacrée parmi les filles d’Israël ni de prostitué sacré parmi les fils d’Israël”, ou en 2 Rois 23, 7, qui raconte comment le roi Josias “démolit les maisons des prostitués sacrés, qui étaient dans le temple de Yahvé et où les femmes tissaient des voiles pour Ashéra [une déesse]”. Faisant référence aux prostituées du temple de Samarie, Michée (2, 7) promet la colère de Yahvé. Mais la femme d’Osée est cependant une prostituée des cultes cananéens de fécondité, que le prophète a épousée sur ordre de Yahvé, car, dit-il, “le pays ne fait que se prostituer en se détournant de [moi]” (Osée 1, 2). La métaphore est ici particulièrement claire : la prostitution est assimilée à l’infidélité pure et simple envers le Dieu d’Israël. L’anathème le plus fort est jeté sur cette pratique.
[2] GENÈSE : La destruction de Sodome.
Quand les deux Anges arrivèrent à Sodome sur le soir, Lot était assis à la porte de la ville. Dès que Lot les vit, il se leva à leur rencontre et se prosterna, face contre terre. Il dit : “Je vous en prie, Messeigneurs ! Veuillez descendre chez votre serviteur pour y passer la nuit et vous laver les pieds, puis au matin vous reprendrez votre route”, mais ils répondirent : “Non, nous passerons la nuit sur la place.” Il les pressa tant qu’ils allèrent chez lui et entrèrent dans sa maison. Il leur prépara un repas, fit cuire des pains sans levain, et ils mangèrent.
Ils n’étaient pas encore couchés que la maison fut cernée par les hommes de la ville, les gens de Sodome, depuis les jeunes jusqu’aux vieux, tout le peuple sans exception. Ils appelèrent Lot et lui dirent : “Où sont les hommes qui sont venus chez toi cette nuit ? Amène-les-nous pour que nous les connaissions.”
Lot sortit vers eux à l’entrée et, ayant fermé la porte derrière lui, il dit : “Je vous en supplie, mes frères, ne commettez pas le mal ! Écoutez : j’ai deux filles qui sont encore vierges, je vais vous les amener : faites-leur ce qui vous semble bon, mais, pour ces hommes, ne leur faites rien, puisqu’ils sont entrés sous l’ombre de mon toit.” Mais ils répondirent : “Ôte-toi de là ! En voilà un qui est venu en étranger, et il fait le juge ! Eh bien, nous te ferons plus de mal qu’à eux !” Ils le pressèrent fort, lui Lot, et s’approchèrent pour briser la porte. Mais les hommes sortirent le bras, firent rentrer Lot auprès d’eux dans la maison et refermèrent la porte.
Quant aux hommes qui étaient à l’entrée de la maison, ils les frappèrent de berlue, du plus petit jusqu’au plus grand, et ils n’arrivaient pas à trouver l’ouverture.
Les hommes dirent à Lot : “As-tu encore quelqu’un ici ? Tes fils, tes filles, tous les tiens qui sont dans la ville, fais-les sortir de ce lieu. Nous allons en effet détruire ce lieu, car grand est le cri qui s’est élevé contre eux à la face de Yahvé, et Yahvé nous a envoyés pour les exterminer.” Lot alla parler à ses futurs gendres, qui devaient épouser ses filles : “Debout, dit-il, quittez ce lieu, car Yahvé va détruire la ville.” Mais ses futurs gendres crurent qu’il plaisantait.
Lorsque pointa l’aurore, les Anges insistèrent auprès de Lot, en disant : “Debout ! prends ta femme et tes deux filles qui se trouvent là, de peur d’être emporté par le châtiment de la ville.” Et comme il hésitait, les hommes le prirent par la main, ainsi que sa femme et ses deux filles, pour la pitié que Yahvé avait e lui. Ils le firent sortir et le laissèrent en dehors de la ville.
Comme ils le menaient dehors, il dit : “Sauve-toi, sur ta vie ! Ne regarde pas derrière toi et ne t’arrête nulle part dans la Plaine, sauve-toi à la montagne, pour n’être pas emporté !” Lot leur répondit : “Non, je t’en prie Monseigneur ! Ton serviteur a trouvé grâce à tes yeux et tu as montré une grande miséricorde à mon regard en m’assurant la vie. Mais moi, je ne puis pas me sauver à la montagne sans que m’atteigne le malheur et que je meure. Voilà cette ville, assez proche pour y fuir, et elle est peu de chose. Permets que je m’y sauve — est-ce qu’elle n’est pas peu de choses ? — et que je vive !” Il lui répondit : “Je te fais encore cette grâce de ne pas renverser la ville dont tu parles.
Vite, sauve-toi là-bas, car je ne puis rien faire avant que tu n’y sois arrivé.” C’est pourquoi on a donné à la ville le nom de Coar.
Au moment où le soleil se levait sur la terre et où Lot entrait à Coar, Yahvé fit pleuvoir sur Sodome et sur Gomorrhe du soufre et du feu venant de Yahvé, et il renversa ces villes et toute la Plaine, avec tous les habitants des villes et la végétation du sol. Or la femme de Lot regarda en arrière, et elle devint une colonne de sel.
[3] Sodomie : sodomita fut le terme le plus proche “d’homosexuel” en latin et dans les langues vernaculaires. Dans une note, John Boswell suppose que son étymologie repose probablement sur une méprise historique. Il avance qu’il s’agit, en fait, de la traduction erronée d’un mot hébreu désignant les prostitué(e)s des temples. Le mot kadash signifie littéralement “révéré”, “consacré”, et désigne les prostitué(e)s des temples païens (il n’y a aucune raison de supposer que ces prostitué(e)s aient été au service exclusif de personnes de leur propre sexe).
Sodomita a recouvert un très large éventail de pratiques selon les lieux et les moments, depuis les rapports hétérosexuels dans une position inhabituelle jusqu’au contact sexuel oral avec les animaux. A certaines époques, il s’est rapporté presque exclusivement à l’homosexualité masculine et, à certaines autres, presque exclusivement à une certaine forme d’hétérosexualité.
[4] Derrick Sherwin Bailey : Derrick Sherwin Bailey était un théologien chrétien anglais dont le travail de 1955 Homosexuality and the Western Christian Tradition est encore un travail de référence. Il est reconnu comme étant le principal expert de l’Église en éthique sexuelle.
[5] Hospitalité : Transmettant la célèbre hospitalité d’Abraham, le Judaïsme affirme l’hospitalité comme un devoir des plus saints.
[6] Herméneutique : science de l’interprétation des textes.
28 Juin 2020
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