TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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Béryl Coulombié, Fontaine. Le mouvement de libération des figures

Nous publions en plusieurs fois une analyse par Adrien Malcor du « diptyque de diplôme » (Fontaine et LL) présenté en septembre 2023 par Béryl Coulombié, artiste, danseuse, lectrice de Monique Wittig.

Photographie : Béryl Coulombié, Fontaine (version Amphithéâtre d’honneur), 11 septembre 2023 (phot. Florian Fouché).


En 1886, Friedrich Nietzsche augmente la nouvelle édition de La Naissance de la tragédie d’une préface intitulée « Essai d’autocritique ». Le philosophe y rappelle le contexte d’élaboration de son premier livre (la guerre de 1870), revient sur le problème « grandiose » du pessimisme grec, cherche à dissiper le malentendu du romantisme. Le mot de la fin est laissé à « ce démon dionysiaque qui a nom Zarathoustra » :

« Haut les cœurs, mes frères ! Haut, toujours plus haut ! Et ne m’oubliez non plus les jambes ! Haut les jambes aussi, ô vous qui dansez bien, et, mieux encore, soyez debout, même sur la tête ! Cette couronne du rieur, cette couronne de roses, moi-même je l’ai ceinte, moi-même ai sanctifié mon éclat de rire. Pour cela, parmi les autres aujourd’hui je n’ai trouvé personne d’assez robuste.
Zarathoustra le danseur, Zarathoustra le léger, qui des ailes fait signe, celui qui sait l’art de voler, qui à tous les oiseaux fait signe, prêt et dispos, d’une bienheureuse espièglerie ; – Zarathoustra le vrai-disant, Zarathoustra le vrai-dansant, le non-impatient, le non-inconditionnel, celui qui aime et sauts et entrechats ; moi-même me suis ceint de cette couronne.
Cette couronne du rieur, cette couronne de roses, à vous, mes frères, je lance cette couronne ! J’ai sanctifié le rire : ô vous, hommes supérieurs, apprenez donc – à rire [1] ! »

La couronne de roses est ici une synthèse dionysiaque de la couronne de laurier, symbole de la gloire poétique (apollinienne), et de la couronne d’épines, symbole de la souffrance christique. Parce qu’il est allé plus haut que tous les « hommes supérieurs », parce qu’il est au-dessus d’eux, Zarathoustra peut leur lancer la couronne de roses, mais pour la même raison il ne peut être couronné que par lui-même : l’autocouronnement est le geste affirmatif et « rieur » qui vient consacrer la souveraineté « autocritique ». Je vais essayer de montrer comment une jeune artiste a récemment produit un geste comparable, au sein d’un réseau poétique tissé de motifs dionysiaques.

Le 11 septembre 2023, à l’École des beaux-arts de Paris, Béryl Coulombié (née en 1997) redonne pour un public d’invités les deux pièces qu’elle a performées quelques heures plus tôt devant le jury de son diplôme de fin d’études. Le carton d’invitation présente la première, Fontaine, en deux phrases laconiques :

Fontaine est une sculpture de courte durée.
Fontaine naît d’une idée merveilleuse : me pisser dessus à l’envers.

Dont acte, ce jour de septembre, dans l’amphithéâtre d’honneur de l’école. Béryl Coulombié, vêtue d’une étrange cape de pluie bleue, attend debout au centre de l’hémicycle que son public s’installe. Sous la vénérable coupole, sa silhouette encapuchonnée a quelque chose d’elfique. L’étudiante prononce quelques mots de présentation, puis bascule en avant pour se placer en équilibre sur la tête et les avant-bras, une jambe vers l’avant et l’autre vers l’arrière. L’artiste était nue sous sa drôle de robe, dont la jupe en s’aplatissant au sol a dessiné un cercle parfait, et elle peut alors – moyennant un artifice que je vais dire – mettre en application son « idée merveilleuse ». La robe renveloppe son corps tandis qu’elle retombe sur ses pieds. La performance a duré trois minutes.

Je donne le « truc », qui en réalité était assez visible pour que le public ne s’étonne pas de la puissance et de la brusquerie des jets. Parce que « la vessie est une poche et pas une pompe », comme l’explique Béryl Coulombié, il est physiologiquement impossible d’uriner à l’envers [2]. L’autrice de Fontaine s’est donc faite pompe : elle expulse par le souffle l’eau contenue dans un tuyau qu’elle cachait sous sa robe. Le procédé pourrait expliquer le titre, si ce titre avait besoin d’explication. Fontaine, avec miction : la référence à l’urinoir de Marcel Duchamp (Fountain, 1917) est directe, plus directe encore que les deux phrases du carton d’invitation ne le laissaient présager. En pensant à l’épreuve scolaire dont l’étudiante nous offre une sorte de bis, j’imagine un jury méfiant : le readymade duchampien n’est pas facile à manipuler, ou bien il l’est trop, ce qui revient au même. Et cela vaut pour l’interprétation, même si en l’occurrence il ne semble guère y avoir le choix : évaluer Fontaine, c’est a priori évaluer une transformation de Fountain. On va voir que Béryl Coulombié, partie non pas de Marcel Duchamp mais de Monique Wittig, transforme vite et plutôt vigoureusement.

Il faut peut-être commencer par rapprocher le pivotement de l’urinoir dans Fountain et le renversement du corps dans Fontaine, mais cela ne mène pas loin : dans les deux cas, il s’agit de rendre plausible l’image de la fontaine, avec son jet ascensionnel. De ce point de vue, Béryl Coulombié a simplement été un peu plus explicite ou un peu moins pudique que l’artiste américain Bruce Nauman, qui, pour incarner le plus célèbre des readymades, s’est photographié en buste en train de cracher en l’air un élégant filet d’eau (Self-Portrait as a Fountain, 1966). Je note par contre que la robe de la performeuse, conçue et réalisée avec l’artiste et modiste Victoire Marion-Monéger, n’est justement pas un vêtement ready-made : le sur-mesure est le contraire du prêt-à-porter (ready-made). Je remarque aussi que le scénario et les accessoires de la performance replacent d’emblée le jeu avec Fountain à l’intérieur du grand-œuvre duchampien, La Mariée mise à nu par ses célibataires, même (1915-1923), dit le Grand Verre, avec sa circuiterie hydraulico-érotique (les notes de Duchamp parlent de « chute d’eau », de « grande éclaboussure », de « sculpture de gouttes », etc.). Reste alors à se demander ce que Fontaine retient de l’opération Fountain, c’est-à-dire du fonctionnement proprement critique et spéculatif du readymade. Après tout, le readymade fut un défi aux critères du jugement esthétique, et la candidate était elle-même jugée…

La réponse apparaît in situ. Il suffit de lever les yeux vers la fresque dont le peintre Paul Delaroche (1797-1856) a décoré l’amphithéâtre, Le Génie des arts entouré des artistes de tous les temps distribuant des couronnes (1836-1841), plus communément appelée La Renommée distribuant des couronnes, une vaste frise réunissant soixante-quinze grands artistes du passé sur les marches d’un péristyle antiquisant. Béryl Coulombié, placée comme elle l’est au centre de l’hémicycle, respecte strictement la formule illusionniste d’un programme monumental censé célébrer la continuité pédagogique des beaux-arts : l’étudiante se trouve face à la figure éponyme de la fresque, cette « Renommée » ou « Génie des arts » qui, assise au premier plan et au centre, s’apprête à lancer vers la scène une des couronnes de laurier entassées derrière elle. L’amphithéâtre d’honneur est la salle des prix. L’artiste a eu le sens des circonstances et, je dirais, des circularités ; elle a installé sa « sculpture de courte durée » là où peinture et architecture superposent virtuellement leurs cercles respectifs : « J’ai placé Fontaine au centre, sous la coupole, comme si lancée par le Génie la couronne circulaire se métamorphosait. »

On croit deviner des intentions parodiques. Le jet de fausse urine répond, lui aussi, au lancer de couronne peint, et il lui répond comme sa caricature obscène. Je ne sais pas grand-chose des survivances de l’esprit potache au Beaux-Arts (il y souffla assez fort à plusieurs époques), mais devant Fontaine je pense rapidement aux travaux de Mikhaïl Bakhtine sur la vision carnavalesque du monde : le renversement du corps (l’inversion du haut et du bas), l’exhibition et l’exagération des fonctions du « bas corporel », le rabaissement grotesque des signes de distinction attachés aux cérémonies officielles, sont autant d’aspects traditionnels du carnaval. Tout cela dit, la « sculpture » de Béryl Coulombié n’est pas franchement grotesque. La posture ne montre aucune joyeuse outrance, et sa grâce toute gymnastique ne suffit pas à dissiper la tension psychologique produite par l’effort d’équilibre. Avant de moquer l’allégorie de la Renommée en lui renvoyant sa couronne, l’artiste se donne du mal pour lui emprunter sa nudité figée et solitaire.

L’habituelle richesse idiomatique attachée à la satisfaction des besoins naturels pourrait faire insister la dimension parodique, mais c’est plus compliqué. Quand la langue française parle de miction au figuré, c’est pour dire le mépris agressif (« pisser à la raie de quelqu’un »), la bravade (« pisser au bénitier »), mais aussi l’inutilité, voire l’inanité, d’une action (« pisser contre le soleil », « pisser dans un violon »). Béryl Coulombié décrit Fontaine tantôt comme « un petit monument dérisoire par sa durée », tantôt comme « une image de la jouissance », tantôt comme « un poème sur le cours des fluides ». Elle pense manifestement à sa « sculpture » comme à une petite forme précaire (et littéraire) qui introduit dans le monument les flux du corps et les fluctuations de la valeur. Comme Duchamp et avec Duchamp, elle a intégré la symbolique de la dérision urinaire [3].

Je n’en déduirai pas qu’elle a profané en vain le lieu le plus solennel de l’École des beaux-arts. Sa « sculpture de courte durée » renvoie, on l’a compris, à une peinture supposée de longue durée, et à travers elle à un programme iconographique tel qu’il fonde le système d’élection/sélection des beaux-arts sur le voisinage de figures masculines panthéonisées et de figures féminines idéalisées [4]. Les références duchampiennes sont là pour rappeler que ledit système est caduc, mais aussi que ledit programme est transformable : l’auteur du readymade Fountain avait débusqué la survivance non assumée des catégories « beaux-arts » au sein de la modernité avancée (c’est le piège tendu par l’urinoir aux organisateurs de l’exposition de la Society of Independent Artists de New York, qui se défendaient de « juger » les envois), mais l’inventeur de La Mariée mise à nu par ses célibataires, même avait patiemment bricolé sa propre grande machine allégorique, dédiée comme son titre l’indique au dévoilement d’une entité féminine surnaturelle, la Mariée, qui d’ailleurs participe à son idéal effeuillage en anticipant par l’imagination les plaisirs de la nuit de noces (l’envolée du voile nuptial en « voie lactée couleur chair » – voile acté, note l’exégète Jean Suquet – est l’« épanouissement cinématique » du « moteur mariée »). Le choix de l’amphithéâtre d’honneur permet donc à la candidate d’articuler deux dimensions de l’œuvre duchampienne qu’on ne rapproche pas si souvent, la critique de la valeur et le néo-allégorisme, et ainsi de télescoper mise à nu et mise à l’épreuve dans un espace théorique et figural d’autant plus complexe qu’il est, comme on va le voir, intégralement vectorisé par une tout autre poétique, celle de Monique Wittig.

Disons les choses : je suis moi-même diplômé des Beaux-Arts de Paris ; comme plusieurs de mes anciens camarades, j’ai par la suite enseigné en école d’art ; j’ai donc eu directement ou indirectement connaissance de dizaines de tentatives d’étudiants pour pointer ou contourner les injonctions paradoxales des cursus artistiques (par l’esquive discursive, l’esbroufe nihiliste ou la démesure spectaculaire, avec bien sûr différents dosages d’intelligence, d’arrogance et de complaisance) ; je n’avais jamais vu jusque-là un cahier des charges spéculatif à ce point ajusté à ce que Béryl Coulombié appelle « le rituel du diplôme ». Or il semble que la candidate s’en acquitte bel et bien dans un esprit littéraire, ou du moins fictionnel. Elle a sculpté sa femme fontaine comme pour l’un des innombrables concours de statuaire allégorique qui ont fait le cachet des parcs et jardins de Paris, et elle l’introduit aux Beaux-Arts comme un petit cheval de Troie monoplace dont l’occupante peut jaillir pour prendre le décor d’assaut et changer les règles du « concours ». Les ruses du concept semblent alors épouser les machinations du fantasme : l’« idée merveilleuse » de l’étudiante aura été de se bombarder allégorie de la Renommée, d’incarner soudain l’abstraction dont s’autorise lointainement l’institution qui la jugeait, cela pour s’autodécerner la récompense en une gerbe de gloire ambiguë, geste qui à la fois surjoue l’angoisse ou l’humiliation du candidat (celui qui « se pisse dessus ») et révoque d’avance le jugement par une démonstration d’autarcie érotique [5]. Le révoque ou du moins le suspend. Car cela ne pouvait pas durer, l’artiste le savait et l’avait dit d’entrée de jeu.

Béryl Coulombié, Fontaine (version Amphithéâtre d’honneur), 11 septembre 2023 (phot. Florian Fouché).

Pareil jeu de rôles pourrait être rattaché à la pratique aujourd’hui un peu oubliée des « tableaux vivants », un divertissement bourgeois qui a eu ses formes et fonctions potaches (en particulier aux Beaux-Arts, avec le bal des Quat’z’arts) et perverses (notamment dans l’œuvre de Pierre Klossowski). Ce serait pour remarquer aussitôt que Béryl Coulombié n’a a priori pas le choix de son personnage, ou en tout cas qu’en « s’allégorisant » elle endosse le seul rôle féminin disponible au sein d’une Académie artistique du dix-neuvième siècle. Si la Renommée était femme, les femmes n’avaient pas droit à la renommée. C’est là une contradiction caractéristique du phallocentrisme patriarcal, à laquelle l’artiste semble vouloir répondre par le geste paradoxal d’un autocouronnement. Reste qu’un paradoxe logique n’a rien à voir avec une contradiction historique. Il est clair que la performance Fontaine fait résonner au cœur des Beaux-Arts la question posée par l’historienne d’art Linda Nochlin en 1971 : « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes [6] ? » Il est tout aussi clair qu’elle déserte le seul terrain où cette question est susceptible de recevoir des réponses, celui de l’histoire sociale.

Quelle est donc la stratégie féministe de Fontaine, si féminisme il y a ? J’ai eu recours au motif homérique du cheval de Troie parce que Monique Wittig en a fait un concept de la subversion littéraire – une sorte de concept-image stratégique accordé à l’inspiration épique de son livre Les Guérillères (1969), l’ouvrage dont Béryl Coulombié est le plus imprégnée. Les Troyens, écrit Wittig en 1984, ont mis du temps à reconnaître les qualités formelles du grand cheval de bois fabriqué par leurs ennemis grecs, mais le moment arrive où ils le voient comme une œuvre digne de leur ville : « Ils veulent se l’approprier, l’adopter comme un monument et la protéger à l’intérieur de leurs murs [7]. » L’œuvre subversive, de même, est validée par les institutions de l’art, au sein desquelles elle « fonctionne comme une mine, quelle que soit sa lenteur initiale ». En présentant Fontaine comme un « petit monument », Béryl Coulombié parie subrepticement sur cette stratégie d’infiltration et de minage, qu’elle associe non sans raison à l’art du franc-tireur Duchamp (il misait quant à lui sur « l’explosion solitaire d’un individu livré à lui-même [8] »). Pari humoristique, stratégie pour de rire, si l’on considère la grande ressemblance de la performance avec le gag du pistolet à eau. Mais il existe des gags à double détente, et l’humour peut être une redoutable machine de guerre.

Mon idée est qu’on ne comprend vraiment la stratégie fictionnelle de Béryl Coulombié – avec ses effets retard et ses effets de surprise – que quand on s’aperçoit qu’elle a voulu relancer le mouvement de libération des figures chanté par Wittig dans Les Guérillères :

Elles disent qu’elles inventent une nouvelle dynamique. Elles disent qu’elles sortent de leurs toiles. Elles disent qu’elles descendent de leurs lits. Elles disent qu’elles quittent les musées les vitrines d’exposition les socles où on les a fixées. Elles disent qu’elles sont tout étonnées de se mouvoir [9].

L’affirmation de cette « nouvelle dynamique », de cette mise en mouvement étonnée et étonnante, semble ici prendre le pas sur la sophistication des ruses critiques ou des analyses historiques. En réalité, la ruse du cheval de Troie est précisément ce qui permet de recruter des « guérillères » parmi les figures de l’art institué, c’est-à-dire de rendre à ces figures une liberté de mouvement et une capacité de destruction auxquelles les opérations plus localisées de la désidéalisation ironique et de la resexualisation perverse ne peuvent prétendre. Fontaine imprime certes à l’allégorie de la Renommée un mouvement « renversant » (cul par-dessus tête) qui la désidéalise et la resexualise, mais Béryl Coulombié en a trouvé l’idée dans Les Guérillères, où le renversement est d’abord et avant tout une image de la révolution politique, du processus révolutionnaire en tant que mouvement total. « ELLES AFFIRMENT TRIOMPHANT QUE TOUT GESTE EST RENVERSEMENT », lit-on sur la première page des Guérillères, et les mots reviennent en capitales peu avant la fin du livre : « GESTE RENVERSEMENT ». C’est l’artiste elle-même qui m’indique ces formules (et leur récurrence) alors que j’entreprends ce compte rendu. Ce sont, me dit-elle, les vraies sources de Fontaine : « Les Guérillères était le texte moteur [10]. »

« Elles disent que… » « Elles affirment… » Le mouvement de libération est affaire de langage. Wittig ne parle pas comme Judith Butler d’« acte de langage » ou d’« énoncé performatif », mais l’autrice des Guérillères semble en effet penser que l’efficacité révolutionnaire des gestes (« tout geste est renversement ») dépend du « triomphe », dans et par le langage, d’une affirmation générique ou universalisante (« tout geste est renversement »). C’est en tout cas ce que suggèrent ses tardives « Quelques remarques sur Les Guérillères  » (1994), où toute la genèse du livre est racontée comme la conquête progressive des solutions littéraires à donner à cette équation « universaliste ». Wittig présente alors son livre comme un « collage » et un « poème épique », et dit l’avoir « écrit à l’envers ». La troisième et dernière partie du livre, qui raconte les faits d’armes des guérillères, fut rédigée en premier, parce qu’il fallait partir de la guerre et de la violence pour « prendre la mesure du pronom elles en tant que personnage collectif », pour « lui donner textuellement une force telle qu’il puisse faire basculer le pronom ils en tant que général, à connotation masculine, et lui dérober son universalité, au moins dans l’espace de ce texte » [11]. Ce basculement marque la victoire finale des guérillères, mais la chronologie du livre semble conserver quelque chose de son écriture « à rebours » : la victoire racontée dans la dernière partie a déjà eu lieu pour les personnages de la première, qui « peuvent se reporter à ce temps où elles ont fait la guerre ». Pour Wittig, il y va de l’unité du « cycle des Guérillères », de la continuité de son « mouvement épique ». Un cycle, rappelle l’écrivaine en citant les dictionnaires, est une série de poèmes épiques groupés autour d’un héros unique. Wittig a groupé son propre cycle autour du « pronom elles », personnage inouï, unique aussi par son implacable unité collective. Pour qu’elles devienne le « héros elles  », il fallait qu’elles livre sa guerre et la gagne, et pour qu’elles soit d’emblée le seul héros, il fallait que les futures combattantes puissent en tout temps se souvenir de ses hauts faits. Le bouclage temporel est en fait une mise en abyme : Les Guérillères est cyclique parce que les guérillères se racontent le cycle des Guérillères.

Le cycle est « l’épopée, c’est-à-dire la geste » : le travail de Wittig sur les formes et les mots de la littérature explique pourquoi elle peut écrire « TOUT GESTE EST RENVERSEMENT » au tout début de son livre, puis « GESTE RENVERSEMENT » à la fin. L’hétérogénéité des gestes (et des textes) a été finalement refondue en une geste-renversement, et la disparition du pronom, en effaçant la marque du genre, ratifie que cette geste au féminin vaut victorieuse universalisation, renversement triomphal du régime de la différence sexuelle. Mais la victoire est actée dès l’entrée du livre : « ELLES AFFIRMENT TRIOMPHANT » (que tous les gestes participent de la geste), et elles triomphent au gérondif, mode invariable. L’affirmation générique est d’emblée la formule dégenrante du renversement lesbien. Par cette affirmation, ce sont « elles » qui relancent le cycle du « héros elles  », dont le poème inaugural loue déjà le nom en langue des oiseaux :

LES PHÉNIX LES PHÉNIX LES PHÉNIX
CÉLIBATAIRES ET DORÉS LIBRES
ON ENTEND LEURS AILES DÉPLOYÉES

Le phénix est l’oiseau de feu mythique qui renaît cycliquement de ses cendres. On verra que la seconde pièce de diplôme de Béryl Coulombié, LL, est entre autres choses une geste dansée du héros « ailes ».

Dans Les Guérillères, donc, « la fin du texte est le début de l’action » ; le cycle épique est produit « à rebours » à partir de la victoire finale, par une projection rétroactive qui est aussi un déploiement visionnaire. Parce que Wittig opère à même le langage, parce qu’elle se donne des objectifs concrets en termes de rythme, de facture, et qu’elle en espère des effets politiques à moyen terme, il serait un peu abusif de dire que le triomphe de la fiction passe tout entier ici par la fiction du triomphe, mais la réussite d’une mise en abyme dépend généralement de ce genre de « renversements » (de chiasmes). L’autrice des Guérillères dessinait des labyrinthes circulaires sur les pages de son manuscrit. De ces images d’un chantier d’écriture en « labyrinthes concentriques », le livre publié garde trois cercles noirs en pleine page qui ouvrent chacune des trois parties. C’est vraiment là une forme simple pour une pensée complexe. Comme le phénix, le cercle blasonne « le cycle des Guérillères », et Wittig peut rattacher la figure géométrique à « une certaine sorte de figures rhétoriques qui vont motiver tout le cours du livre ». L’« épopée moderne » intègre la révolution comme une mémoire du futur, et ce faisant elle décrit sa révolution, dans tous les sens des termes.

Je devais entrer un peu dans ces arcanes wittiguiennes pour que l’on discerne le jeu secret qui, dans Fontaine, noue la forme de la couronne (circulaire) au scénario du couronnement (anticipé). On voit combien peu scolaire est ce scénario, combien peu géométrique est ce cercle. L’un et l’autre tirent leur origine d’une intense réflexion d’écrivain sur les pouvoirs des mots et sur les genres de la littérature. Aussi ce n’est pas l’aisance avec laquelle Béryl Coulombié isole ces schémas formels qui est admirable (tout le mérite revient ici à la très ambitieuse et très didactique Wittig), c’est bien plutôt la finesse poétique avec laquelle l’artiste les condense, les déplace et les déguise. La métamorphose de la couronne en fontaine tient au renversement libérateur d’une allégorie de la gloire, mais aussi bien la couronne revient tout naturellement à la fontaine comme le jet d’eau au bassin circulaire. Il y a là une rêverie du circuit fermé qui est grosse de résonances fantasmatiques, de suggestions contemplatives ou lyriques, mais qui n’a à première vue aucune valeur épique. Une fontaine, de fait, est un étrange cheval de Troie. La vertu de ce « petit monument » serait en réalité d’être spontanément « allégorique de lui-même », et Béryl Coulombié aurait montré qu’une allégorie, comme d’autres messages codés, peut contenir quelque plan de bataille victorieux. Au vu de ce thème martial sous-jacent, au vu aussi de la longue liste de prénoms féminins qui traverse les pages des Guérillères, au vu enfin des fabuleuses femmes-araignées tisserandes imaginées par Wittig pour figurer l’important travail intertextuel et métatextuel de son livre, je trouve particulièrement heureux que Béryl Coulombié ait conçu sa robe avec une artiste-modiste nommée Victoire (Marion-Monéger). Je ne peux que signaler ici la place du prénom Victor dans la genèse du Grand Verre (c’était celui du chauffeur qui, un jour d’octobre 1912, conduisit Duchamp et ses amis « à la conquête par la vitesse de [la] route Jura-Paris »). Je mentionne encore les deux déclarations intitulées « Autocouronnement » par lesquelles l’artiste surréaliste Victor Brauner, invoquant probablement la magie de son prénom, se proclamait « empereur du Thadana » (10 juin 1944) puis « empereur du royaume du mythe personnel » (7 mars 1947) [12].

Par les commentaires qui précèdent, je crains d’avoir laissé penser que l’étudiante Béryl Coulombié a conçu spécifiquement Fontaine pour son diplôme et pour l’hémicycle de Delaroche. Ce n’est pas le cas. L’artiste a imaginé la fontaine et la robe avant de se confronter à la couronne et à la coupole [13]. Mais il serait plus juste de dire qu’elle a successivement rencontré les unes et les autres sur la voie tracée par Wittig, sur le chemin circulaire de la victoire. L’autocouronnement de Béryl Coulombié est avant tout une adaptation scénique du « cercle comme modus operandi  » dont parle Wittig à propos des Guérillères ; la seule couronne dont l’artiste se coiffe est celle, virtuelle, dessinée par la révolution à différentes échelles et dans différentes dimensions d’un cercle qui est lui-même une figure du mouvement. Le motif devient moteur, les figures atteignent leur vitesse de libération, et la « nouvelle dynamique » célèbre cet « épanouissement cinématique » en un hypertore d’hyperboles.

Dans le contexte institutionnel qui était le sien l’an dernier – celui, tout sauf épique, d’un diplôme –, Fontaine transforme logiquement cette couronne poétique en un piège métacritique à double détente : un piège (la référence frontale au readymade) peut en cacher un autre (le cheval de Troie des guérillères). Il s’agissait avant tout de se réapproprier un contexte d’énonciation, condition de l’acte de langage. Extérieurement il y a bien eu jugement et même « couronnement » (exemple paradigmatique de l’énoncé performatif), puisque l’autrice de Fontaine et de LL s’est vu décerner les « félicitations du jury ». Mais selon la fiction performée dans l’amphithéâtre d’honneur, les membres dudit jury ne faisaient guère qu’entériner le sacre de celle dont ils tiraient encore leur petit pouvoir, et qui n’était plus elle-même qu’un avatar transitoire du héros elles, expert en guérilla iconologique. De cette ruse, de ce bon tour, l’artiste s’était déjà félicitée, elle qui n’avait été la muse de l’émulation beaux-arts que pour une « courte durée », le temps d’une gracieuse pirouette analogique. Poétiquement parlant, la partie était gagnée d’avance, et c’est ce dont on peut, en effet, féliciter l’artiste [14].

Je reviendrai sur les paramètres critiques et mythopoïétiques (dionysiaques) de Fontaine après avoir commenté la pièce dansée LL, que Béryl Coulombié donnait quelques minutes plus tard dans la galerie droite du palais des Études, et qui montrait plus directement la précision de son travail sur le texte et l’intertexte des Guérillères. À suivre, donc, dans Trou noir.

Adrien Malcor.

[1Friedrich Nietzsche, « Essai d’autocritique » (1886), La Naissance de la tragédie, dans Œuvres philosophiques complètes, t. I, éd. Giorgio Colli et Mazzino Montinari, trad. Michel Haar, Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, Paris, Gallimard, 1977, p. 34-35. Cette exhortation est tirée de la quatrième partie d’Ainsi parlait Zarathoustra (chapitre « De l’homme supérieur », section 20).

[2Je cite le court entretien publié dans le catalogue de l’« exposition des félicités 2023 » (conçue par Émilie Villez) : Des lignes de désir, Paris, ENSBA, 2023, p. 38-41. Sauf mention contraire, toutes mes citations ultérieures de l’artiste proviennent de cet entretien.

[3Une autre artiste française avait tout récemment investi ces zones associatives, avec le même sens duchampien des circonstances. En 2022, Mimosa Echard (née en 1986) remportait le prix Marcel Duchamp avec une belle installation intitulée Escape More, qu’on pouvait voir comme une variation ondiniste et cyberpunk sur la grande œuvre testamentaire de Duchamp, Étant donnés. Béryl Coulombié me dit avoir été intéressée par Escape More, mais avait déjà imaginé sa Fontaine quand elle a découvert l’installation à Beaubourg.

[4Je simplifie, dans la mesure où la fresque de Paul Delaroche marque plutôt une rupture historiciste avec la tradition du décor allégorique. Sur ce point, voir Alain Bonnet, « Une histoire de l’art illustrée : l’hémicycle de l’École des beaux-arts par Paul Delaroche », Histoire de l’art, no 33-34, 1996, p. 17-30 ; en ligne : https://www.persee.fr/doc/hista_0992-2059_1996_num_33_1_2713. Je note qu’on reprocha à Delaroche le réalisme de son allégorie centrale, pour laquelle l’artiste avait fait poser celle qui allait devenir l’un des modèles d’atelier les plus célèbres de l’époque, Joséphine Bloch (1822-1891).

[5À comparer avec ce que Duchamp écrit de la double opération assurant l’« épanouissement cinématique » de la Mariée : « Cet épanouissement cinématique […] est, en général, l’auréole de la mariée, l’ensemble de ses vibrations splendides […] la peinture sera un inventaire des éléments de cet épanouissement, éléments de la vie sexuelle imaginée par elle mariée-désirante. Dans cet épanouissement, la mariée se présente nue sous 2 apparences : la première, celle de la mise à nu par les célibataires, la seconde apparence, celle imaginative-volontaire de la mariée. De l’accouplement de ces 2 apparences de la virginité pure – de leur collision dépend tout l’épanouissement, ensemble supérieur et couronne du tableau. » (Note de la Boîte verte (1934), reprise dans Duchamp du signe, éd. Michel Sanouillet, Paris, Champs Flammarion, 1994, p. 63.)

[6Linda Nochlin, « Why Have There Been No Great Women Artists ? », ArtNews, janvier 1971. En français : « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes ? », dans Femmes, art et pouvoir, et autres essais, trad. Oristelle Bonis, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1993, p. 201-244 ; Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes ?, trad. Margot Rietsch, Londres, Thames & Hudson, 2021.

[7Monique Wittig, « Le cheval de Troie » (1984), dans La Pensée straight, Paris, Éditions Amsterdam, 2018, p. 122.

[8Marcel Duchamp, « L’artiste doit-il aller à l’université ? » (conférence à Hofstra, 1960), Duchamp du signe, op. cit., p. 238.

[9Monique Wittig, Les Guérillères, Paris, Les Éditions de Minuit, 1969, rééd. 2019, p. 173-174.

[10E-mail de l’artiste, 4 mars 2024.

[11Monique Wittig, « Quelques remarques sur Les Guérillères  » (1994), dans La Pensée straight, op. cit., p. 149.

[12Pour les guérillères tisserandes, voir Les Guérillères, op. cit., p. 183. Pour la conquête de la route Jura-Paris, voir Marcel Duchamp, Notes (1980), éd. Michel Sanouillet et Paul Matisse, Paris, Champs Flammarion, 1999, p. 68 (et Duchamp du signe, op. cit., p. 41-42). Pour les autocouronnements de Brauner, voir Victor Brauner, Écrits et correspondance, 1938-1948, éd. Camille Morando et Sylvie Patry, Paris, INHA / Centre Georges-Pompidou, 2005, p. 402-403.

[13L’idée de Fontaine est venue à l’artiste alors qu’elle répétait un spectacle inspiré à la fois des Guérillères et de la pensée de Fernand Deligny, prière de ne pas marcher sur les pierres, donné au 10-rue-Saint-Luc (l’atelier des éditions L’Arachnéen) pendant l’été 2021.

[14Fontaine rappelle aussi combien l’intensité politique et artistique du dix-neuvième siècle français a potentialisé le « patrimoine » parisien. Le 15 décembre 1855, quatorze ans après son inauguration (couronnée de succès), la fresque de Paul Delaroche fut très endommagée par un incendie qui ravagea l’amphithéâtre d’honneur des Beaux-Arts (la peinture actuellement visible est le résultat d’une restauration entreprise quelques années plus tard par les élèves de l’artiste). C’est cette même année 1855 que le grand ennemi de Delaroche, le peintre Gustave Courbet, prenant acte des nombreux refus essuyés par ses œuvres au Salon, court-circuita le système de sélection académique en installant son Pavillon du Réalisme en marge des bâtiments de l’Exposition universelle. Or ce pavillon était centré sur un important tableau-manifeste, L’Atelier du peintre, allégorie réelle déterminant sept années de ma vie artistique (aujourd’hui au musée d’Orsay), dont la composition est pour partie une réponse réaliste à La Renommée distribuant des couronnes (comparer la centralité des figures féminines nues, ici allégorie de la Renommée, là de la rivière Loue, c’est-à-dire de la nature). En 1855, donc, c’est comme si le réalisme avait déclenché une bataille d’allégories qui avait mis le feu à l’Académie. Si l’on se souvient maintenant de ce que la psychanalyse dit de « la relation habituelle de l’incontinence d’urine au feu » (Sigmund Freud), alors peut-être la nouvelle « allégorie réelle » de Béryl Coulombié commémore-t-elle cet incendie antiacadémique, cela en célébrant l’alliance alchimique du feu révolutionnaire et de l’eau sexuelle des sources et fontaines de Courbet, de Duchamp et d’Elsa von Freytag-Loringhoven. L’histoire de l’art a son « hasard objectif » (André Breton), que parfois la ville conserve et libère.

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